2. Aspect Métapsychologique
J.-J. Boulanger
Il n’est pas douteux que, dans l’esprit de son fondateur, la métapsychologie, qui cherche à rendre compte des faits psychiques dans leur ensemble et notamment de tout leur versant inconscient, s’oppose, d’une part, à la psychologie contemporaine, qui s’intéresse uniquement aux phénomènes psychiques conscients et, d’autre part, à la métaphysique qui introduit le recours à l’irrationnel dans l’élucidation du fonctionnement mental. Il précise même, dans la Psychopathologie de la vie quotidienne: «On pourrait se donner pour tâche (…) de traduire la métaphysique en métapsychologie». Et un exemple nous est donné qui illustre très clairement ce propos: un Romain faisant un faux pas sur le seuil de sa demeure, alors qu’il partait vers quelque importante affaire, voyait dans ce «lapsus» le signe d’un sort contraire et renonçait à son projet, en quoi il faisait bien. Mais pour arriver à cette conclusion, pour comprendre l’apparition de ce signe, de ce «symptôme», point n’est besoin d’invoquer le ciel: le faux pas reflète simplement le désir inconscient de ne pas entreprendre ladite démarche1. Et, en effet, une entreprise qui suscite un tel conflit intérieur a peu de chance d’aboutir.
Ainsi, on va rencontrer dans cette métapsychologie, les principes, les modèles théoriques, les concepts fondamentaux dont la clinique psychanalytique a besoin pour se constituer en un tout cohérent. Freud a précisé, à plusieurs reprises, ce qu’il entendait par Métapsychologie. Dans Ma Vie et la Psychanalyse, il écrit: «J’appelle ainsi un mode d’observation d’après lequel chaque processus psychique est envisagé d’après les trois coordonnées de la dynamique, de la topique, et de l’économie2. Et j’y vois le but suprême qui soit accessible à la psychologie». Il ajoutait d’ailleurs: «De telles représentations appartiennent à la superstructure spéculative de la psychanalyse et chaque partie peut en être, sans dommages, ni regrets, sacrifiée ou remplacée par une autre aussitôt que son insuffisance est démontrée.» En fait, on verra qu’effectivement certaines théories furent ultérieurement abandonnées; mais plus souvent, il advint que les premières formulations furent remaniées, complétées. Ainsi la «deuxième topique», la «deuxième théorie des pulsions» n’ont nullement rendu caduques les élaborations qui en avaient été apportées d’abord. Nous voudrions rapidement situer ces «coordonnées métapsychologiques».
❐ Point de vue dynamique
Ce point de vue amène à considérer les phénomènes psychiques comme résultant d’une composition, d’une combinaison de forces plus ou moins antagonistes. On remarque donc qu’il introduit simultanément la notion de forces qu’on retrouvera dans le point de vue économique et la notion de conflit. Historiquement, cette notion de conflit est très étroitement liée à la découverte de l’inconscient.
Reportons-nous, par exemple, à l’année 1909. Janet y publie son ouvrage sur «les Névroses» qui sont pour lui des troubles ou des arrêts dans l’évolution des fonctions psychiques. Ainsi, la psychasthénie est une défaillance de la fonction du réel, de la fonction de synthèse du Moi. La même année, Freud dit qu’il explique le trouble psychique dynamiquement par le conflit de deux forces. Nous y voyons, dit-il, «le résultat d’une révolte active de deux groupements psychiques l’un contre l’autre». C’est-à-dire l’opposition entre les forces de l’inconscient qui cherchent à se manifester et la répression du système conscient qui tend à s’opposer à cette manifestation. On peut comprendre ainsi le comportement obsessionnel, proche de la psychasthénie de Janet: la compulsion à se laver les mains plusieurs dizaines de fois par jour s’interprète comme l’effet d’un conflit entre le désir conscient de propreté (physique et morale) et le désir inconscient d’être sale, de vivre dans la saleté.
Très tôt et jusqu’à la fin de ses travaux, Freud a souhaité fonder ce conflit sur l’opposition l’une à l’autre de deux pulsions fondamentales: Libido et Intérêt du Moi; puis: Eros et Pulsions de mort.
Mais, en considérant les faits dans une perspective plus élaborée, on verra qu’on peut entendre ce conflit comme la manifestation des dynamismes antagonistes des diverses instances de l’appareil psychique, entre elles et avec le monde extérieur (le Moi arbitrant entre Ça, Surmoi et Réalité extérieure).
Parler de composition de force amène à considérer une résultante. En métapsychologie, cette résultante s’appelle formation de compromis1. Et cette notion se retrouve aussi bien dans la formation du symptôme (l’exemple que nous venons de donner) que dans celle du rêve ou de certains traits de caractère.
❐ Point de vue économique
Quelques constatations cliniques simples conduisent d’ailleurs naturellement à envisager cet aspect quantitatif. Ainsi, dans l’état amoureux, il y a comme un balancement entre la surestimation de l’objet aimé et la dévalorisation du sujet soi-même. Dans un ordre d’idées tout différent, la notion de traumatisme évoque un bouleversement à l’intérieur de la personnalité suscité par des excitations quantitativement si intenses qu’elles n’ont pu être contrôlées, canalisées.
Une remarque s’impose, c’est que le point de vue économique est le prolongement logique et indispensable du point de vue dynamique. Celui-ci envisage l’aspect qualitatif, descriptif du conflit des forces en présence; mais il est évident qu’il faut aussi faire intervenir, pour comprendre l’issue du conflit, la grandeur relative de ces forces. Ces forces, cette énergie (pulsionnelle comme nous le verrons) est parfois dénommée, pour en marquer l’aspect quantitatif, «quantum d’affect».
