5 Bien-être et santé
le rôle de la gratitude
Parmi les travaux publiés en psychologie, un intérêt croissant est apparu concernant l’impact de la gratitude sur le bien-être et l’épanouissement personnel. À ce jour, peu de recherches ont été effectuées en entreprise sur la question des effets de la gratitude, mais les résultats des études menées dans d’autres contextes offrent un éclairage intéressant sur les potentialités liées au développement d’interventions portant sur des émotions dites positives telles que la gratitude dans le domaine du travail. Ce chapitre présente le concept de gratitude, fait le bilan des travaux et ouvre de nouvelles perspectives pour la recherche sur les effets positifs de l’orientation reconnaissante sur la santé, le bien-être et la performance.
Introduction
Bien-être et santé font partie des nouvelles préoccupations des organisations, en témoigne la réalisation du premier baromètre du bien-être au travail en 2010. Il ne s’agit pas d’un simple effet de mode. Cette attention accrue en faveur de la santé physique et mentale des travailleurs repose sur des constats issus de données empiriques : le bien-être est bénéfique pour l’individu, mais aussi pour l’organisation.
Bonnie et DeWall (2004) ont ainsi examiné les bénéfices sociétaux de la gratitude en termes d’adaptation et de cohésion sociale, pendant que d’autres chercheurs se sont penchés sur les bénéfices personnels, en termes de mieux-être, engendrés par une orientation reconnaissante envers autrui et envers la vie en général. La gratitude favoriserait ainsi le bien-être de manière directe, mais aussi indirectement en réduisant la présence d’états émotionnels négatifs tels que l’anxiété et la dépression.
Bien-être et qualité de vie
Le bien-être recouvre ce qui était précédemment appelé « qualité de vie ». Ce concept, développé dans les années 1970, a longtemps été utilisé dans la recherche aussi bien que dans la pratique clinique, et se référait à l’impact de différents états sur la vie quotidienne des personnes, en prenant en compte les aspects physiques, émotionnels et relationnels. En 1994, l’Organisation mondiale de la santé évoque la qualité de vie en ces termes : « Il s’agit d’un large champ conceptuel, englobant de manière complexe la santé physique de la personne, son état psychologique, son niveau d’indépendance, ses relations sociales, ses croyances personnelles et sa relation avec les spécificités de son environnement ». Le concept de bien-être global est donc actuellement utilisé comme synonyme de « qualité de vie ». Cependant, le bien-être a été étudié sous deux angles différents : le bien-être subjectif et le bien-être psychologique que nous allons présenter brièvement avant de considérer leur lien avec le sentiment de reconnaissance.
Bien-être subjectif et bien-être psychologique
La première forme de bien-être décrite en psychologie à partir des années 1950 est le bien-être subjectif (Diener, 1984). Il comporte une évaluation affective et cognitive de son existence qui se caractérise par l’expérience fréquente d’affects positifs (joie, gratitude…), un faible degré d’affects négatifs (anxiété, dépression…), et un sentiment élevé de satisfaction par rapport à l’existence. La présence fréquente d’affects positifs tels que le plaisir explique pourquoi cette forme de bien-être est aussi appelée bien-être « hédoniste » (Diener, Lucas et Oishi, 2002).
Plus récemment (à partir des années 1980), les recherches se sont penchées sur le bien-être psychologique ou « eudémoniste » (Ryan et Deci, 2001) qui est davantage orienté vers une perspective existentielle et prend en compte la manière dont l’individu interagit avec le monde. Les chercheurs ont donc analysé d’autres aspects tels que l’acceptation de soi, le sentiment d’autonomie, la qualité du réseau relationnel, le degré d’épanouissement personnel, le sentiment de maîtrise de l’environnement, et le fait de considérer que la vie a du sens (Ryff, 1989). Bien que l’évaluation du bien-être psychologique ne soit pas centrée sur les affects, le faible niveau de bien-être psychologique prédit l’apparition d’affects négatifs et fait partie des facteurs de risque de dépression (Wood et Joseph, 2010). Ainsi, des interventions centrées sur le développement de cette forme de bien-être permettraient de prévenir et de participer au traitement de la dépression (Duckworth et al., 2005 ; Seligman et al., 2005).
