Approche historique et culturelle des troubles des conduites alimentaires


Approche historique et culturelle des troubles des conduites alimentaires


Rahmeth Radjack, Gabriela Guzman, Nora Bouaziz, Anne Revah, Marie Rose Moro et Corinne Blanchet-Collet


Il y a finalement « bien des façons anorectiques d’être au monde »


(Jacques Maître, 2000)


Les troubles des conduites alimentaires regroupent différentes entités s’inscrivant dans un continuum entre anorexie mentale restrictive et boulimie nerveuse , autour desquelles gravitent et s’entrecroisent différents types de conduite alimentaire déviantes comme les grignotages, les compulsions , les binge eating disorders, l’hyperphagie et autres troubles non spécifiques (EDNOS). Ces troubles, de gravité, d’expression et de durée variables, surviennent majoritairement durant la période pubertaire, où la problématique du corps est centrale, associée aux questionnements identitaires et aux remaniements des interactions sociales et familiales. Parmi les troubles des conduites alimentaires, l’anorexie mentale est l’expression clinique la mieux connue, la plus médiatisée et la plus décrite dans la littérature, et constituera avec la boulimie nerveuse l’essentiel de notre propos. Au-delà de la description stéréotypée et parfois caricaturale de l’anorexie mentale survenant chez des jeunes filles de familles aisées évoluant dans des pays de culture occidentale, la notion d’anorexie revêt des notions historiques, religieuses et culturelles variées permettant une compréhension théorique plus large des troubles des conduites alimentaires et introduisant par là même la notion de transculturalité. Au-delà des différents courants théoriques, nous citerons l’abord transculturel qui prend en compte l’environnement culturel (et donc religieux), dans lequel le patient et le symptôme alimentaire se construisent et préciser ce qu’il peut apporter d’original et novateur dans la lecture et la compréhension des troubles des conduites alimentaires.



Historique et théories étiopathogéniques


L’anorexie mentale est une maladie d’origine polyfactorielle, dont la définition, les modèles de compréhension et la diversité socioculturelle et historique de ses expressions symptomatiques continuent d’agiter de nombreux débats et courants théoriques. Au-delà du modèle judéo-chrétien, et ce dès les premières descriptions médicales, religion et transculturalité s’entremêlent avec Avicenne (Ibn Sina), médecin, théologien et philosophe perse du XIe siècle qui fut l’un des premiers à rapporter l’histoire d’un jeune prince présentant un tableau d’anorexie psychogène (probable anorexie secondaire à un trouble dépressif).


Dans les civilisations occidentales, la diversité historique de l’anorexie varie au fil du temps depuis l’Antiquité chrétienne jusqu’à la période contemporaine actuelle. On peut ainsi décrire trois périodes :



• L’anorexie mystique ou anorexie religieuse moyenâgeuse du Ve au XVIe siècle : le mythe Chrétien de l’inédie (ou pranisme), qui correspond à un jeûne volontaire prolongé, les saintes anorectiques (Sainte Catherine de Sienne– Catherine Benincasa) en 1380, Marie Guyart en 1672 correspondent à des comportements d’ascétisme mystique associés dans certains cas à des gestes d’autoagressivité et un refus de la maternité.


• L’anorexie médicalisée du XVIe au XVIIIe siècle : à la lumière du renouveau médical à la Renaissance, la médecine s’intéresse au « symptôme anorexique », à la durée du jeûne et plusieurs médecins, dont Richard Morton (1689), décrivent des troubles des conduites alimentaires avec état de cachexie majeure qualifiée de « phtisie nerveuse » chez des jeunes filles qui jeûnent et qui seront nommées les fasting girls dans l’Angleterre du XVIIIe siècle.