❐ Considération topique
La Métapsychologie fait intervenir cette troisième considération. En effet, la théorie amène à considérer l’appareil psychique comme l’organisation de divers systèmes, assurant respectivement des fonctions différentes. Ces systèmes ou instances, Freud les a vus d’abord comme disposés à la suite les uns des autres et formant ainsi un ensemble comparable à l’arc neurologique réflexe; ou encore, aux diverses parties d’un appareil optique (microscope ou télescope).
Il faut souligner que si le terme de topique met l’accent sur la disposition spatiale ou quasi spatiale de ces instances, le terme d’appareil psychique, lui, met l’accent sur la notion d’un travail que ces instances effectuent sur l’énergie psychique. On peut reprendre l’image du microscope qui agit sur le faisceau lumineux, le condense, le disperse, qui peut aussi repousser certaines radiations par le moyen de filtres. En somme, l’appareil psychique agit sur l’énergie qui le traverse.
Il n’est pas inutile de relever combien ces différents points de vue, et plus spécialement les points de vue topique et économique (puisque celui-ci n’est, au fond, que le prolongement du point de vue dynamique) sont étroitement liés. On ne peut, en effet, envisager le devenir d’une quantité d’énergie sans savoir qui agit sur elle, qui s’en empare et, réciproquement, la compréhension et même la description d’un appareil conduit tout naturellement à s’intéresser à ce qu’il fait, à quoi il sert.
POINT DE VUE TOPIQUE
Il peut être intéressant de remarquer que cette notion de topique, ou topologie, a des racines historiques diverses. Ce sont d’abord, dans cette deuxième moitié du XIX e siècle, tous les travaux de neuro-physiologie concernant les localisations cérébrales. Notons, à ce propos, que le premier livre publié par Freud l’a été sur « l’Aphasie», en 1891, travail dans lequel il critiquait d’ailleurs vivement l’étroitesse des vues topologiques pour les enrichir de considérations fonctionnelles.
D’autre part, l’existence, chez un même individu, de territoires psychiques différents et plus ou moins indépendants l’un de l’autre, est nettement suggérée par des phénomènes tels que le dédoublement de personnalité ou la suggestion post-hypnotique.
Allant plus loin encore, Breuer, qui travaillait avec Freud sur les névroses hystériques, avait émis cette idée importante que des fonctions psychiques différentes supposent des appareils également différents. Le miroir d’un télescope, disait-il, ne peut, en même temps, être une plaque photographique, c’est-à-dire que la fonction perceptive et la fonction mnésique requièrent deux systèmes distincts.
Enfin, dans un ordre d’idées un peu différent, le rêve est apparu comme la démonstration éclatante de ce que, dans des conditions normales, un domaine mental peut fonctionner avec ses lois propres, indépendamment de la conscience, au sens du champ de conscience. Et ceci nous rappelle qu’à l’origine le problème de la topique a été étroitement lié à celui de l’existence de l’inconscient.
La première topique
L’élaboration d’une conception topique de l’appareil psychique s’est faite progressivement et dès les premiers travaux de Freud sur l’hystérie, travaux à l’occasion desquels il emprunta (nous venons d’y faire allusion) certaines idées à Breuer. Ces toutes premières idées, on les trouve essentiellement dans un essai qui n’a jamais été publié de son vivant: L’esquisse d’une psychologie scientifique (1895).
Cette première théorie, très marquée par le souci d’apporter une compréhension des phénomènes psychiques cohérente avec les données histologiques et neuro-physiologiques, n’a pratiquement pas laissé de traces dans les constructions ultérieures. Par la suite, Freud ne se préoccupera plus de concordance avec la neuro-physiologie, ou l’anatomie, et sa théorisation, purement psychologique, ne visera qu’à la cohérence interne et à l’efficacité dans la compréhension des faits cliniques. Dans cette perspective, le premier schéma topologique de l’appareil psychique (plus brièvement nommé «la première topique») est celui décrit dans le chapitre VII de la « Science des Rêves» et dans l’essai de 1915 sur « l’Inconscient».
L’idée de base de cette première topique est que la seule distinction entre caractère conscient ou inconscient des phénomènes psychiques n’est conceptuellement pas satisfaisante. Pour aller plus loin dans l’élucidation du fonctionnement mental, il nous est proposé un appareil psychique composé de trois systèmes appelés:
– Inconscient, en abrégé Ics;
– Préconscient, en abrégé Pcs;
– Conscient, en abrégé Cs.
Ce dernier système est plus volontiers appelé Perception-Conscience: Pc-Cs.
Système Pc-Cs
Bien qu’il se soit défendu de vouloir établir un parallèle avec des réalités anatomiques, Freud a situé ce système à la périphérie de l’appareil psychique, entre le monde extérieur et les systèmes mnésiques (v. schéma). En effet, il est chargé d’enregistrer les informations venant de l’extérieur et de percevoir les sensations intérieures de la série plaisir-déplaisir.
Cette fonction de perception s’oppose, rappelons-le, à la fonction d’inscription: le système Pc-Cs ne conserve aucune trace durable des excitations qu’il enregistre. Parallèlement, ce système fonctionne sur un registre qualitatif, par opposition au reste de l’appareil psychique fonctionnant selon des quantités.
