De l’écriture cathartique à l’écriture thérapeutique
Par écriture cathartique, nous entendons toute écriture qui provoque une décharge émotionnelle importante. En empruntant ce terme au grec catharsis – purification, purgation – nous nous approchons de la terminologie de Freud et de Breuer : cette catharsis, cette purgation, est provoquée en général par l’abréaction, dont le terme serait tout aussi adéquat lorsque nous parlons de traumatisme, l’objectif de l’abréaction1 étant, par une décharge émotionnelle, de libérer le sujet d’un affect encore attaché au souvenir traumatique, afin qu’il ne reste pas ou ne devienne pas pathogène. Mais le fait de revivre une scène traumatique n’en abolit pas sa nocivité intrapsychique. Alors, quid de cette écriture spontanée ? Se rapproche-t-elle du journal intime ? Une mise au point s’impose.
Écriture de soi, journal intime ?
Le journal intime suppose le recueil de notes courtes, datées, présentées par ordre chronologique, point de départ d’impressions ou de sentiments enregistrés au jour le jour par une personne. Le récit de voyage, par exemple, adopte souvent la forme du journal.
En anglais, il y a une différence entre le diary et le journal. Le premier renverrait à un relevé du quotidien, alors que le second, moins attaché à ses notes, aurait une dimension d’introspection et d’analyse faisant défaut au diary. Historiquement, c’est dans l’Antiquité gréco-latine que nous retrouvons des traces de certains écrits qui pourraient être apparentés aux sources du journal intime. Dans la culture gréco-romaine des Ier et IIe siècles, c’est avec Épictète qu’apparaît l’écriture comme exercice personnel, régulièrement associée à la méditation pour se préparer à affronter le réel.
Les hypomnemata datent des Ier et IIe siècles. Ce terme grec peut se traduire tout simplement par « support de mémoire ». Michel Foucault en 1983 parle de carnets individuels servant d’aide-mémoire. Car historiquement, sans les hypomnemata, le risque était grand de sombrer dans l’agitation de l’esprit, c’est-à-dire dans une instabilité de l’attention, avec changement des opinions et des volontés. L’écriture des hypomnemata s’opposerait donc à cet éparpillement. Nous retrouvons là l’écriture comme quasi-colonne vertébrale solide de la constitution de soi. Mais, paradoxalement, il ne semble pas s’agir ici d’une constitution de soi élaborée par l’introspection seule, mais par un recueil rassemblant des éléments extérieurs, comme si se constituer, ou du moins ne pas se perdre, passait par une organisation écrite, une trace.
Les hypomnemata sont des carnets dans lesquels l’auteur note des citations lues ou entendues, des réflexions personnelles ou d’autrui, des actions vécues ou dont il a été témoin. C’est bien différent d’un journal intime, même si la forme en constitue les prémices. Il en diffère en ce sens où il n’est point un récit de soi-même. Ce qui est intéressant, c’est de replacer cette pratique dans le contexte historique ; il faut savoir qu’à cette époque, la culture était marquée par le traditionalisme du discours des Anciens, alors que parallèlement se développait un souci de soi. Les hypomnemata répondaient donc aux besoins de l’époque : en s’appropriant par l’écriture des fragments de discours des Anciens, des citations, on contribuait en quelque sorte à la constitution d’un soi éthique et réfléchi.
L’autobiographie, quant à elle, peut être définie comme un récit rétrospectif en prose de la vie d’un auteur, écrit par lui-même. Les Confessions de saint Augustin sont une préfiguration du genre au sens moderne. Personne avant lui n’était allé aussi loin dans l’approfondissement du « je suis » ni dans son dévoilement. L’auteur des Confessions, qui voulait louer Dieu, a ouvert la voie à l’introspection, à l’expression de la subjectivité, à son expression littéraire. Au XIVe siècle, c’est Pétrarque qui fait office de successeur.
Au XVe siècle, on retrouve le livre de raison qui est plus proche d’un livre de comptabilité domestique que d’un livre de pensées. Mais on assiste petit à petit à des annotations dans ces livres de comptes, des annotations plus personnelles relevant de consignations d’éléments de la vie intérieure.
