Adulte
des hommes et des femmes métisses
Thierry Baubet et Marie Rose Moro
Lorsqu’on cherche à se pencher sur les incidences de la dimension transculturelle sur la psychopathologie, plusieurs approches sont possibles. L’une consiste à interroger les particularités liées à certains groupes culturels. Ceci peut être effectué avec plus ou moins de bonheur, et fait toujours courir le risque de l’anecdotique, du stéréotype, du « folklore », bref de « l’exotisme ». Cette approche est plus facilement privilégiée par les chercheurs et cliniciens eux-mêmes issus de sociétés favorisant le multiculturalisme (Gaw, 1993). Cette démarche n’est pas cependant dénuée d’intérêt. Avoir des représentations de ce que peuvent être les conceptions du self, de l’identité, des liens familiaux, des systèmes religieux, dans des sociétés marquées par l’animisme, le confucianisme, l’Islam, l’hindouisme, ne peut être qu’utile au clinicien. Toutefois, cela ne saurait suffire à penser, de manière générale, l’interaction du culturel, de l’intrapsychique et du social.
Nous envisagerons successivement ici plusieurs situations cliniques complexes, directement liées à la dimension transculturelle de la rencontre clinique plutôt qu’à des contextes culturels particuliers.
Les états délirants aigus
Le destin étonnant de la bouffée délirante aiguë
Les états délirants aigus posent de difficiles problèmes diagnostiques en situation transculturelle. Une fois éliminés les psychoses affectives et les états aigus marquant l’entrée dans une psychose chronique , il reste un nombre non négligeable d’états psychotiques aigus et transitoires . Une étude multicentrique de l’OMS (Cross-cultural study of Acute Psychosis [CAPS]) a permis d’évaluer leurs caractéristiques (Cooper et coll., 1990). De nombreux autres travaux sur le sujet ont été publiés depuis, et Kulhara et Chakrabarti (2001) les ont passés en revue. Leur fréquence apparaît élevée dans les pays non occidentaux, avec une prédominance féminine et rurale, la durée moyenne d’évolution est de 2 à 6 mois en l’absence de traitement avec un bon pronostic à court et long terme. Cette catégorie a été intégrée dans la CIM -10 (OMS, 1993) sous le terme de Troubles psychotiques aigus et transitoires (Tableau 13-I). Le manuel (ibid., p. 90) précise différents points : les facteurs de stress seraient fréquents, les troubles s’installent en moins de deux semaines, ils guérissent totalement en moins de 3 mois, le pronostic n’est toutefois pas possible d’emblée sur les éléments cliniques. Dans le volume de la CIM-10 concernant les critères pour la recherche (OMS 1994), ceux-ci sont précisés.
Dans le DSM-III-R (American Psychiatric Association, 1987), le trouble figurait sous le terme de « Psychose réactionnelle brève », systématiquement associée à un facteur de stress. Dans le DSM-IV (American Psychiatric Association, 1994) figure une catégorie Trouble psychotique bref dont les critères diagnostiques sont rappelés dans le Tableau 13-II. Ces derniers critères sont restés inchangés dans le DSM-IV-TR, version révisée en 2000 (American Psychiatric Association, 2000).
Ce concept de psychose aiguë transitoire rappelle bien sûr la description classique pour la psychiatrie française de la bouffée délirante aiguë (BDA) de Magnan. Il est d’ailleurs frappant de constater que ce terme figure en français dans le texte du DSM (American Psychiatric Association, 2000), non pas dans le corps du manuel, mais dans l’annexe consacrée aux syndromes liés à la culture, comme syndrome « typique » d’Haïti et d’Afrique de l’Ouest1 ! Très tôt, Devereux avait pourtant souligné l’intérêt de ce concept, comme Ralph Linton le rappelle en 1956 : « Je me souviens que Devereux me répétait à quel point il était nécessaire de réactualiser le terme plus ou moins obsolète “d’état délirant transitoire” pour une description correcte des troubles mentaux dans les sociétés primitives » (cité par Collomb, 1965, p. 170).
Dans de nombreux pays, les psychiatres ont une grande habitude des tableaux délirants aigus de signification et d’évolution variables. On peut citer les travaux considérables de Collomb sur la bouffée délirante aiguë au Sénégal (Collomb, 1965 ; Hanck et coll., 1976), ceux menés par Ifrah au Maroc et chez les migrants marocains en France (1980), ceux de Durand et Traore (1992) en Côte d’Ivoire . De nombreux cas ont été publiés (Martino et coll., 1965 ; Fajri et coll., 1996, etc.). Collomb a caractérisé la clinique de ces bouffées délirantes aiguës à partir de 125 cas vus à l’hôpital de Fann à Dakar (1965) :
2. la personnalité antérieure est sans particularité ;
3. l’expérience délirante possède une certaine familiarité pour l’individu comme pour le groupe ;
9. la réaction de l’entourage est importante pour l’évolution ;
10. la guérison est la règle (90 % des cas) et elle est rapidement obtenue (environ 2 mois).