Outre la perception des informations sensorielles extérieures et celle des sensations endogènes, le système Cs est aussi le siège des processus de pensée, c’est-à-dire aussi bien des raisonnements que des reviviscences de souvenirs.
Nous allons y revenir à propos du préconscient. On peut noter aussi qu’il a, pour l’essentiel, le contrôle de la motilité.
Préconscient
Il est à distinguer aussi bien de l’inconscient (Ics) que du système perceptionconscience. En fait, dans ce deuxième cas, la distinction est plus malaisée à établir. D’ailleurs, Freud les a souvent réunis pour les opposer à l’Ics. Il désigne alors l’ensemble du nom de préconscient, faisant ainsi passer au second plan le fait qu’une partie de cet ensemble soit actuellement présente dans le champ de conscience. Ce préconscient est ce qu’il appelait notre «Moi officiel», celui que nous voulons bien assumer. Il peut se définir valablement par les caractéristiques de son contenu et de son fonctionnement.
De son contenu, on peut d’abord dire que, non présent dans le champ de conscience, il est cependant accessible à la connaissance consciente. Il appartient au système des traces mnésiques et il est fait de «représentations de mots». Par représentation, on entend ce que l’on se représente, le contenu d’une pensée, mais aussi l’élément qui représente un phénomène psychique, qui est là à sa place. Dans la théorie du fonctionnement mental, la représentation se distingue de l’affect, qui est l’énergie quantifiée attachée à chaque représentation et dont la source est pulsionnelle. Au fond, une représentation est donc une trace mnésique plus ou moins investie affectivement. La représentation de mots est une représentation verbale dont la qualité serait plutôt, selon Freud, acoustique. Elle s’oppose à la représentation de choses qui est plutôt d’ordre visuel, comme dans le rêve. Mentionnons déjà que la représentation de choses ne peut parvenir à la conscience (vigile) qu’associée à une trace verbale. Nous y reviendrons plus en détail en étudiant processus primaire et processus secondaire.
Fig. 1. |
Schéma de l’appareil psychique selon la première topique. |
C’est précisément ce processus secondaire qui caractérise le fonctionnement des systèmes conscient et préconscient. Disons déjà que la caractéristique principale du processus secondaire est que l’énergie n’y circule pas librement, qu’elle est préalablement liée, qu’elle est ainsi contrôlée. Le processus secondaire s’accompagne de la prédominance du principe de réalité sur le principe de plaisir, ce que nous expliciterons également un peu plus loin.
Inconscient
Bien que nous ayons à revenir en détail sur l’inconscient, dans une perspective essentiellement dynamique et économique, situons-le dans le cadre de cette première topique.
C’est la partie la plus archaïque de l’appareil psychique, la plus proche de la source pulsionnelle. Son contenu est, en effet, constitué essentiellement de représentants1 de ces pulsions. Pourquoi les représentants et non pas les pulsions? Parce que pour Freud la pulsion est un concept «aux confins du biologique et du psychologique» et, qu’au niveau des processus mentaux, ce sont ces représentants qui interviennent. Ceux-ci, au niveau de l’Ics, sont des «représentations de choses» (par opposition aux représentations de mots du Pcs) et des représentations de choses qui ont subi le refoulement primaire.
Notons cependant que Freud a toujours admis un noyau héréditaire phylogénétique. Mais, pour l’essentiel, l’inconscient, dans la perspective de cette première topique, est un inconscient constitué historiquement au cours de la vie de l’individu et, plus précisément, pendant son enfance.
Quant à son fonctionnement, l’inconscient est avant tout caractérisé par le processus primaire, c’est-à-dire qu’à son niveau l’énergie est libre, que la tendance à la décharge se manifeste sans entrave. Cette énergie libre circule donc facilement, à ce niveau, d’une représentation à une autre, ce qu’illustrent les phénomènes de condensation et de déplacement. Corollairement, l’inconscient est régi par le principe de plaisir.
Censure
Une censure s’exerce également entre préconscient et conscient. Toutefois, elle s’y exerce avec moins de rigueur: elle sélectionne plus qu’elle ne réprime. Ainsi, dans le travail analytique, il faut vaincre des résistances pour triompher de la censure entre inconscient et préconscient, tandis qu’on ne se heurte qu’à des réticences pour le passage du Pcs au Cs.
Il reste une troisième zone frontière à considérer: celle qui se situe entre le monde extérieur et la «surface» de l’appareil psychique, c’est-à-dire le système Pc-Cs. Sa fonction est un peu celle d’un filtre: éviter l’irruption à l’intérieur du psychisme de stimuli trop violents qui ne pourraient être maîtrisés; d’où le nom de ce système: le pare-excitations.
On peut remarquer que, dans cette première topique, chaque système apparaît surtout comme un contenant, et le travail semble se faire, en quelque sorte, aux frontières. Nous allons voir que la conceptualisation suivante recentre le travail psychique sur les systèmes eux-mêmes, encore appelés «instances».
Deuxième topique
C’est dans Au-delà du principe de plaisir qu’apparaissent les premières lignes de cette seconde topique. Elle sera essentiellement développée en 1923 dans Le Moi et le Ça.
Ce changement intervient à l’intérieur d’un remaniement assez général de la théorie psychanalytique et les raisons qui l’ont entraîné ne sont pas indépendantes de celles qui ont entraîné, par exemple, le remaniement de la théorie des pulsions.