Il faudra attendre Montaigne, avec Les Essais, pour avoir le premier modèle de l’autobiographie moderne, avec pour ouverture le fameux : « Je suis moi-même la matière de mon livre. » Montaigne et Descartes sont, de façon différente, à la recherche d’eux-mêmes. Ils racontent moins ce qu’ils sont que la façon dont ils se sont composés. L’autobiographie est le moyen pour l’un de s’assurer dans son être et, pour l’autre, de s’abandonner sans regret ni remord à la métamorphose des choses. Depuis que le concile de Latran, en 1215, a privilégié l’aveu, la littérature a changé de nature, comme l’a noté Michel Foucault dans Leçons sur la volonté de savoir : on est passé du récit héroïque ou merveilleux à une littérature « ordonnée à la tâche infinie de faire lever du fond de soi-même, entre les mots, une vérité que la forme même de l’aveu fait miroiter comme l’inaccessible ».
Ainsi, en Europe, de la Renaissance à la Révolution française, apparaissent différentes formes de journaux, livres de raison, journaux de voyage, etc. Et pour n’en citer qu’un, mentionnons le très curieux Journal de Samuel Pepys, fonctionnaire anglais qui étudie de façon minutieuse et à la façon d’un entomologiste la vie de ses contemporains et même sa propre vie privée, relatant les grands événements dont il fut le témoin de 1660 à 1669. Ce n’est que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que la notion de vie privée émerge dans la bourgeoisie2.
Quant à Jean-Jacques Rousseau, son désir est de montrer l’humanité à travers un homme particulier, mais un homme révélé dans son intimité et ses secrets. Lorsqu’il ébauche une présentation de ses Confessions, Rousseau oppose sa démarche à celle des Essais de Montaigne. Il s’agit d’un modèle autobiographique que certains de ses contemporains (Diderot, Casanova) renonceront à suivre. Ce qu’il a de révolutionnaire pour l’époque et qui lui a valu sa rupture avec les hommes de lettres parisiens, c’est qu’il a voulu se donner à voir en bousculant les bienséances. Dans la forme définitive des Confessions, il reviendra sur le préambule initial et abandonnera l’idée de peindre l’homme en général, mais il persistera dans le recueil des événements minimes de la petite enfance qui pourront avoir une teneur spirituelle. Les Confessions sont quand bien même une autobiographie couvrant les cinquante-trois premières années de sa vie, en douze volumes !
Stendhal, quant à lui, dénonce l’écriture autobiographique comme une forme de complaisance vaniteuse, tout en la pratiquant selon des modes variables. Il use d’un anglicisme pour décliner ces paradoxes autobiographiques : l’égotisme, terme abondamment repris par Virginia Woolf , après sa lecture de Souvenirs d’égotisme de Stendhal. Néanmoins, les romans de ce dernier sont remplis de détails que l’on peut qualifier d’« égotistes », ce qui nous fait dire que l’autobiographique chez Stendhal s’étend à l’œuvre tout entière, à l’opposé de Chateaubriand pour qui l’écriture romanesque est nettement séparée de l’écriture autobiographique. Mais alors que la définition première de l’égotisme retenait la notion d’« habitude blâmable de parler de soi », le mot a évolué dans le temps, passant de son sens primitif péjoratif à celui, plus positif, de l’affirmation d’un moi fort. Ce que Stendhal dit dans une lettre à sa sœur Pauline en août 1805 nous intéresse fortement à propos de l’importance d’écrire et du danger que cela peut aussi représenter. Il dit qu’en cherchant par l’écriture à être « soi », en s’ordonnant de fuir les modèles et les mots des autres, il fait l’expérience de l’étrangeté à « soi ». Il souligne l’originalité de cette expérience et de même, au sein de nos ateliers , nous la considérerons ainsi mais avec précaution, en raison des pathologies que nous pouvons rencontrer où une expérience d’étrangeté à soi peut être autant féconde pour certains que dangereuse pour d’autres. Il s’agira du cadre thérapeutique avec la mise en abyme de ses différents cadres ou contraintes qui permettra cette expérience ; ce thème sera développé dans la partie réservée à la théorie et au déroulement de l’atelier d’écriture. Restons encore un peu dans la sphère historique de l’autobiographie, du journal intime et des écrivains.
En 1977, le terme d’autobiographie va encore se moduler, se transformer : on va parler d’autofiction avec Serge Doubrovsky qui refuse l’appellation d’autobiographie ou de mémoires pour son roman Fils. Il se frotte à la psychanalyse et explore la liberté à travers la syntaxe chez Joyce et Céline. Très vite, alors que ce terme d’autofiction est passé dans le langage littéraire, Doubrovsky prend ses distances. Quelle serait la différence ? Le roman autobiographique consiste à raconter des événements personnels sous le couvert de personnages imaginaires, tandis que l’autofiction ferait vivre des événements fictifs à de vrais personnages, qui sont réels, qui portent le même nom, qui habitent à la même adresse, etc. L’exemple majeur après Doubrovsky est Alain Robbe-Grillet qui crée une vraie fausse autobiographie et qui ainsi redonne une place majeure à l’autofiction.