• L’anorexie mentale du XIXe siècle à nos jours : à proprement parler, la notion « d’anorexie mentale » revendiquée comme une entité clinique apparaît au XIXe siècle avec la description princeps du psychiatre Louis-Victor Marcé (1860) et autres « pères fondateurs », tels Charles Lasègue (1873), qui proposera une description clinique et psychopathologique de ce qu’il appellera l’« anorexie hystérique ». À puis à son tour Sir William Gull (1874) évoquera l’apepsia hysterica et finalement l’anorexia nervosa, faisant référence à une étiologie organiciste puis psychologique. Une autre théorie étiopathogénique aura également son heure de gloire avec Morris Simmonds (1914), au début du XXe siècle (1914) avec le concept d’« anorexie endocrinienne » devant des tableaux de cachexie mimant à s’y méprendre une insuffisance antéhypophysaire et qui était traité avec des traitements substitutifs hormonaux. Ce n’est que depuis la deuxième partie du XXe siècle que la conception « psychogénétique » (avec les théories psychiatriques, psychanalytiques, psychocomportementales, de psychologie sociale, systémiques, neurobiologiques, génétiques) est globalement adoptée et reconnue, et plusieurs classifications nosologiques regroupent les critères diagnostiques de l’anorexie mentale et de la boulimie nerveuse (CIM-10 et DSMIV). Il est maintenant admis que les modifications somatiques, métaboliques et endocriniennes sont la conséquence des privations alimentaires, même s’il semble évident que ces modifications physiques sont susceptibles d’autoentretenir la symptomatologie anorexique et la comorbidité psychiatrique et d’évoluer pour leur propre compte sur un mode aigu ou chronique.


En dehors des cas rapportés par les historiens occidentaux de la spiritualité, plusieurs cas documentés d’anorexie ont été décrits dans différents pays de culture et religion variées, illustrant, historiquement « d’autres façons anorectiques d’être au monde ».



• au XVe siècle, en Chine, Tang Yangzi, fondatrice d’une secte taoïste (née en 1558 sous le nom de Wang Tao-Chen), refuse de se soumettre à un mariage « arrangé » et décide, sur un mode d’opposition aux traditions familiales, de se priver de nourriture jusqu’à mourir de faim à l’âge de 22 ans pour accéder à la sainteté ;


• au XIXe siècle, Louise Eugénie Alexandrine Marie David née en 1869 à Saint-Mandé (94), de nationalité franco-belge, a connu un trouble des conduites alimentaires possiblement mixte et qui semble avoir débuté dans l’enfance, parallèlement à son parcours religieux qui la conduira du calvinisme au bouddhisme, jusqu’à partir vivre au Tibet et se passionner pour le lamaïsme tibétain. Elle manifesta un refus de la féminité et de la maternité, des périodes de jeûne et d’autopunition ;


• au XXe siècle, au Sénégal, dans le peuple Wolof, le syndrome anorexique avec amaigrissement, accompagné de troubles de la fécondité et d’un mutisme qui frappe les jeunes femmes, est associé au culte des esprits rab. L’une des façons de « guérir » la patiente est d’exercer des rituels en lien avec la maternité… ;


• au XXIe siècle, de nombreux exemples, comme celle du « petit bouddha » au Népal qui, depuis 2005, médite sous un arbre, se privant de nourriture, de boissons et de sommeil, lui permettant d’atteindre l’idéal de « Bodhisattva ».


Quant au symptôme boulimique, il est reconnu depuis l’Antiquité grecque. Étymologiquement, le terme « boulimie » vient du grec ancien « faim de bœuf » (bous, bœuf et limós, faim). Cet excès alimentaire est à l’opposé de la conduite anorexique, renvoyant au péché de la gourmandise, à l’excès sexuel de l’orgie et, si nous nous rapportons à la théorie freudienne, au repas cannibalique à l’origine de l’homme social moral et religieux (Brusset, 1991).


Dans la littérature médicale, nous retrouvons des références à des syndromes boulimiques depuis le XVIIe siècle, syndromes dans lesquels les crises alimentaires sont rarement associées en même temps à des conduites purgatives. Les cas décrits correspondent souvent à des binge-eating disorders ou à des anorexies mentales avec crises de boulimie/purges (Witztum et al., 2008). Il est difficile donc de faire une revue historique de la maladie telle que nous la connaissons aujourd’hui : la boulimie nerveuse.