Collomb, reprenant les travaux de Follin, soulignait que de tels accès concernaient « la couche superficielle de la personnalité, la façade pour autrui ; elles n’ébranlent pas la couche profonde, celle de la personne » (ibid., p. 235). Collomb insistait sur la dimension « positive » de la bouffée délirante aiguë, qui constituait une défense face à l’angoisse, en même temps qu’une tentative de remaniement identitaire et qu’un appel au groupe. « Elle [la BDA] reste dialogue, dialogue voulu par le malade, reçu par le groupe. Le verbe anime la force pathologique comme une surabondance de signifiant. Nous sommes loin du schizophrène, fermé sur lui-même, refusant les autres, renvoyé à sa propre grimace dans une existence que le verbe a désertée ou n’a pu animer » (ibid., p. 234). Selon Collomb (ibid., p. 236), il est toujours possible de percevoir ou non une part de fonctionnement autistique, qui vient marquer la présence ou l’absence d’un processus schizophrénique. Nous serons plus prudents sur ce point, ainsi que sur l’hypothèse faite par Collomb dans une optique culturaliste d’une sorte de « personnalité de base » chez l’Africain, à l’origine de la fréquence de telles manifestations.
Cependant, ce que Collomb soulignait déjà dans cet article, c’est la gravité de la BDA chez le sujet migrant, privé des systèmes de sens, de compréhension, et de soins offerts par l’environnement d’origine. Ifrah (1980) a souligné la complexité et la multiplicité de sens possibles au cours de ce type de crise, et a insisté sur la rareté relative de l’évolution paranoïde. La BDA vient signer un désordre pour la famille qui va d’emblée commencer à lui chercher une origine et un sens en s’appuyant, entre autres choses, sur des éléments culturels. La BDA n’appelle pas nécessairement la mise en route de soins médicaux, les premières attitudes de recherche d’aide se font à l’intérieur de la famille élargie, auprès de divers détenteurs de savoirs, et c’est souvent dans un second temps, ou lorsque les différentes mesures ont été inefficaces, que des soins psychiatriques sont demandés. Dans la migration, les possibilités de sens offertes habituellement par l’entourage disparaissent en partie, et les urgences hospitalières deviennent fréquemment le premier – et le seul – lieu de soin.
Les étapes du diagnostic de délire aigu en situation transculturelle
Pour l’évaluation d’un état d’allure délirante en situation transculturelle, il est nécessaire de se poser successivement deux questions : s’agit-il bien d’un délire, et quelle peut être sa signification ?
À partir de quel moment peut-on parler de délire, et non de croyance ? Les psychiatres considèrent généralement à la suite d’Henri Ey que le délire est « la croyance irréductible et inébranlable à une conception fausse de la réalité ». En situation transculturelle, on est rapidement confronté aux limites d’une telle définition : la réalité est une notion finalement très subjective… Preuve en est la manière dont les psychiatres coloniaux ont initialement considéré tout énoncé faisant référence au surnaturel comme délirant. Ainsi, la croyance dans des êtres surnaturels (anges, jnouns, rabs) ou dans des procédés techniques à l’origine de troubles et de malheurs (sorcellerie, maraboutage , envoûtement ) peut difficilement être taxée de délire a priori. Nathan (1986, p. 87) a avancé que le délire était « une croyance plus vraie, plus réelle, plus subjective, que la croyance commune ».