Un autre aspect nous intéresse : c’est la mutation du terme qui qualifie cette forme d’écriture ; nous passons de « confessions » à « mémoires », d’« égotisme » à « biographie solidaire », et encore, comme nous l’avons constaté avec Doubrovsky par exemple, à « autofiction ». Cette mutation nous donne la liberté en atelier de bien souligner que nous ne nous attachons à aucune norme ; ce qui est de l’ordre de l’autobiographique pour l’un peut ne pas l’être pour l’autre ; nous ne demanderons jamais à ce que l’on écrive sous une forme expresse autobiographique même si, et nous le savons bien, ce que l’on écrit vient du plus profond de soi. Cette liberté et cette connaissance de l’histoire de l’autobiographie, avec ses multiples avatars, donnent en atelier d’une part une grande liberté d’écriture, voire de non-écriture, pouvant parfois relever d’une écriture cathartique répétitive, et, d’autre, part le challenge pour certains de trouver une nouvelle forme, de participer à cette évolution historique de l’autobiographie. Ce n’est pas un but en soi mais certains participants aiment à se prêter à ce jeu.
Pour clore ce survol historique sur l’évolution de l’autobiographie, nous retiendrons, mis à part la liberté nécessaire lorsque l’on écrit, que le récit de l’enfance, même s’il découle d’une sincère aversion pour cette période de la vie, compose le cœur même de l’autobiographie. En atelier d’écriture thérapeutique, c’est aussi ce message que nous cherchons à véhiculer afin de déculpabiliser toute tentative vaine pour certains de rester dans une défense intellectualisée ou, à l’inverse, réconforter ceux qui se plaignent de ne pas savoir écrire autre chose que se raconter. Nous leur apprenons à écrire d’abord dans un cadre contenant et ensuite à explorer d’autres formes, d’autres thématiques, qui permettront de passer d’une écriture cathartique à une écriture libérée.
Mais au XIXe siècle, on va assister à un développement de la pratique du journal intime qui va être reconnu de plus en plus comme genre spécifique (encore que cette forme d’écriture soit plus une annexe littéraire, un outil de travail sans publication). Mentionnons le Journal de Jules Renard, dont les pensées et les portraits parfois cruels sur le monde des salons parisiens, la politique et les femmes en font un témoin précieux pour l’étude et la compréhension du XIXe siècle. Quant au Journal des frères Goncourt, ces Dioscures de la littérature, il brosse un tableau intéressant de la vie littéraire de la seconde partie du XIXe siècle, avec des échos des cours d’assises et des prisons, des études de cas médicaux, des relations de faits historiques, toute une mine pour les historiens spécialistes de ce siècle.
Au XIXe siècle, la pratique du journal intime est vivement conseillée aux jeunes filles de la bourgeoisie, mais dans une perspective éducative et non pas introspective, et encore moins cathartique. Mais au même moment, il faut noter l’émergence d’un écrivain, insuffisamment connu pour son journal, Histoire de ma vie, et qui pourtant en a renouvelé la forme ; il s’agit de George Sand. Ce texte relativement peu lu est, de ce fait, injustement mis à l’écart lorsque l’on parle de tradition autobiographique, sous le prétexte donné par les spécialistes que Sand, elle qui avait trop à taire sur son existence (puisqu’on ne trouve pas grand-chose sur Musset qui fut, on le sait, sa grande passion), a fait d’Histoire de ma vie une construction artificieuse. Elle s’en défend bien lorsqu’au deuxième chapitre elle écrit : « Mon histoire par elle-même est fort peu intéressante. Personne n’a plus rêvé et moins agi que moi dans la vie ; vous attendiez-vous à autre chose de la part d’un romancier ? » Elle tentera de se démarquer des modèles laissés par Rousseau et Chateaubriand en inventant une nouvelle forme qu’elle intitulera la « biographie solidaire » : il s’agit d’une écriture de soi où l’on partage ses souffrances, ses expériences, ses craintes et ses espoirs, et qui ne vaut que dans l’économie de l’échange. George Sand a ouvert aux femmes la voie de l’écriture autobiographique libre.
Ce n’est que vers 1910 que le journal intime sera considéré comme un genre littéraire à part entière. André Gide et Julien Green acquièrent la célébrité avec leurs journaux. Avec Si le grain ne meurt, Gide demeure le père fondateur de l’autobiographie moderne. Et mis à part le chef-d’œuvre de l’autobiographie avec Michel Leiris et L’Âge d’homme en 1939, il faudra attendre les années 1960 pour que de nombreux romanciers – Sartre, Malraux, Camus, etc. – s’intéressent à l’autobiographie : citons Les Mots de Sartre, Les Antimémoires de Malraux et Le Premier Homme de Camus.