Si ces motifs de changement forment un tout, on peut cependant en individualiser certains aspects qui peuvent servir d’illustration. Ainsi, la pratique des traitements avait conduit à prendre en considération des défenses inconscientes (et non pas seulement préconscientes). Mais alors, ce conflit entre pulsions inconscientes et défenses qui le sont aussi se comprend mal selon la première topique.
D’autre part, le concept de narcissisme, par exemple, conduit à considérer les relations entre instances d’une façon nouvelle, avec la possibilité d’un investissement libidinal de l’une par l’autre.
On peut remarquer d’emblée, d’ailleurs, que l’esprit des deux topiques n’est pas tout à fait le même et la terminologie le reflète. Ainsi, aux systèmes de la première topique succèdent les instances de la seconde, c’est-à-dire que l’accent porte moins sur l’aspect topographique que sur un aspect quasi juridictionnel et, somme toute, anthropomorphique: l’appareil ou le champ psychique est un peu conçu sur le modèle des relations interpersonnelles. Cette théorie est ainsi plus proche du mode fantasmatique selon lequel chacun perçoit son monde intérieur.
Dans les écrits de cette période, l’accent n’est plus tellement mis sur les notions de représentants, de traces mnésiques, mais essentiellement sur la notion de conflits entre instances, voire à l’intérieur d’une instance (le Moi, en l’occurrence).
Ça
Comme la première, cette seconde topique est une trilogie qui fait intervenir le Ça, le Moi et le Surmoi. De ces trois instances, seul le Ça avait un correspondant à peu près exact dans la première topique, avec l’inconscient, à cette importante réserve près: une partie de l’ancien Ics ne se retrouve pas dans le Ça. Plus clairement encore que dans la première topique, le Ça se définit comme le pôle pulsionnel de l’appareil psychique. Freud en dit qu’il est «la partie obscure, impénétrable de notre personnalité; nous nous le représentons débouchant d’un côté dans le somatique et y recueillant les besoins pulsionnels qui trouvent en lui leur expression psychique» ( Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse). Il faut, en effet, remarquer à ce propos que, dans la première dualité pulsionnelle, les instincts du Moi étaient rattachés au système préconscient-conscient. Dans la deuxième dualité pulsionnelle, instincts de vie et instincts de mort appartiennent également au Ça. Évidemment les lois qui le régissent sont les mêmes que celles déjà énoncées pour l’inconscient, savoir: processus primaire, principe de plaisir. Il est encore précisé que les processus qui s’y déroulent n’obéissent pas aux lois logiques de la pensée. «Le principe de contradiction n’y existe pas. On n’y trouve rien qui puisse être comparé à la négation. Le postulat, selon lequel l’espace et le temps sont les formes obligatoires de nos actes psychiques, s’y trouve en défaut. De plus, le Ça ignore les jugements de valeur, le bien, le mal, la morale» ( ibid).
Mais, ce qui est surtout intéressant dans cette seconde conception topique, c’est l’aspect génitique1. L’élaboration progressive de l’appareil psychique y est beaucoup mieux précisée que dans la première. Dans l’ Abrégé de Psychanalyse, il est dit clairement: «À l’origine, tout était Ça. Le Moi s’est développé à partir du Ça sous l’influence persistante du monde extérieur».
1.Sur la genèse des instances, voir aussi, au chapitre 1, ce qui est dit à propos du complexe d’Œdipe.
Moi
Tout comme le Ça est le pôle pulsionnel de l’individu, le Moi en est le pôle défensif. Entre les exigences pulsionnelles du Ça, les contraintes de la réalité extérieure et les exigences du Surmoi, dont nous parlerons dans un instant, le Moi se présente en médiateur chargé, en quelque sorte, des intérêts de la totalité du sujet.
Bien qu’il s’agisse d’un problème très important, il n’est pas facile de comprendre clairement, et surtout de façon univoque, la genèse de ce Moi. D’une part, nous venons de le voir, il peut être considéré comme différenciation progressive du Ça, cette différenciation se faisant autour d’une sorte de noyau originel représenté par le système perception-conscience. À partir de ce noyau, le Moi étend progressivement son contrôle sur le reste de l’appareil psychique, c’est-à-dire sur le Ça. Mais, d’un autre point de vue, il apparaît que ce Moi se forme, se modèle, à la suite d’identifications successives à des objets extérieurs qui sont ainsi intériorisés, incorporés à ce Moi1.
1.Voir à ce sujet, au chapitre 3, les articles sur l’identification et sur l’introjection.
Il n’est pas facile d’harmoniser, de relier ces deux points de vue concernant la genèse du Moi. Peut-être peut-on considérer que le Moi s’approprie, en quelque sorte, des portions de plus en plus grandes de l’énergie libidinale incluse dans le Ça et que ces quantités d’énergie sont véhiculées et modelées par le processus d’identification. On peut donc remarquer que, de toute manière, le Moi n’est pas une instance qui existe d’emblée mais qu’il se constitue progressivement. D’autre part, contrairement au Ça qui est morcelé en tendances indépendantes les unes des autres, le Moi apparaît comme une unité et comme l’instance qui assure la stabilité et l’identité de la personne.
Par ailleurs, ce Moi de la deuxième topique regroupe un certain nombre de fonctions qui étaient moins solidement reliées dans la première. Certes, il assure tout d’abord la fonction de conscience. Plus généralement, toutes les fonctions précédemment dévolues au préconscient lui sont attribuées. Il assure encore l’autoconservation, dans la mesure où il concilie au mieux les exigences divergentes du Ça et du monde extérieur, en utilisant ses possibilités d’action sur l’un et sur l’autre, fort des acquis mémorisés: «Sans le Moi, le Ça, aspirant aveuglément à la satisfaction des instincts, viendrait imprudemment se briser contre cette force extérieure plus puissante que lui» ( Nouvelles Conférences).