En ce qui concerne les hallucinations, la culture exerce également une grande influence, que ce soit sur leur forme (visuelle, auditive, etc.), sur leur contenu (esprits, démons, etc.) ou sur la distinction entre phénomènes normaux et pathologiques (Jenkins, 1998). Une étude récente réalisée au Royaume-Uni en population générale auprès de sujets caucasiens et de sujets issus de minorités ethniques a montré que des expériences hallucinatoires étaient rapportées par 4 % des sujets caucasiens, 9,8 % des sujets originaires des Caraïbes et 2,3 % des sujets asiatiques (Johns et coll., 2002). Cependant, après passation d’un entretien standardisé (Present State Examination), seuls 25 % des patients ayant expérimenté des hallucinations présentaient un trouble psychotique , avec une grande variabilité interethnique puisque 50 % des patients caucasiens présentaient un trouble psychotique, contre seulement 20 % chez les patients originaires des Caraïbes ou d’Asie. Selon les auteurs de cette étude, les hallucinations, loin d’être la marque d’un processus pathologique, pourraient se distribuer selon un continuum entre l’expérience normale et la pathologie. Si la psychiatrie et la psychologie estiment généralement que l’hallucination présente une différence de nature avec des expériences comme les visions , les rêves , les états dissociatifs, il n’en va pas de même dans beaucoup d’autres contextes, où l’ensemble de ces phénomènes peut être rattaché à une même cause, par exemple un état de possession . Il est également fréquent que des sujets évoquent des phénomènes de vision, de rêve , comme des éléments de la réalité et non pas « comme si » cela s’était passé, ce qui peut être relié à des manières différentes de concevoir la réalité (Al-Issa, 1995) et entraîner un excès de diagnostic de psychose. Le terme même de persécution recouvre ainsi des réalités différentes. Pour Nathan (1986), les idées de possession ou d’envoûtement ne signifient pas nécessairement l’extériorité des causes. Ceci vient d’une « confusion entre le dehors et le dedans ». Le fait de se dire envoûté par une personne signifie pour la psychiatrie occidentale que le sujet lui attribue les sentiments qu’il lui porte. Pour un sujet africain, le même énoncé concerne en fait « l’intériorité… cette personne est en moi, je suis plein de la pensée que j’ai pour elle » (ibid.).
Les phénomènes de transe ou de possession peuvent facilement être confondus avec un état délirant (McCormick et Goff, 1992 ; Pereira et coll., 1995). Ces manifestations, comme plus généralement l’ensemble des syndromes liés à la culture, peuvent pourtant correspondre à différentes situations qui vont de situations non pathologiques à des troubles psychiatriques graves. En effet, des situations de détresse par exemple réactionnelles à un événement de vie, des troubles affectifs, névrotiques peuvent s’extérioriser d’une manière culturellement codée, par exemple un tableau de possession . Ce n’est donc pas à partir des signes témoignant de la possession que l’on pourra poser un diagnostic psychiatrique. Pour autant, un authentique délire peut également emprunter à ce modèle. Il n’est donc pas possible de dresser des équivalences entre des tableaux de syndromes liés à la culture et des diagnostics psychiatriques.
Le diagnostic de délire établi, il faut garder à l’esprit que sa signification n’est pas univoque. Le diagnostic de bouffée délirante aiguë garde ici tout son intérêt dans la mesure où il ne présage ni de la signification ni du pronostic de tels épisodes. Les épisodes psychotiques brefs et de bon pronostic sont fréquents en situation transculturelle, et ils peuvent correspondre chez les migrants ou leurs enfants à une tentative de réaménagement identitaire, lorsque le sentiment de continuité de soi a été mis à mal par la migration . Il est intéressant en clinique de toujours considérer le potentiel dynamique et structurant de telles crises, et de ne pas assigner à ces patients un diagnostic de psychose dès le premier épisode. Sans doute convient-il, comme le soulignaient déjà Ortigues et Ortigues (1966) au cours de leur expérience africaine, de rechercher de nouvelles frontières au délire en situation transculturelle.
Diagnostic de dépression
En situation transculturelle, la reconnaissance du diagnostic de dépression ne va pas de soi. Rappelons que durant la période coloniale, on estimait généralement que la dépression était très rare en Afrique. Les psychiatres européens cherchaient en fait à mettre en évidence la tristesse de l’humeur et les sentiments de culpabilité et d’indignité, considérés alors comme les éléments essentiels de la dépression, et ils ne les trouvèrent pas, ce qui conduisit à des théorisations évolutionnistes sans fondement. « Elles [ces théories] partent de l’idée que le psychisme dépend de la culture et s’édifient en ignorant précisément cette culture » (Diop, 1967, p. 192). Ovuga (1986) a souligné, à partir de son expérience clinique au Kenya , les formes cliniques très différentes que la dépression pouvait prendre en Afrique subsaharienne, et a souligné que la tristesse de l’humeur n’en était ni le phénomène primaire, ni un symptôme constant, ce que Ahyi et coll. ont aussi établi au Bénin . Le travail de Hanck et coll. (1976) au Sénégal et au Zaïre mérite également d’être rappelé. Ces auteurs, reprenant à leur compte le concept de dépression masquée développé dans les années 1970, ont proposé l’existence d’un « masque noir de la dépression » constitué de manifestations psychotiques aiguës associées à des plaintes somatiques. Ils rapportent dans ce travail dix histoires cliniques de patients présentant des bouffées délirantes aiguës dont la symptomatologie a régressé avec un traitement par antidépresseur tricyclique prescrit en monothérapie.
