13. Analgésiques Narcotiques
INTRODUCTION
Ils se distinguent des anesthésiques généraux car ils ne provoquent ni perte de conscience ni dépression des autres sensations. On distingue deux catégories d’analgésiques, les analgésiques narcotiques et les analgésiques antipyrétiques. Les analgésiques narcotiques, morphiniques, agissent sur le SNC par dépression des conductions sur le trajet des voies somesthésiques, thalamiques, réticulées et médullaires. Ils sont toxicomanogènes et créent la pharmacodépendance. Les analgésiques antipyrétiques exercent une action périphérique sur les parois vasculaires. Ils dépriment le centre de la thermorégulation et sont doués de propriétés anti-inflammatoires. Ils ne sont pas toxicomanogènes.
LA DOULEUR
La douleur est une sensation d’inconfort et de malaise qui entraîne l’éveil et la focalisation de l’attention sur le point algogène. La douleur apparaît à la suite d’une inflammation, d’une contracture musculaire, d’un spasme vasculaire, d’une infection locale, d’une atteinte cancéreuse. On distingue la douleur épicritique et la douleur protopathique.
La douleur épicritique est une douleur précise, exactement localisée, le plus souvent d’origine périphérique. C’est une douleur consciente conduite, à partir des terminaisons libres sensitives situées dans le derme, vers le cortex après relais dans les noyaux de Goll et de Burdach puis au niveau du thalamus, par les fibres myélinisées des faisceaux de Goll et de Burdach. C’est le système lemniscal. L’innervation sensitive faciale est assurée par le nerf trijumeau. La douleur apparaît quel que soit le stimulus à condition qu’il soit suffisamment intense. Le cortex analyse la douleur, la rend consciente et détermine des réactions (cris, fuite, mouvements de défense ou de retrait).
La douleur protopathique est diffuse profonde, mal localisée. Elle est conduite par des fibres innervant la paroi des viscères creux, les muscles, le tissu conjonctif. C’est une douleur d’origine proprioceptive ou interoceptive. Les sensations proprioceptives (membres, muscles) sont les unes inconscientes, les autres conscientes (en cas de douleur), conduites par des faisceaux individualisés. La sensibilité interoceptive est conduite par la substance grise médullaire péri-épendymaire. Les influx interoceptifs (provenant des viscères) transportent les impressions nociceptives viscérales. Au niveau de la corne postérieure de la moelle les influx interoceptifs sont intégrés aux influx extéroceptifs. Le thalamus reçoit les sensations nociceptives et détermine une réaction végétative de sauvegarde: mydriase, accélération cardiaque et respiratoire, vasodilatation ou vasoconstriction, sécrétion glandulaire qui constituent les signes objectifs de la douleur.
L’hyperalgie est une douleur exacerbée d’origine inflammatoire ou nerveuse. L’allodynie est une hypersensibilité tactile douloureuse.
Voies extralemniscales de la douleur
Un premier neurone bipolaire part de la terminaison nerveuse située dans la peau, le viscère, et s’interrompt dans la corne postérieure médullaire: c’est le protoneurone bipolaire (fig. 13.1).
Fig. 13.1 |
On distingue les fibres Aδ, fines, myélinisées, à conduction rapide et les fibres C, grosses sans myéline, à conduction lente.
Un deuxième neurone appelé deutoneurone spinothalamique part de la corne postérieure de la moelle, passe en avant du canal de l’épendyme, suit la voie du faisceau spinothalamique latéral pour s’arrêter au thalamus. Arrive également au thalamus, le faisceau spinothalamique antérieur qui conduit le tact protopathique. À partir du bulbe les voies tactiles, nociceptives et épicritiques sont fusionnées.
À partir du thalamus, un troisième neurone conduit l’influx douloureux dans le cortex au niveau de la circonvolution pariétale ascendante postrolandique.