Mais il faut souligner un fait de première importance, c’est que dans cette topique le Moi est, pour une grande part, inconscient. Ceci, nous l’avons dit, apparaît plus précisément dans certains mécanismes de défense. Par exemple, et très typiquement dans les comportements obsessionnels, le sujet ignore, en fait, le motif et les mécanismes de son comportement. Mais, plus encore, ces mécanismes dans leur aspect compulsif, répétitif, dans leur ignorance de la réalité, doivent être considérés comme obéissant au processus primaire. Certains aspects du mot d’esprit en procèdent également.
Après ce que l’on vient de dire, on peut avoir l’impression que ces deux instances, le Ça et le Moi, recouvrent en fait tout le champ précédemment réparti entre les trois systèmes de la première topique. Et, de fait, depuis 1917 ( Introduction à la Psychanalyse) et même depuis 1914 ( Pour introduire le Narcissisme) jusqu’en 1923, Freud s’est attaché à préciser la genèse et les fonctions du Moi, en regard de l’Ics (puisque le terme de Ça n’est précisément apparu qu’en 1923) mais cela l’a amené à considérer des fractions à l’intérieur de ce Moi. Se trouvait ainsi isolée une substructure qui avait, en quelque sorte, une fonction d’idéal et c’est d’ailleurs le nom qui lui fut donné d’abord: Idéal du Moi ou Moi Idéal.
Surmoi
Le terme de Surmoi, lui aussi, n’est intervenu qu’en 1923. La genèse de cette instance et ses caractéristiques se résument dans la phrase célèbre: le Surmoi est l’héritier du complexe d’Œdipe. Cette genèse du Surmoi se rapproche d’ailleurs beaucoup de celle du Moi. Comme lui, il tire son origine du Ça. Comme lui, il est structuré par des processus d’identification, tant à l’un qu’à l’autre des deux parents. Pour schématiser, et en prenant le cas de l’enfant de sexe masculin: celui-ci doit renoncer à sa mère en tant qu’objet d’amour pour sortir du conflit œdipien. Deux éventualités peuvent alors se produire: ou une identification avec la mère, ou un renforcement et une intériorisation de l’interdit paternel, c’est-à-dire une identification avec ce père. Dans la réalité, les choses sont un peu plus complexes du fait d’un double Œdipe, lequel serait lui-même lié à une tendance bisexuelle de notre nature1.
Quoi qu’il en soit, cette identification a pour but d’amener le Ça à renoncer à son objet d’amour: cet objet étant introjecté dans le Surmoi, celui-ci récupère, de ce fait, l’énergie que le Ça avait investie sur cette représentation.
Les conditions particulières de sa genèse valent au Surmoi des caractéristiques particulières. Il ne s’agit pas, en fait, d’une identification au Moi des parents. Il est bien connu qu’un Surmoi sévère peut être élaboré à partir d’un père complaisant. L’identification se ferait plutôt au Surmoi des parents qui transparaît dans leur attitude éducative, et ainsi de génération en génération. Ceci amène Freud à remarquer «qu’en dépit de leur différence foncière, le Ça et le Surmoi ont un point commun: tous deux représentent, en effet, le rôle du passé, le Ça, celui de l’hérédité, le Surmoi, celui qu’il a emprunté à autrui; tandis que le Moi, lui, est surtout déterminé par ce qu’il a lui-même vécu, c’est-à-dire par l’accidentel, l’actuel» ( Abrégé de Psychanalyse).
Dans une élaboration qu’on peut considérer comme la dernière2, le Surmoi assume trois fonctions. D’une part, une fonction d’auto-observation. D’autre part, une fonction de conscience morale, de censure. C’est souvent celle-ci qui est spécialement visée quand on emploie le terme de Surmoi en un sens restrictif. Enfin, une fonction d’idéal, à laquelle s’applique actuellement le terme d’Idéal du Moi. La distinction entre ces deux dernières fonctions se perçoit dans la différence entre sentiment de culpabilité et sentiment d’infériorité, le sentiment de culpabilité étant en rapport avec la conscience morale et le sentiment d’infériorité avec la fonction d’idéal.
POINT DE VUE ÉCONOMIQUE
Nous avons vu que la vie psychique offre à considérer d’une part des représentations, d’autre part des affects qui leur sont liés. Ce terme d’affect désigne l’aspect qualitatif d’une charge émotionnelle, mais aussi et surtout l’aspect quantitatif de l’investissement de la représentation par cette charge. Nous avons vu que, dans ce sens, il est plus explicite de recourir à l’expression «quantum d’affect».
Le fait qu’une certaine quantité d’énergie psychique soit liée à une représentation mentale ou à un objet extérieur réel est appelé investissement. Le terme allemand (« Besetzung») se traduirait plus exactement par occupation, c’est-à-dire le fait, pour une certaine énergie, de s’installer à l’intérieur d’une représentation. Mais on peut remarquer que le terme français «investissement», si on le prend au sens des sciences économiques, permet non seulement une totale cohérence dans la métaphore mais traduit bien une certaine solidarisation de la chose investie et de «l’investissant». Dans une autre image, Freud dit encore qu’il s’agit de «quelque chose qui peut être augmenté, diminué, déplacé, déchargé et qui s’étale sur les représentations un peu comme une charge électrique à la surface des corps».