La boulimie nerveuse fut définie pour la première fois assez récemment, en 1979, par Gerald Russell, dans un article où il la décrit comme une variante de l’évolution de l’anorexie mentale. Elle est caractérisée par des accès d’ingestion alimentaire vorace avec sensation de perte de contrôle, associés à une peur de devenir gros, ce qui entraîne des purges (vomissements, prise de laxatifs) et des périodes de jeûne pour contrôler le poids.


Les études internationales réalisées par la suite ont montré que cette maladie peut exister en dehors de tout antécédent d’anorexie mentale et qu’elle est souvent associée à des instabilités émotionnelles (troubles de l’humeur, troubles de la personnalité limite) et/ou des dépendances aux toxiques.


Ainsi, loin d’être l’apanage du monde européen ou occidental chrétien, nous voyons que de nombreuses cultures et/ou traditions spirituelles, ont pu favoriser, valoriser ou simplement permettre l’émergence de l’orientation anorectique, en prônant la dévotion, l’abstention totale et durable de nourriture, comme étant un cheminement accompagnant par exemple l’expérience mystique. La lecture du symptôme anorexique et le sens profond qu’on lui attribue doivent se faire en prenant en compte l’environnement culturel, social, religieux et historique du malade.


Le paradigme transculturel vient ajouter une pierre à l’édifice de cette réflexion, apportant un modèle de compréhension qui devrait participer à optimiser les choix stratégiques d’accueil et de prise en charge de ces patients.



Concept transculturel des troubles du comportement alimentaire : du Culture Bound Syndrome au Culture Change Syndrome


L’anorexie mentale a été longtemps associée à une maladie concernant en priorité les sujets de sexe féminin, vivant dans les pays occidentaux, d’origine caucasienne et évoluant dans des milieux socioculturels « favorisés ». Ainsi, l’anorexie mentale a été considérée pour un temps comme un Culture Bound Syndrome (CBS) occidental. En 1994, le DSM-IV évoque pour la première fois cette notion de Culture Bound Syndrome. Il en répertorie 25 dans un glossaire situé en annexe. Ils correspondent à des « catégories diagnostiques locales populaires qui associent des significations cohérentes à certains types d’expériences et d’observations répétitives, structurées et exprimant de l’affliction ». Ils peuvent être considérés par les autochtones comme des maladies ou au moins des affections. L’amok1 en est un exemple connu, en Asie du Sud-Est.


L’anorexie mentale serait le pendant occidental du CBS, alors que les autres pathologies mentionnées sont souvent associés aux cultures non occidentales… Plusieurs auteurs ont d’ailleurs critiqué l’assimilation des CBS aux « pathologies extra-européennes », ce glossaire en annexe en faisant une sorte de « musée exotique ». En soi, l’isolement même de ces entités qui seraient culturellement spécifiques est régulièrement débattu. La question de savoir s’ils correspondent à des variantes atypiques des diagnostics psychiatriques conventionnels, ou au contraire, sont situés hors nosologies actuelles, n’est pas encore tranchée. Selon Hugues (1998), l’important est de ne pas en faire des entités diagnostiques figées, mais un moyen de réfléchir sur les relations entre la psychopathologie et le contexte culturel. Ritenbaugh donne une définition du CBS déclinée en quatre critères : il ne peut être compris que dans une aire culturelle spécifique ; son étiologie symbolise et résume des valeurs clés de cette aire culturelle ; le diagnostic ne peut être défini qu’en lien avec des théories et des idéologies propres à cette culture ; le traitement ne peut être réalisé qu’en lien avec des théories et des idéologies propres à cette culture. L’anthropologue Kleinman parle « d’idiomes de détresse », avec l’idée que « la maladie, au sens de illness, se construit par des réactions personnelles, sociales et culturelles à des dysfonctionnements somatiques ou psychologiques, et peut seulement s’entendre dans des contextes socioculturels définis ».