Il semble que les cellules nerveuses de la corne postérieure de la moelle jouent un rôle important dans la conduction de la douleur. La sensation douloureuse est déclenchée lorsque la fréquence des influx quittant ces cellules s’élève audessus d’un seuil critique. Ces cellules sont appelées cellules T (trigger = détente). La fréquence des décharges des cellules T est modulée par un système spinal localisé dans la substance gélatineuse de Rolando (située dans la corne postérieure) et par un système supra-spinal comprenant les faisceaux de Goll et de Burdach (voie ascendante) et des fibres corticoréticulospinales (voie descendante). Le message douloureux serait donné par la décharge des cellules T et atténué soit au niveau de la moelle par les interneurones de la corne postérieure soit par les influx descendant par les fibres réticulospinales. Ce mécanisme a été étudié sous le nom de «gate control» par Melzack et Wall (1965). La morphine agirait par dépression des structures de la corne postérieure ou par activation des influx réticulospinaux.
Médiateurs de la douleur
Plusieurs substances ont été considérées comme des médiateurs de la douleur: l’histamine, la sérotonine, la bradykinine, les prostaglandines PGE 1 et PGF. En effet, l’histamine ou la sérotonine sont libérées lors de réactions inflammatoires douloureuses; la bradykinine injectée sous le derme ou par voie IV provoque une sensation douloureuse. La douleur apparaît lors d’une perfusion de prostaglandine puis subsiste une hyperesthésie.
La perfusion in vitro de bradykinine entraîne l’augmentation de la teneur en prostaglandine par activation de la prostaglandine synthétase.
Modulateurs de la douleur
Des polypeptides extraits du cerveau sont doués de propriétés analgésiques (endorphines). Hughes et Kosterlitz (1975) ont isolé des enképhalines, pentapeptides, dont la méthionine-enképhaline et la leucine-enképhaline dans laquelle la méthionine est remplacée par la leucine.
Depuis ont été isolées les endomorphines 1 et 2.
– Endomorphine 1: Tyr-Pro-Trp-Phe NH2;
– Endomorphine 2: Tyr-Pro-Phe-Phe NH2.
Elles sont spécifiques du récepteur μ (nû).
Dans l’enchaînement des acides aminés des endorphines et des dynorphines, on reconnaît la séquence des enképhalines. Les peptides opioïdes sont trouvés dans le cerveau, la moelle épinière, etc. De nombreux travaux ont montré que les enképhalines étaient analgésiques, par voie intracérébroventriculaire, prenaient la place de la morphine dans les récepteurs centraux, déplaçaient les antagonistes de la morphine comme la L-naloxone et étaient stéréospécifiques puisque ne réagissant pas avec les antagonistes de la série D.
Tous ces peptides tempéreraient les réactions nociceptives. Des neurones enképhalinergiques inhiberaient la transmission de l’influx et la libération des neuromédiateurs au niveau des synapses des neurones mis en jeu dans la conduction de la douleur. Par une action sur la terminaison présynaptique ils empêcheraient la libération de la substance P par certains neurones de la corne postérieure de la moelle. La substance P est un neuromédiateur polypeptidique doué de propriétés contracturantes de la fibre lisse du tube digestif (duodénum de rat, cæcum de poulet). Elle fait partie du groupe des tachykinines, polypeptides apparentés.
La nociceptine ou orphanine FQ est un heptadeca peptide endogène qui active le récepteur ORL1 dans le cerveau. Elle induit une hyperalgie. Expérimentalement, de fortes doses intra-thécales de nociceptine ont un effet analgésique antagonisé par la naloxone.
PRINCIPAUX ANALGÉSIQUES NARCOTIQUES
Ils comprennent la morphine et ses dérivés et les analgésiques de synthèse dont la structure est dérivée de celle de la morphine.
Morphine
La morphine, alcaloïde du Papaver somniferum, Papavéracée, est une amine tertiaire dérivée de la phényl-4 pipéridine. On y reconnaît un cycle phénanthrénique, un cycle isoquinoléique, un cycle furannique. Convulsivante chez le chat, les ruminants, les poissons, elle est dépressive chez l’homme, le chien, le lapin, le cobaye.
Action sur la douleur
La morphine est un puissant analgésique, élevant à dose faible le seuil de perception de la douleur spontanée ou provoquée. Elle est surtout active sur les douleurs viscérales.