Mais ce quantum d’affect, cette énergie psychique, quelle est-elle exactement? L’élaboration de la notion de pulsion a permis de le préciser. C’est en effet des pulsions, entités biologiques ayant un pôle somatique et un pôle psychique, qu’est tirée cette énergie libidinale qui devient énergie d’investissement. C’est dire que, dans le seconde topique, toute cette énergie provient du Ça et c’est de cette source que les autres instances la tiennent elles-mêmes.
Il faut se rappeler que cette notion d’énergie nerveuse ou psychique était dans l’air au moment des premiers travaux de Freud et de Breuer. On pourrait citer de nombreux noms: Helmoltz, Meynert, Brücke, avec qui a travaillé Freud, Hering, aux travaux duquel avait participé Breuer. Plusieurs de ces chercheurs avaient déjà supputé que l’énergie nerveuse, encore appelée «tension nerveuse» ou «excitation», pouvait se rencontrer sous deux états différents, un peu comme en physique il existe une énergie actuelle ou cinétique et une énergie potentielle ou statique. Helmoltz, dans une perspective, il est vrai, différente, avait même opposé énergie libre et énergie liée, termes que Freud reprendra.
En effet, dès les Études sur l’Hystérie et L’Esquisse d’une psychologie scientifique, en 1895, ces deux modes de l’énergie nerveuse seront distingués. Energie nerveuse car à cette époque le fonctionnement psychique est conçu à partir d’un modèle neuro-physiologique: l’énergie circule sur une chaîne de neurones déjà plus ou moins «chargés» énergétiquement. Le contrôle de ce cheminement se fait lors du passage d’un neurone au suivant: cette synapse est contrôlée par d’autres neurones qui modulent le passage de l’excitation (comme le «courant de grille» dans une lampe triode), le facilitant (frayage) ou le contrariant (inhibition). Dans l’état le plus simple, le plus archaïque de l’appareil neuronique, l’énergie est dite libre, c’est-à-dire qu’elle tend normalement à s’écouler, à s’évacuer hors de ce système neuronique. C’est la décharge. Nous y reviendrons dans un instant à propos du principe de plaisir.
Mais, au fur et à mesure que le Moi établit son contrôle sur les processus psychiques, il tend à lier cette énergie, c’est-à-dire qu’endiguée, elle s’accumule dans certains ensembles neuroniques (nous dirions maintenant au niveau de certaines représentations). Qu’est-ce qui empêche cette énergie de se décharger? C’est essentiellement l’action de contrôle exercé par ces groupes de neurones, possédant une charge stable, que nous venons de mentionner. Ainsi, dans le processus de la pensée réflexive, tout un ensemble de représentations est fortement investi: c’est le phénomène d’attention. Quant au déroulement de ce processus opératoire qu’est la pensée, il n’entraîne que de minimes déplacements d’énergie.
Disons d’emblée, mais nous y reviendrons, que l’état libre de l’énergie correspond au processus primaire et, l’état lié, au processus secondaire. C’est la simplification qui sera apportée dès 1900 par la «Sciences des Rêves». Dès lors, la conception du fonctionnement mental est dégagée de toute hypothèse (et hypothèque) neuronique.
Donc, par définition, le concept d’investissement évoqué tout à l’heure implique une énergie liée. C’est la clinique (et, en particulier le traitement des hystériques) qui a amené Freud et Breuer à distinguer entre les représentations et l’énergie dont elles sont chargées. Ils avaient constaté qu’une certaine énergie libidinale peut se transformer, se convertir en «innervation somatique», c’est-à-dire en symptômes somatiques. Cette conversion implique donc une séparation de la charge énergétique d’avec la représentation. Celleci est refoulée tandis que l’énergie libidinale est «transférée» dans le corps1.
Il faut reconnaître que la notion d’investissement est plus simple à comprendre dans le cas de représentations. Tout se passe alors évidemment à l’intérieur d’un système clos qui est l’appareil psychique. Mais l’investissement par le sujet d’un objet extérieur à l’appareil psychique est plus difficile à concevoir. Le retrait de l’investissement d’un objet extérieur et son déplacement sur une représentation endopsychique, ou le cheminement inverse, s’ils apparaissent en clinique assez simples à percevoir (dans l’état amoureux, dans le deuil), posent tout de même un problème conceptuel. On voit mal, en effet, comment une certaine quantité d’énergie est ainsi transportée et conservée.
Toutefois, ce concept d’investissement ne saurait être abandonné car il est l’élément fondamental pour comprendre l’économie psychique. L’investissement doit présenter une certaine stabilité mais aussi une certaine souplesse. Il est évident, par exemple, que lors de la perte de l’objet, le sujet doit pouvoir arriver à retirer son investissement libidinal (c’est le «travail du deuil»); faute de ce désinvestissement, l’intolérable frustration conduirait à la dépression.
Mais, plus fréquemment encore, il importe de pouvoir désinvestir des représentations dont le Surmoi impose le refoulement; dans ce cas, l’énergie ainsi rendue disponible pourra être utilisée à maintenir le refoulement par un contre-investissement. Ce qui sera contre-investi (investi pour faire pièce à la représentation refoulée) pourra lui être directement opposé: par exemple un idéal de clémence et de philanthropie opposé à une pulsion agressive. On parle alors de formation réactionnelle1. Mais ce pourra être aussi une représentation substitutive comme on le voit dans le déplacement phobique: en transférant sur le cheval sa crainte du père, le petit Hans rend moins intolérable sa rivalité œdipienne, son agressivité et son angoisse de castration.