La question des thèmes du délire dans la dépression est particulièrement problématique. Louiz et coll. (1999) ont examiné 73 dossiers de patients consécutifs hospitalisés à Sousse (Tunisie) pour un épisode dépressif majeur avec caractéristiques psychotiques selon les critères du DSM -IV. Le délire de persécution représente la thématique la plus fréquente (48 %), suivi par les idées délirantes de culpabilité (31 %), le délire est polymorphe dans 15 % des cas et des hallucinations (le plus souvent auditives) sont présentes chez 32 % des patients. Les auteurs soulignent l’évolutivité de ces données depuis une trentaine d’années : la fréquence des thèmes de persécution tend à diminuer progressivement tandis que celle des thèmes de culpabilité augmente. Marsella (1980) a également fait l’hypothèse d’une variation de la symptomatologie de la dépression selon les sociétés en fonction de leur « degré d’occidentalisation ». La fréquence des idées persécutives en Afrique a été comprise comme témoignant de particularités d’un hypothétique psychisme africain, que ce soit en termes évolutionnistes pour des auteurs comme Carothers (1953), ou psychanalytiques dans une perspective culturaliste (Hazera, 1981). Selon Diop et coll. (1964) : « La persécution colore toute la psychiatrie africaine. Vécue sur un mode délirant, interprétatif, ou culturel , elle est explication à tout ce qui trouble l’ordre, désorganise les relations, atteint l’individu dans son être physique, mental, ou spirituel. Elle est éprouvée par l’individu malade, proposée par sa famille ou son entourage, mise en forme par le guérisseur ou le “marabout ”. Les thèmes de persécution fréquemment supportés par des hallucinations visuelles ou verbales sont au centre de toutes les psychoses chroniques ou aiguës. Ils sont toujours explicités dans les névroses, souvent dans les maladies psychosomatiques et dans n’importe quelle situation vécue de façon douloureuse ou désagréable… Les idées de possession, d’envoûtement, de persécution ne sont pas toujours des idées délirantes vraies : elles peuvent se rencontrer chez des individus “normaux” et ne sont, pour le “malade”, qu’une façon de traduire les symptômes morbides, en l’occurrence dépressifs, d’une manière qui est comprise par le groupe ». Cette description rejoint ainsi le concept de désordre ethnique , comportement anormal mais adapté, repérable et compréhensible, sorte de modèle psychopathologique au sein d’une culture, proposé par Devereux par opposition aux désordres idiosyncrasiques, invariablement anormaux quelle que soit la culture (Devereux, 1970). Certains éléments de la symptomatologie peuvent être considérés comme psychotiques alors qu’ils traduisent l’existence d’un phénomène qui se joue dans un autre registre, celui d’un codage culturel de la souffrance. Au cours de la dépression en situation transculturelle, la signification des manifestations dites psychotiques est sujette à caution. De même la congruence du délire à l’humeur en situation transculturelle nous semble particulièrement difficile à apprécier dans la mesure où les thèmes que nous considérons significatifs de dépression (l’autodépréciation, la culpabilité ) ne semblent pas l’être dans d’autres contextes culturels.
La fréquence des plaintes somatiques est fréquemment soulignée en situation transculturelle. Elle est souvent le motif de consultation initial retrouvé chez les patients déprimés. Souvent ces symptômes sont délibérément mis en avant par les patients déprimés, même s’ils ressentent également des signes de souffrance psychique (Abas et Broadhead, 1997 ; Weiss et coll., 2001).
Pour en finir avec le « syndrome méditerranéen »
« Syndrome méditerranéen », « transalpinite », « hystérie du migrant portugais », les locutions ne manquent pas pour qualifier un tableau de plaintes somatiques jugées hyperexpressives, théâtrales, et surtout non fondées, survenant chez des sujets originaires du bassin méditerranéen (à l’exclusion de sa portion française bien sûr). Ces termes, qui n’apparaissent généralement pas dans les publications, sont pourtant toujours en usage chez les cliniciens, et le tableau est généralement rapporté à l’hystérie , ou à la simulation . Ces locutions, dans leur construction sémantique même, font le lien entre une population, voire une nation, et un trait de caractère, quelque chose de constitutionnel dont l’état pathologique constituerait l’exacerbation. En cela, on peut affirmer qu’il s’agit de pseudodiagnostics marqués par le racisme.