Elle supprime les réactions affectives de la douleur mais n’empêche pas les manifestations objectives chez l’animal privé de cortex. Elle agit à divers étages du SNC: au niveau médullaire, sur les cellules de la corne postérieure, au niveau mésencéphalique, sur la substance réticulée, au niveau diencéphalique, sur le thalamus et l’hypothalamus, au niveau cortical, sur les aires associatives. Elle potentialise l’action des anesthésiques locaux et son action analgésique est exaltée par les neuroleptiques.
Action sur les centres nerveux
À faible dose, chez l’homme, la morphine avive l’imagination, donne de l’euphorie, supprime la faim, accroît le pouvoir de discrimination sensoriel, entraîne une impression de dissociation. C’est son effet psychodysleptique, recherché par les toxicomanes.
C’est un stimulant central chez l’enfant, chez le chat (folie morphinique), chez la souris (phénomène de Straub qui consiste en une érection de la queue, signe d’une stimulation médullaire). Elle provoque de l’insomnie, de l’excitation cérébrale, de l’hyperréflectivité médullaire (stimulation des cellules de Renshaw), des vomissements. Elle potentialise tous les convulsivants.
À la dose analgésique, la morphine est hypnotique chez l’homme. Elle entraîne le sommeil chez le patient qui ne souffre plus. Son action hypnotique suit son action analgésique. L’action neurodépressive se manifeste sur les centres corticaux, diencéphaliques, bulbaires: centre respiratoire, centre de la toux, centre vagal. L’action dépressive détermine l’affaiblissement des perceptions extérieures, des facultés psychiques, de l’expression des idées.
Action sur la respiration
À petite dose la morphine accélère la respiration, à forte dose elle la déprime, provoquant l’apparition du rythme de Cheyne-Stokes; à dose toxique elle entraîne un arrêt respiratoire. Elle agit par diminution de la sensibilité du centre respiratoire bulbaire à l’égard du gaz carbonique. La dépression respiratoire est exaltée par les anesthésiques généraux volatils, les neuroleptiques, les antidépresseurs tricycliques. La morphine augmente elle-même la dépression respiratoire provoquée par les barbituriques (thiopental).
Elle déprime le centre de la toux mais ce sont surtout ses dérivés alcoylés qui possèdent spécifiquement cet effet: codéine, codéthyline.
Action sur la pupille
La morphine entraîne un myosis très prononcé, «pupille en tête d’épingle», caractéristique des toxicomanes.
Action sur le tractus digestif
La morphine ralentit le péristaltisme intestinal entraînant une constipation tenace; à dose forte, elle provoque le spasme du sphincter pylorique, du sphincter iléocæcal, du sphincter d’Oddi à la jonction duodéno-cholédocienne. Les préparations d’opium sont antidiarrhéiques.
La morphine est vomitive par un mécanisme central: les vomissements sont provoqués par une stimulation directe de la zone chimiosensible située dans l’area postrema sur le plancher du 4e ventricule de part et d’autre du calamus scriptorius. Cette zone est appelée CTZ (chemoreceptive trigger zone).
Il s’agirait d’une stimulation dopaminergique. Partant du centre, les influx se rendent au diaphragme et aux muscles abdominaux. Un dérivé de la morphine, l’apomorphine possède d’une façon spécifique, cette propriété.
Autres actions de la morphine
Elle tarit les sécrétions sauf la sécrétion sudorale, diminue la diurèse. Elle est hypothermisante. Chez les animaux, elle est cardio-accélératrice et hypertensive à faible dose, bradycardisante et hypotensive à forte dose. Chez l’homme, elle déprime légèrement le cœur et le tonus vasculaire; son effet bradycardisant est augmenté par les bêtabloquants adrénergiques comme le propranolol.
Indications thérapeutiques
Inscrite sur la liste des médicaments essentiels de l’OMS, la morphine est utilisée dans les grandes algies (cancer), aux doses de 0,01 à 0,03g en SC par jour, dans la médication pré et postanesthésique, dans l’œdème aigu du poumon (0,01 à 0,02g en IV): elle calme la toux, diminue la pression artérielle, tempère l’anxiété. Les préparations à base d’opium sont utilisées dans la toux, les diarrhées, etc., ou en association avec des spasmolytiques.