On a vu progressivement l’impact des évolutions du contexte sociologique sur les changements de représentation du rôle de l’écriture . On peut ainsi imaginer à quel point l’introduction de la psychanalyse va jouer un rôle important dans l’écriture, du journal intime notamment, mais pas uniquement.
Ce qui différencie le journal intime d’autres genres littéraires, c’est, d’une part, l’aspect temporel – en règle générale l’auteur écrit au moment où l’action se passe –, et, d’autre part, l’aspect spatial : ce sont des fragments ; c’est un genre discontinu. Sa thématique est différente et variée, allant du recueil des événements de la vie privée aux interrogations de la vie spirituelle, en passant par la prédilection du prisonnier (Lacenaire), du malade (Hervé Guibert) ou du peintre (Klee) à tenir un journal jusqu’aux écrivains qui s’interrogent sur le processus d’écriture (Joyce Carol Oates). Certains évoquent un « refuge matriciel », surtout à l’adolescence , à cause du mouvement du dehors au dedans ; d’autres parlent de catharsis , la feuille blanche étant le réceptacle des émotions fortes. Le journal intime peut aussi être perçu comme une construction d’un soi effracté (on pense ici à Virginia Woolf ).
C’est ce qui nous permet avec ce dernier exemple d’entrevoir les limites du journal intime comme outil thérapeutique ; le danger réside dans la répétition que l’on y retrouve très souvent (ruminations, répétition sans élaboration, etc.), alors qu’il pourrait être un vecteur linéaire sauvant du morcellement par l’unité retrouvée sur la feuille blanche, et permettant la mise à distance des conflits ; c’est un outil pour développer ou revivifier une créativité. D’où la profusion des diary workshops dans les pays anglo-saxons.
L’écriture de soi, quelle que soit sa forme (autobiographie, journal intime, témoignage…), dévoile toujours la figure commune de ce témoin interne dont parle Jean-François Chiantaretto (2005), qui permet de faire œuvre de résistance intérieure. Il s’agit d’un besoin vital et plus encore lorsqu’il s’agit de résister à la détresse ou à la destruction qu’ont connues les survivants des traumatismes collectifs du XXe siècle, comme nous allons le voir plus loin.
La répétition dans le trauma et sa clinique
« Répéter n’est pas ressasser. »
Jean-Bertrand Pontalis
S’interrogeant sur le sens et la fonction des cauchemars de répétition des névroses de guerre, qui viennent à l’opposé du principe du plaisir en rappelant au rêveur des événements douloureux, Freud les compare à la répétition du jeu de la bobine chez l’enfant. Il postule alors l’existence d’une compulsion de répétition, mode de défense archaïque préalable à l’établissement du principe de plaisir et assurant sur sa représentation imaginaire la maîtrise tardive que le psychisme n’a pu établir sur l’événement inaugural désagréable.
Postulat qui ne séduit pas les élèves de Freud. Alors, pour rendre compte du syndrome de répétition, Freud a recours à la métaphore de la « vésicule vivante » : le traumatisme psychique est comparé au choc mécanique de l’événement traumatisant sur l’organisme psychique, qui est présenté comme une vésicule vivante protégée par une couche superficielle de défenses (le pare-excitation). Le traumatisme serait l’effraction au travers de cette couche, provoquant l’inclusion de l’événement au sein du protoplasme et la mise en œuvre de vains efforts réitérés de la vésicule pour l’assimiler ou l’expulser. Cela rend bien compte du dynamisme du processus traumatique et de sa relativité par rapport à l’état de préparation de l’organisme qui le subit.
Dépassement de la répétition en écriture : projection enfin possible dans le futur ?
« Ce qu’il importe, ce n’est pas de dire, c’est de redire et, dans cette redite, de dire chaque fois encore une première fois. »
Marguerite Duras
Pour bien situer le problème de la répétition dans l’écriture, prenons par exemple l’œuvre de Marguerite Duras, qui se situe dans la conscience de la répétition. Répétition comme voie, comme substance même de l’écriture qui scande son avancée.