En fait, ce qui, dans la stratégie défensive, se trouve ainsi contre-investi pouvait déjà faire l’objet d’un investissement important: il s’agit donc d’un surinvestissement. Mais la notion de surinvestissement a une application particulière extrêmement importante dans le phénomène d’attention: l’efficacité de la pensée logique requiert que certaines représentations, pour ne pas être noyées dans le champ des perceptions actuelles, reçoivent une charge supplémentaire tirée de «l’énergie libre de surinvestissement», réserve dont dispose à cette fin le système perception-conscience.
Avant d’aborder les principes du fonctionnement économique, il reste à dire quelques mots sur les processus primaire et secondaire. Nous avons vu que le processus primaire était caractérisé par un état libre de l’énergie dont nous savons qu’il a pour conséquence non seulement la facilité de la décharge mais aussi les phénomènes de déplacement et de condensation. On entend par déplacement, rappelons-le, l’écoulement, le glissement d’une énergie d’investissement le long d’une voie associative enchaînant diverses représentations, ce qui aboutit à faire figurer une représentation à la place d’une autre. On peut remarquer que ce déplacement a toujours une fonction plus ou moins défensive. Ainsi, dans le rêve, il permet de faire accepter par la censure des représentations atténuées. Un autre exemple, plus net encore, de cette valeur défensive, est donné par le symptôme phobique. Dans la condensation, une représentation unique apparaît comme un point commun à plusieurs chaînes associatives de représentations et c’est sur elle que s’investissent leurs énergies: celle-ci est donc à la place de toutes celles qui se rejoignent en elle.
L’autre aspect important du processus primaire est qu’il tend à la recherche d’une identité de perception. Cette notion d’identité de perception est liée à celle d’expérience de satisfaction. Il faut entendre par là qu’à la survenue d’une tension (d’un désir) les traces mnésiques de l’objet et du processus qui ont antérieurement fait disparaître cette tension vont se trouver fortement réinvesties. Le sujet va donc s’efforcer de renouveler le processus et de retrouver par les voies les plus directes l’objet satisfaisant, ou plutôt les perceptions qu’avait déclenchées cet objet. Le plus typiquement, ce but sera atteint par la réactivation hallucinatoire du souvenir de l’objet.
Quant au processus secondaire, il se définit d’abord, bien sûr, par l’état lié de l’énergie. À ce niveau, ce qui est recherché n’est plus l’identité de perception mais l’identité de pensée, c’est-à-dire que l’intérêt du Moi se porte sur les liens, les voies de liaison entre les représentations. Le sujet n’est plus tout entier absorbé par son seul désir de ressusciter des perceptions agréables, il exerce une réflexion, introduit les paramètres qu’impose la prise en considération du contexte. C’est dire aussi qu’apparaît une possibilité d’inhibition plus ou moins durable de la tendance première à la décharge. On peut déjà dire que cette introduction de la pensée réflexive et de la temporalité entraîne aussi le remplacement du principe de plaisir par le principe de réalité.
Qu’est-ce que le principe de plaisir? C’est cette loi qui régit d’abord l’activité psychique et lui donne pour but d’éviter le déplaisir et de rechercher le plaisir. Notons que là encore c’est une idée qui est antérieure à Freud. Ce principe de plaisir suppose évidemment de s’entendre sur ce que sont plaisir et déplaisir. Pour Freud, cet aspect qualitatif a toujours été lié à un aspect quantitatif, c’està-dire à une question de niveau d’énergie, le plaisir se définissant comme une réduction au minimum de la tension énergétique.
Cependant, dans Au-delà du principe de plaisir (1920), Freud relève qu’il existe des tensions agréables. Il fait alors intervenir un facteur temporel, c’est-à-dire qu’il n’y a pas seulement à considérer le niveau d’investissement énergétique mais aussi les variations de cet investissement, leur rythme, leur gradient. Néanmoins, cette question de la réduction du qualitatif au quantitatif n’a jamais été conceptualisée de façon tout à fait satisfaisante.
Le principe de plaisir suppose que les pulsions ne cherchent d’abord qu’à se décharger, à se satisfaire de la façon la plus immédiate. Mais l’expérience conduit à constater que la satisfaction la plus immédiate, la réalisation hallucinatoire, est décevante et que même la décharge réelle peut entraîner de très pénibles chocs en retour si elle est effectuée sans précaution. Il n’y a donc pas, en définitive, de satisfaction durable si l’on persiste à ignorer la réalité extérieure (les limites de notre organisme): voilà ce qu’exprime le principe de réalité. Il n’est donc qu’un aménagement du principe de plaisir imposé par l’expérience de la vie.
Il est intéressant de noter le lien étroit entre processus primaire, énergie libre, principe de plaisir, identité de perception; et parallèlement entre processus secondaire, énergie liée, principe de réalité et identité de pensée. La première série régit le fonctionnement du Ça, la seconde prévaut au niveau du Moi.
La notion de plaisir, telle qu’elle est impliquée dans le principe de plaisir, a pour corollaire ce qu’on a appelé principe de constance qui est, dit Freud, l’hypothèse d’après laquelle l’appareil psychique aurait une tendance à maintenir à un niveau aussi bas que possible, ou tout au moins aussi constant que possible, la quantité d’excitation qu’il contient. En effet, en prenant les choses dans l’autre sens, la perception subjective d’une augmentation de tension entraîne le déplaisir et la recherche d’une possibilité de décharge.