C’est en fait la question des somatisations et de leur statut chez les patients migrants qui est posée. La plainte somatique apparaît en effet comme un mode privilégié de la souffrance, ce qui entre souvent en résonance avec une représentation de l’immigré où celui-ci « n’est que corps » (Sayad, 1999, p. 300), renvoyant à une opposition corps/tête. Selon cette dichotomie entre l’âme (la tête) et le corps, on a tôt fait de conclure que si le corps du migrant parle autant, c’est parce que sa tête ne parle pas, qu’il ne verbalise pas, voire même qu’il n’élabore pas. Or, la dichotomie âme/corps est une conception ethnocentrée, qui n’a pas de valeur dans la plupart des pays non occidentaux. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour rendre compte de la fréquence avec laquelle les plaintes somatiques sont mises en avant.
Une étude réalisée par Channabasavanna et coll. en Inde (1993) a mis en évidence le fait suivant : 80 patients ambulatoires dépistés positivement pour un syndrome dépressif ont été examinés. Lors des questions ouvertes sur les symptômes gênants qu’ils éprouvaient, 85 % évoquaient des symptômes somatiques, et seulement 31 % des symptômes dépressifs. Pourtant, 89 % évoquèrent ensuite des symptômes dépressifs lors de l’entretien structuré. La fréquence des plaintes somatiques pourrait selon les auteurs de cette étude être un artefact : celles-ci étant simplement mises en avant, alors qu’elles ne sont que l’un des éléments d’un tableau clinique plus complexe, ce qu’avait déjà avancé Kirmayer dans une vaste revue de la littérature sur les somatisations (1984). Reste à savoir pourquoi celles-ci sont ainsi « sélectionnées » : est-ce parce qu’elles sont jugées moins stigmatisantes, ou est-ce une « recherche de la bonne manière d’exprimer un conflit » (Ifrah, 1980) ? La sélection des aspects « somatiques » de la souffrance peut aussi avoir une fonction défensive, comme il est fréquemment le cas chez les demandeurs d’asile victimes de traumatismes psychiques graves (Baubet et Moro, 2003) : n’évoquer le syndrome de répétition traumatique qu’à travers ses aspects corporels permet de mettre partiellement à distance la réactualisation déstructurante de la situation qui a occasionné l’effroi. Enfin, chez les migrants, la question de la langue , des difficultés de communication avec le corps médical, pourrait favoriser la mise en forme « somatique » de la plainte.
Dans certains cas, la plainte somatique est culturellement codée. Elle renvoie alors à un registre totalement différent de ce qu’elle semble être. Dans certains contextes, les douleurs des yeux sont une manière culturellement conforme d’évoquer des problèmes sexuels, ailleurs les douleurs lombaires du jeune homme lui indiquent la nécessité de se marier. Parfois, elle réalise un signe qui permet d’inférer une étiologie surnaturelle (des douleurs migratices lancinantes et une impuissance dans les cas de possessions par des jnoun par exemple). Il faut rappeler que dans de tels cas, le patient n’amène en principe pas lui-même l’étiologie culturelle. Celle-ci doit être énoncée de l’extérieur dans un cadre approprié.
Il serait donc dommageable de se contenter du diagnostic d’hystérie ou de trouble somatoforme sans avoir pris le temps de procéder à une évaluation soignée. En situation transculturelle la validité du trouble somatoforme (rattaché dans le DSM -IV au cadre des troubles anxieux ) est sujette à caution, tant la fréquence des diagnostics doubles (avec un épisode dépressif majeur , ou d’autres troubles anxieux) est élevée (Weiss, 2001 ; Kirmayer et Young, 1998). L’évaluation permet de retrouver très fréquemment des troubles dépressifs, anxieux, post-traumatiques. L’enjeu est de taille, puisqu’il s’agit de ne pas laisser s’installer un malentendu qui, dans un certain nombre de cas, aboutira à une aggravation du tableau, à des complications, voire à la chronicisation, mécanisme donnant parfois lieu à la survenue de tableaux dits « sinistrosiques ». De plus la dimension psychopathologique individuelle n’est pas la seule à considérer : la plainte somatique n’est pas uniquement l’expression d’un conflit intrapsychique, elle peut également être lue selon différents axes complémentaires : une manière de se repositionner dans ses rôles sociaux et familiaux, une façon culturellement codée d’exprimer un état de souffrance, une métaphorisation de l’expérience, amenant de nouveaux sens et des possibilités de repositionnement (Kirmayer et Young, 1998).

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