Cet auteur français, né en 1914, a longtemps vécu en Indochine avant de rentrer définitivement en France en 1993. Sa vie a été jalonnée de guerres, de ruptures, de séparations et de deuils. Dans Le Magazine littéraire d’avril 2006, son ami Enrique Vila-Matas raconte que Marguerite Duras lui avait clairement avoué qu’elle écrivait pour ne pas se suicider. Son écriture, telle une ancre qui la relie à la vie ainsi qu’une tentative permanente de tissage afin de donner un sens à sa vie, peut être perçue comme une tentative réussie d’un point de vue littéraire, et aussi comme étant significative d’une répétition traumatique non élaborée. Ses manuscrits sont surchargés de ratures avec deux points essentiels sur lesquels porte la réécriture : les pronoms personnels et les temps verbaux. Nous verrons dans la troisième partie de l’ouvrage combien il est important d’observer le style et le choix d’utilisation de la conjugaison et de la grammaire. Nous pouvons supposer que ses ratures et réécritures sont une manière de ne pas céder au débordement, de rester en quelque sorte dans l’impression d’un contrôle.
Le corpus durassien a passionné le champ psychanalytique et l’on peut en faire différentes lectures, avec la thématique du deuil et de la jouissance, du trauma et de la perte, le tout inscrit dans la répétition .
On pourrait dire que cela demande le courage d’écrire, l’autonomie, l’indépendance, mais surtout une possibilité de rêver, de laisser affluer les idées, les sentiments, les images, les contradictions, et avant tout de sortir de la répétition, ou du moins arriver à la transformer : « L’écriture c’est l’inconnu. Avant d’écrire on ne sait rien de ce qu’on va écrire. C’est l’inconnu de soi, de sa tête, de son corps. Ce n’est même pas une réflexion, écrire, c’est une sorte de faculté qu’on a à côté de sa personne, parallèlement à elle-même, d’une autre personne qui apparaît et qui avance, invisible, douée de pensée de colère, et qui quelquefois, de son propre fait, est en danger d’en perdre la vie. » (Duras, 1993.) C’est cette acceptation de l’inconnu qui permet en quelque sorte la sortie d’un enfermement traumatique répétitif ; accepter d’aller vers l’inconnu, le non-maîtrisable, c’est croire enfin qu’il y a peut-être une projection possible. L’atelier, du fait de son triptyque théorique, vise, à travers l’écriture, à tendre vers cet inconnu à appréhender.
L’écriture serait indissociable de la vie pour les écrivains, mais aussi de tous ceux qui, submergés par un événement traumatique, ne peuvent ni le verbaliser ni l’élaborer. Ou encore, comme le dit explicitement Appelfeld3 (2004) en parlant du traumatisme : « La guerre , c’était terré dans mon corps, pas dans ma mémoire . » Ce sont plus des sensations physiques, mais peu de représentations mentales, à la différence de Levi et Semprun . C’est à l’âge de sept ans qu’il plonge dans l’horreur : « Chez les enfants, la mémoire est un réservoir qui ne se vide jamais. »
Souvent le récit imaginaire organise et canalise, grâce à la fiction, des pulsions débordantes liées à l’évocation d’une période terrible. Ainsi, moins le personnage principal ressemble à l’auteur, mieux il peut lui faire exprimer son identité la plus secrète. Également, l’utilisation d’une autre langue d’écriture permet d’exprimer l’indicible ou, au contraire, l’émotionnel retenu dans la langue usuelle. A contrario, certains arrivent à mieux écrire leur violence à travers une langue étrangère, quand bien même elle est maîtrisée (cf. une partie de l’œuvre de Samuel Beckett). Ainsi Elias Canetti, fils de juifs espagnols, qui, né en Bulgarie, a baigné dans le multilinguisme : l’hébreu était la langue sacrée, l’espagnol la langue du quotidien, le bulgare employé avec les domestiques, l’allemand, langue secrète des parents, puis l’anglais à partir de six ans, la famille ayant emménagé en Angleterre après la mort brutale du père. Sa mère décida alors de lui enseigner l’allemand, cette langue tellement chargée émotionnellement qu’il la considérera comme sa langue maternelle.
Dans un atelier thérapeutique d’écriture, il faut être en permanence vigilant à ce « train de l’écrit », savoir l’attendre patiemment, le repérer et l’aider à arriver en gare ; ainsi, lorsqu’il s’empare du sujet, il ne s’inhibe pas, ne se déverse pas, ne déraille pas, s’exprime et se pose enfin.
Émerger du rêve, dit-on dans le langage courant ; on ne dit jamais émerger d’un cauchemar ; la rêverie est quelque chose que l’on oriente plus ou moins, alors que le rêve et le cauchemar ne sont pas orientables. L’écriture serait ainsi la rêverie dirigeable selon la force des vents de notre pensée.