Chapitre 9 Vers une approche intégrative du jeu pathologique
De l’approche morale à la médicalisation du jeu excessif
Perspective historique
De manière récurrente, les discours sur les jeux de hasard et d’argent (JHA) ont été marqués par la condamnation d’une activité « déviante », allant à l’encontre des valeurs comme l’effort et le mérite, et menaçant la hiérarchie sociale (Reith, 2007). À partir du XIXe siècle apparaissent les premières conceptualisations médicales du jeu excessif, qui est alors considéré avant tout comme une « maladie morale » (Panese et Barras, 2010). Au début du XXe siècle, le jeu excessif est envisagé comme la « déformation morbide » d’une passion ordinaire, dont l’origine relève de l’« état psychique » (Panese et Barras, 2010). Les premières observations cliniques apparaissent avec, notamment, les descriptions de Freud (1928) qui définit le trouble comme une névrose de compulsion. Dans les années 1950, on assiste à une « subjectivation publique du jeu pathologique comme souffrance » (Panese et Barras, 2010). Le mouvement des Gamblers Anonymous, qui considère le jeu excessif comme une maladie incurable dont le rétablissement n’est possible qu’au prix de l’abstinence, naît à cette période. À partir des années 1970, la libéralisation du marché des JHA et l’expansion considérable de l’offre vont de pair avec une diminution des considérations morales. L’année 1980 sonne l’heure de la « DSM’isation » du trouble (Panese et Barras, 2010), avec l’apparition du « jeu pathologique » dans le manuel de référence. Ce dernier présente le joueur « pathologique » comme un individu distinct des autres types de joueurs, pouvant être évalué au moyen d’une liste de symptômes. Le trouble augmente en visibilité et devient un sujet de recherche dans de nombreux domaines, notamment en sociologie, psychologie, droit, économie et médecine.
Axes d’intégration du jeu excessif
Jeu excessif en tant qu’addiction
Depuis quelques années, la majeure partie des auteurs considère le jeu excessif comme une addiction comportementale. C’est d’ailleurs dans la catégorie « Addictions and Related Disorders » que le trouble devrait apparaître prochainement dans le DSM-V, sous l’appellation de « Disordered Gambling » (Bowden-Jones et Clark, 2011), en raison des nombreux points communs existant entre le jeu excessif et les troubles liés aux substances (pour une synthèse : Grant et al., 2010). Ces points communs concernent principalement la phénoménologie des troubles (notamment symptômes de tolérance et de sevrage, « craving »), leur évolution (chronicité, rémissions spontanées), les dommages (familiaux, financiers, légaux), les traits de personnalité (impulsivité, recherche de sensations), les comorbidités, les cognitions (recherche de récompense immédiate, mauvaises prises de décisions), la neurobiologie (circuit dopaminergique) et la réponse aux traitements (modèles 12 étapes, approches motivationnelles, prévention de la rechute, pharmacothérapie).
Les modèles conceptuels des addictions en général sont aussi nombreux que variés (pour une synthèse : West, 2006), et il n’est pas possible de les énumérer ici de manière exhaustive. Parmi ceux qui intègrent explicitement le jeu excessif, on peut citer la « théorie générale des addictions » (Jacobs, 1986), qui décrit le jeu excessif en tant que paradigme du modèle. Selon l’auteur, différents facteurs physiologiques et psychologiques sont à l’origine du trouble : un état physiologique de base hypotendu/déprimé ou à l’inverse hypertendu/anxieux, et une prédisposition psychologique à des sentiments négatifs, comme une mauvaise estime de soi, forgés par des expériences précoces de rejet. Ainsi, la personne cherche, par son comportement de jeu ou sa consommation de substances, autant une échappatoire à ses affects négatifs qu’une tentative d’autoréalisation. Par la suite, ses conduites se maintiennent par effet des renforcements positifs et négatifs.
Dans une volonté d’intégrer tant les addictions avec substances que sans substances dans une définition opérationnelle et « DSM-compatible », Goodman (1990) les définit comme un processus par lequel un comportement, adopté à la fois pour procurer du plaisir et pour soulager un inconfort interne, est utilisé selon un pattern caractérisé par : (1) une perte de contrôle récurrente sur le comportement et (2) une poursuite du comportement en dépit des dommages. Cette définition place les éléments de dépendance et de compulsion au centre de l’addiction. Elle met en avant non pas l’objet d’addiction, mais un processus addictif sous-jacent dont la manifestation varie.
Dans la même veine, le « modèle du syndrome d’addiction » (Shaffer et al., 2004) considère l’addiction comme un syndrome partageant des facteurs étiologiques communs et dont les expressions varient.