Historiquement, il était parti dans Esquisse d’une psychologie scientifique d’un principe d’inertie très lié à la notion de processus primaire et selon lequel les neurones tendent à évacuer complètement l’énergie qui leur est communiquée. Rappelons qu’à cette époque la cure «d’analyse psychique» cherchait, par l’abréaction, à évacuer un surcroît pathogène d’affects. Ce ne serait que secondairement, et à la suite des exigences introduites par la vie, que le système neuronique se résoudrait à accepter une provision d’énergie et qu’il tendrait à la maintenir constante et aussi basse que possible. En ce sens, la loi de constance correspondrait donc au processus secondaire où l’énergie est liée.
Dans la définition que nous avons donnée du principe de constance, on aura remarqué un à-peu-près choquant, le maintien à un niveau constant de la charge énergétique, ou sa réduction au minimum paraissant être tenus pour équivalents. Cette ambiguïté n’a jamais été levée. Et lorsque sera introduite l’expression « principe de Nirvana», qui recouvre le même concept, sa définition inclura pareillement la «tendance à la réduction, à la constance, à la suppression» de la tension interne; constance et suppression ne sont toujours pas distinguées.
Il semble pour finir — et les concepts pulsionnels d’instincts de vie et d’instinct de mort, dont nous parlerons dans un instant, vont encore plus loin dans ce sens — que pour Freud la tendance fondamentale soit la réduction à zéro et que la tendance à la constance ne soit, si l’on ose dire, qu’un pis-aller, un aménagement secondaire, imposé par les exigences du monde extérieur.
INTRODUCTION À L’ÉTUDE DES PULSIONS
Définitions
Il est commode, pour situer d’abord les pulsions, de considérer que les excitations auxquelles est soumis l’organisme sont de deux sortes. Les unes sont extérieures et discontinues, circonstancielles; on peut s’y soustraire par la fuite. Les autres, endogènes, exercent une pression plus ou moins continue; leur pression correspond à ce que recouvre le terme de besoin; il n’y a évidemment aucune possibilité de s’y soustraire. C’est à ce type d’excitations qu’on donne le nom de pulsions ou parfois d’instincts. Il semble que le terme de pulsions soit préférable, celui d’instinct étant plutôt réservé à des comportements non seulement héréditaires mais fixés et définis. Il s’agit de schèmes étroitement spécifiés dans leur visée comme dans leur déroulement.
De la pulsion, au contraire, il a toujours été donné une définition beaucoup plus large, beaucoup plus générale. C’est «un concept limite entre le psychique et le somatique, comme le représentant psychique des excitations issues de l’intérieur du corps et parvenant au psychisme, comme une mesure de l’exigence du travail qui est imposé au psychisme en conséquence de sa liaison au corporel» ( Les Pulsions et leurs destins).
On peut remarquer que l’expression «exigence de travail imposée au psychisme» est cohérente avec la notion de poussée qui se trouve dans le terme même de pulsion. D’ailleurs, pour comprendre plus avant la pulsion, il faut en examiner quatre aspects principaux qui, précisément, sont: la poussée, le but, la source et l’objet.
Le terme poussée désigne, bien entendu, l’aspect dynamique, moteur de la pulsion. Cette poussée est non seulement une propriété constante de la pulsion mais elle en est même l’essence, au point que l’expression de «pulsion passive» ne peut être qu’une manière succincte de désigner une tendance active à rechercher des situations de passivité. Et c’est un des points par lesquels Freud a voulu distinguer sa conception de celle d’Adler. Il ne pensait pas pouvoir attribuer à une pulsion particulière la tendance active, la tendance à la domination. Toute pulsion a la capacité de déclencher la motricité.
Cette tonalité dynamique se retrouve également dans l’expression de «motion pulsionnelle», dont le sens est très voisin de celui de pulsion. Il semble que ce terme soit simplement plus descriptif et s’applique à une pulsion considérée comme actuellement agissante.
De par sa nature, la pulsion tend donc vers quelque chose qui est son but. Ce but est toujours la disparition de la tension précisément créée par l’émergence de la pulsion. Cette disparition se fait par une décharge, c’est-à-dire par l’écoulement, à l’extérieur du système, de l’énergie apparue. Cette décharge est donc la satisfaction de la pulsion. Mais si telle est la façon la plus large et à la fois la plus rigoureuse de concevoir le but de la pulsion, ce terme peut également désigner les moyens, les mécanismes qui permettent d’atteindre ce but final. Ainsi, le but d’une pulsion érotique orale pourra être la succion ou l’incorporation; le but de la pulsion sexuelle génitale sera le coït.
Cette formulation établit déjà un lien entre le but et la source de la pulsion. Ceci est particulièrement net dans la sexualité infantile où, dit Freud, le but sexuel est sous la domination d’une zone érogène. L’expression «source de la pulsion» recouvre à la fois une notion topographique et une notion causale. Elle désigne, en effet, à la fois un processus somatique qui déclencherait au niveau psychique un état de tension, d’excitation, et également la zone de l’organisme où ce processus somatique se déroule. On peut noter au passage un certain flottement dans la conception de cette notion de source de la pulsion. En effet, dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité, en 1905, ce terme semble désigner également les causes déclenchantes telles que: excitations mécaniques, activité musculaire ou intellectuelle. Mais en 1915, dans la Métapsychologie ( Les Pulsions et leurs destins) l’aspect strictement endogène de la notion de source est réaffirmé.