Les deux concepts de bien-être couvrent des réalités distinctes, bien qu’elles puissent être liées. À travers une étude, Keyes (2002) a montré que ces deux évaluations du bien-être n’étaient pas nécessairement positivement corrélées : 45 % des participants ayant un score élevé sur les mesures de bien-être subjectif avaient un score faible aux items mesurant le bien-être psychologique. Il semblerait que le bien-être subjectif soit plus sensible aux aléas de la vie (il diminue suite à l’expérience de la frustration, par exemple) et soit le résultat du bien-être psychologique. En effet, si l’on reprend les composantes du bien-être psychologique (épanouissement de soi, sens de la vie, etc.), celles-ci sont corrélées à une augmentation des émotions positives, à une diminution des affects négatifs et à une bonne satisfaction de sa vie actuelle. À ce jour, la gratitude a surtout été étudiée en lien avec le bien-être subjectif (Emmons et McCullough, 2003 ; McCullough, Kilpatrick, Emmons et Larson, 2001 ; Wood, Froh et Geraghty, 2010).
Gratitude et bien-être
D’après la classification hiérarchique des niveaux d’affects (Rosenberg, 1998), on distingue : l’émotion, l’humeur et le trait de personnalité. L’émotion de gratitude est éprouvée dans une situation où l’individu se conçoit comme étant le bénéficiaire d’un bienfait procuré volontairement par autrui ou par une entité (un dieu…). L’émotion se caractérise par l’apparition de changements psychophysiologiques aigus, intenses, brefs et spécifiques en réponse à cette situation. L’humeur reconnaissante est un état qui s’étale sur une période plus longue, mais dont l’intensité peut fluctuer d’un jour à l’autre. La gratitude en tant que trait de personnalité, appelée aussi « orientation reconnaissante » (Shankland, 2009), peut être définie comme une tendance stable à produire certains types de réponses émotionnelles (gratitude) face aux événements positifs survenant au cours de l’existence. Il s’agit d’une attitude générale de reconnaissance envers l’existence.
L’orientation reconnaissante comporte les quatre dimensions suivantes :
Effets de l’orientation reconnaissante
Pour mesurer les effets de l’orientation reconnaissante, depuis une dizaine d’années des recherches corrélationnelles et expérimentales ont été menées sur des populations cliniques et non cliniques, auprès d’enfants, d’adolescents et d’adultes. La gratitude « trait » et la gratitude « état » sont corrélées à des aspects comportementaux, mentaux et physiques positifs. Au niveau comportemental, la gratitude est corrélée à la mise en œuvre de comportements pro-sociaux : plus un individu se sent reconnaissant, plus il a tendance à émettre des comportements d’aide envers la personne à l’origine du sentiment de gratitude, mais aussi envers d’autres personnes qui n’étaient pas impliquées dans le vécu de reconnaissance. Les recherches portant sur le lien entre orientation reconnaissante et bien-être psychologique ont mis en avant la place accordée aux activités sociales et à la poursuite de buts correspondant à une motivation intrinsèque (Kashdan, Uswatte et Julian, 2006). Les participants reconnaissants évalués dans plusieurs études se montraient ainsi plus enclins à rendre service, et se sentaient aussi davantage en lien avec autrui, ce qui n’est pas sans effet sur le bien-être (Lyubomirsky, 2008). En effet, la perception d’un soutien social satisfaisant est un facteur important de prévention des troubles à la fois physiques et psychologiques.
Un certain nombre d’études corrélationnelles révèlent également des liens positifs entre la gratitude et les traits suivants : optimisme, satisfaction par rapport à sa vie, empathie, capacité à coopérer, énergie, expérience fréquente d’émotions positives telles que la joie ou l’émerveillement. Ces premiers résultats ont été confirmés par des études expérimentales. Dans une première étude, Emmons et McCullough (2003) ont réparti des étudiants dans trois conditions différentes. Un premier groupe devait noter une fois par semaine, pendant dix semaines, cinq choses pour lesquelles ils étaient reconnaissants (par exemple avoir rencontré un nouveau collègue sympathique, avoir changé de bureau, avoir reçu une lettre de sa fille partie à l’étranger pour trois mois, etc.). Au second groupe il était demandé de noter chaque semaine cinq tracas (par exemple avoir raté son bus le matin, avoir renversé du café sur sa veste, avoir marché dans une flaque d’eau, etc.). Les participants du troisième groupe notaient cinq événements de leur choix – positifs ou négatifs. Après dix semaines, le degré de bien-être des participants était évalué afin de mesurer l’impact d’une pratique hebdomadaire portant sur la reconnaissance. Les résultats indiquent que les participants ayant exprimé régulièrement de la gratitude se sentaient plus optimistes et davantage satisfaits de leur existence, confirmant ainsi les hypothèses posées par les chercheurs.