La conception de l’anorexie mentale en tant que Culture Bound Syndrome a été développée dès 1967 par PM Yap, psychiatre à Hong Kong, à partir de sa découverte de l’anorexie mentale lors d’un voyage aux États-Unis. Il l’évoque en l’absence d’étiologie majeure d’origine biologique, devant la notion d’une grande restriction alimentaire, qui n’est pas toujours considérée pathologique dans d’autres aires culturelles (jeûne), et selon lui des critères construits à partir de l’observation clinique dans les pays occidentaux.


Finalement le paradigme de Culture Bound Syndrome (CBS) a glissé vers le paradigme de Culture Change Syndrome (CCS) ou Culture Reactive Syndrome devant plusieurs constats. Premièrement, l’anorexie mentale existe dans diverses cultures, avec une prévalence croissante des troubles du comportement alimentaire dans les pays non occidentaux (Japon, Hong-Kong, Chine, Taïwan, Malaisie, Inde, Singapour, etc.), ce qui remet en cause la notion de syndrome lié à la culture occidentale et interroge sur les facteurs d’émergence de cette pathologie dans ces cultures. Elle apparaît davantage dans les zones urbaines que rurales, ce qui in situ, est moins caractéristique des CBS. D’autre part, la question de l’inclusion des formes de restrictions alimentaires à motivations religieuses dans le champ de l’anorexie mentale remet en cause la place centrale du critère « peur de devenir gros » dans la nosographie occidentale et souligne son caractère culturellement codé (Banks, 1992 ; Lee, 1996). Enfin, l’idée d’un déterminisme culturel selon lequel le contexte culturel interviendrait dans la survenue de la pathologie a été beaucoup critiquée, compte tenu de sa trop faible prévalence, mais aussi de la confusion qui peut être faite entre facteurs culturels (liés aux valeurs esthétiques et morales d’une société donnée) et les facteurs sociaux dans un contexte donné.


Le concept de culture change syndrome semble aujourd’hui de fait plus approprié.


L’anorexie mentale ne serait pas tant liée à la culture occidentale qu’aux mutations importantes à l’échelle d’une société ou des personnes. Ce serait ainsi un syndrome lié à la modernité et au changement de cadre culturel (Lee, 1996). Elle apparaît en effet de plus en plus dans des sociétés subissant de rapides transformations culturelles, ou bien dans des populations immigrées vers les pays « développés ». Dans les années 1990, Di Nicola a conceptualisé cette notion à partir d’une définition de la culture comme quelque chose de mouvant. D’où l’idée que dans une société en pleine mutation dans un contexte socioculturel donné, ces changements puissent induire un clivage entre anciens et nouveaux repères socioculturels et augmenter le risque psychopathologique pour la population concernée. Notamment, le risque de trouble du comportement alimentaire est augmenté s’il y a un discours social pour le reconnaître (Spiro, 2001). D’autres auteurs ont repris cette idée : Latzer en Israël, Abou Saleh aux Émirats Arabes Unis.


À l’échelle des personnes, le concept d’acculturation semble particulièrement pertinent pour expliquer le lien psychopathologique avec les troubles du comportement alimentaire. L’acculturation est l’ensemble des phénomènes qui résultent d’un contact continu et direct entre des groupes d’individus de cultures différentes et qui entraîne des modifications dans les modèles culturels initiaux de l’un ou des deux groupes. À l’extrême, l’acculturation devient assimilation (disparition totale de la culture d’un groupe qui assimile et intériorise la culture de l’autre groupe avec lequel il est en contact). L’acculturation constituerait ainsi un facteur de vulnérabilité chez les jeunes femmes migrantes. Associée à la vulnérabilité générée par le processus adolescent, elle influerait sur la construction identitaire.


Au final, deux hypothèses prédominent sur les liens entre troubles des conduites alimentaires (TCA) et migration, en lien avec les difficultés d’adaptation au changement de cadre culturel :


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Jun 2, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on Approche historique et culturelle des troubles des conduites alimentaires

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