Une reproduction de cette étude auprès de 221 élèves de collège a souligné l’effet de l’orientation reconnaissante sur l’humeur positive, la satisfaction par rapport à la vie et le bien-être physique (Froh et al., 2008). Pour compléter ces données, deux autres études ont été menées par l’équipe de Wood en 2008 sur l’arrivée dans l’enseignement supérieur – période reconnue comme étant une source d’augmentation des affects anxieux et dépressifs chez près d’un quart des étudiants. Celles-ci indiquent également que les individus ayant un niveau d’orientation reconnaissante élevé ont moins de risques d’éprouver du stress et des sentiments dépressifs que les autres étudiants. D’autres travaux montrent que plus les personnes ont un niveau d’orientation reconnaissante élevé moins elles rapportent de sentiments de solitude, d’envie ou de frustration (Lyubomirsky, 2008).
Des études portant sur des adultes souffrant de maladies chroniques ont révélé des résultats similaires aux travaux cités précédemment : une augmentation des émotions positives (joie, enthousiasme, fierté, intérêt) et une tendance plus importante à rendre service et se sentir lié à d’autres personnes. Par ailleurs, de même que les autres émotions positives étudiées, la gratitude est associée à une amélioration du traitement cognitif, par exemple lors de tâches de discrimination nécessitant une attention focalisée, et à l’aptitude à réagir de manière rapide et adaptée (McCraty, 2002 ; McCraty et Atkinson, 2003).
De plus, les études rapportent un impact de la gratitude sur la santé physique, les participants de l’étude princeps d’Emmons et McCullough (2003) rapportant moins de symptômes physiques communs tels que migraines, nausées, acné, toux. McCraty et Childre (2004) ont réalisé plusieurs études soulignant les effets bénéfiques de la gratitude sur l’état de santé, notamment par une action sur la fréquence et la cohérence cardiaques – effets similaires à ceux produits par d’autres émotions positives telles que la joie – et par une meilleure qualité du sommeil (Wood, Joseph, Lloyd et Atkins, 2009).
Impact sur les organisations
En effet, d’après les résultats présentés précédemment, l’orientation reconnaissante serait un facteur de satisfaction au travail, d’énergie disponible et d’engagement dans l’activité. Elle favoriserait une meilleure qualité relationnelle impliquant confiance, réciprocité et coopération, ceci n’étant pas sans effet sur les organisations. La gratitude menant à la mise en œuvre de comportements pro-sociaux, elle pourrait être positivement corrélée à la citoyenneté organisationnelle, ce qui entraînerait un certain nombre de bénéfices pour l’entreprise, car elle améliore le travail en équipe, l’efficacité opérationnelle et les performances en termes de vente (Padsakoff, Mackenzie, Paine et Bachrach, 2000).
Mécanismes d’action de l’orientation reconnaissante
L’orientation reconnaissante est l’un des traits de personnalité le plus fortement corrélé au bien-être psychologique (Park, Peterson et Seligman, 2004). Plusieurs phénomènes peuvent expliquer le lien entre orientation reconnaissante et santé physique, mentale et sociale.
Mémoire et traitement de l’information
Une première explication concerne l’impact de l’orientation reconnaissante sur le traitement de l’information. Nombre d’études ont montré que plus une personne est reconnaissante, moins elle est déprimée, ou plus une personne est déprimée, moins elle a de chances de considérer la vie avec reconnaissance. En effet, on constate que les personnes ayant un niveau d’orientation reconnaissante élevé présentent un biais de mémorisation positive, cela signifie qu’elles se remémorent davantage de souvenirs positifs (Watkins, Grimm et Kolts, 2004). Le sentiment de gratitude augmente la saillance des aspects positifs de la vie, ce qui renforce l’encodage de ces expériences dans la mémoire. Au moment de la mémorisation, le fait de ressentir de la reconnaissance augmente l’intensité avec laquelle l’individu pense au cadeau, au donateur, aux différents aspects de la situation, ce qui facilite le rappel du souvenir ensuite. Lorsque l’on demande aux individus ayant un niveau d’orientation reconnaissante élevé de se remémorer des événements du passé, ils rapportent de nombreux souvenirs positifs, tandis que les individus déprimés ont une tendance à se remémorer des souvenirs négatifs.
Affects positifs et stratégies d’ajustement
Stratégies d’adaptation
Les stratégies d’adaptation et d’ajustement (coping strategies) sont des moyens mis en œuvre pour faire face à une situation stressante comme la perte d’un emploi, le conflit avec un supérieur hiérarchique, les tensions au sein du couple, etc. Il existe plusieurs classifications de ces stratégies qui peuvent être organisées en « style de coping », c’est-à-dire une manière préférentielle de faire face aux situations difficiles. De manière schématique, on peut repérer des styles de coping actifs (orientés vers le traitement de la situation elle-même) et des styles passifs (qui ne permettent pas d’agir sur le problème lui-même). Wood, Joseph et Linley (2007) se sont attachés à étudier le lien entre orientation reconnaissante et style de coping. Les résultats de leur étude menée sur 236 participants montrent que plus le niveau d’orientation reconnaissante est élevé, plus le sujet utilise un style de coping actif, faisant notamment appel à la réinterprétation positive et à la recherche de soutien social (à la fois centré sur le problème et sur l’émotion générée par le problème). Le style de coping a un impact sur le stress perçu, réduisant ainsi le niveau d’anxiété et de mal-être chez les sujets reconnaissants. Une autre étude portant sur près de trois mille cas concernant le lien entre stratégie d’adaptation et gestion du stress révèle que le soutien social augmente la probabilité qu’une personne compte les bienfaits dans sa vie plutôt que les difficultés rencontrées. Le soutien social favorise donc l’utilisation de la gratitude comme stratégie d’ajustement.
Pour aller plus loin, en suivant le modèle proposé par Endler et Parker (1990), il est possible de regrouper les stratégies d’adaptation, ou d’ajustement, en trois catégories : les stratégies centrées sur la résolution du problème lui-même, les stratégies centrées sur la gestion des émotions produites par la situation, et les stratégies centrées sur l’évitement de la situation (sortir, regarder un film, consommer des substances psychoactives…). Face à des situations où il est possible d’agir (préparer une réunion importante, rendre un rapport à temps, communiquer avec une personne hostile, etc.), les stratégies d’ajustement les plus efficaces sont celles centrées sur le problème. Or, l’un des facteurs déterminant l’efficacité des stratégies d’ajustement concerne la capacité à résoudre des problèmes de manière créative. Des travaux actuels révèlent que les émotions positives, telles que la gratitude, élargissent la palette de stratégies d’adaptation utilisées et augmentent la créativité dans le cadre de résolution de problèmes (Fredrickson et Joiner, 2002).
Modèle d’élargissement et de construction
À travers plusieurs études, Fredrickson a démontré que la production d’affects positifs réduit les effets délétères des émotions négatives sur la santé. Dans sa théorie d’élargissement et de construction (broaden and build model), elle stipule que ces émotions positives améliorent le fonctionnement cognitif à travers des schémas de pensée plus créatifs, flexibles et efficaces. Dans une recherche portant sur l’impact des émotions sur l’attention et la résolution de problèmes, Fredrickson (2001) a montré à un premier groupe d’individus des petits films éveillant des émotions positives (joie ou contentement), au second groupe des films éveillant des émotions négatives (peur ou colère), et au troisième groupe des films à valence neutre. Elle mesurait ensuite les informations retenues et le répertoire de comportements conçus pour résoudre le problème posé. Les résultats indiquent que les émotions négatives réduisent le champ attentionnel des participants. À l’inverse, les émotions positives élargissent le champ attentionnel ainsi que la conception d’options comportementales possibles pour faire face à une situation donnée. Par ailleurs, cet élargissement des potentialités de fonctionnement induit par les affects positifs permet de construire une palette de ressources favorisant les comportements de santé et de résilience. Le lien entre gratitude et bien-être peut ainsi s’expliquer également par la construction de ressources personnelles engendrées par l’orientation reconnaissante.
Une autre étude expérimentale (Emmons, 2008) a présenté les effets des émotions positives sur la résolution de problèmes. Après avoir reçu un cadeau (induction d’émotion positive), des internes en médecine effectuaient des diagnostics plus exacts sur des cas hypothétiques que les autres médecins. Ainsi, les émotions positives telles que la gratitude conduisent à une organisation et à une intégration plus efficaces de l’information, ainsi qu’à une plus grande créativité dans le cadre de résolution de problèmes. Enfin, Komter (2004) a également conçu une étude soulignant l’aspect créatif généré par la reconnaissance en montrant que les individus plus reconnaissants avaient tendance à effectuer une action en retour qui n’était pas la simple réciproque, mais une initiative nouvelle permettant de montrer leur gratitude envers cette personne. Cette créativité accrue favorise ainsi une meilleure résolution de problèmes, augmentant par là les capacités d’adaptation et ainsi le degré de bien-être.