Chapitre 9 Uvéites syphilitiques
Bien connue dès le Moyen Âge sous la dénomination de « grande vérole », de « mal de Naples » ou de « mal des Francs », la syphilis est une affection qu’il ne faut jamais oublier d’évoquer. Celle-ci doit impérativement être recherchée devant une uvéite persistante ne répondant pas à un traitement anti-inflammatoire ou même devant toute uvéite dont l’étiologie n’est pas évidente.
La syphilis est une maladie causée par le Treponema pallidum, bactérie spiralée appartenant à l’ordre des Spirochoetales[1]. L’ordre des Spirochoetales comprend trois familles : les Brachyspiraceae, les Leptospiraceae et les Spirocheteae. La famille des Spirochetae comprend deux genres : Borrelia et Treponema.
Le genre Treponema comprend les agents de la syphilis, maladie vénérienne causée par le Treponema pallidum subsp. pallidum, et des tréponématoses non vénériennes, ou syphilis endémiques, telles que le bejel (Treponema pallidum subsp. endemicum), le « pian » (Treponema pallidum subsp. pertenue) et la « pinta » (Treponema carateum), observée sporadiquement en Amérique centrale et Amérique du Sud. Les formes endémiques de la syphilis de nature non vénérienne se rencontrent principalement dans les pays d’Afrique, du Moyen-Orient, de l’Europe centrale, de l’Afrique intertropicale, de l’Indonésie, de l’Amazonie et de l’Amérique du Sud. Ces différentes formes de tréponématoses endémiques se distinguent avant tout par la clinique [2]. Les tests standards de laboratoire, tels que le VDRL, TPHA et le FTA-Abs, ne permettent pas de différencier ces formes endémiques des formes vénériennes de la syphilis. Ce chapitre est consacré principalement aux tréponématoses vénériennes.
Épidémiologie
L’uvéite syphilitique est une maladie rare puisqu’elle n’est reportée de nos jours que dans 0,1 % à 1,7 % des cas d’uvéites dans les plus grandes séries [3,4]. À l’échelle mondiale, la prévalence de la syphilis a régulièrement diminué depuis la découverte de la pénicilline en 1945 jusqu’en 1980. Cette tendance s’est inversée entre 2001 et 2003 : selon les données du CDC (Center for Disease Control), le nombre de cas de syphilis est passé respectivement de 2,1 cas pour 100 000 à 2,7 cas pour 100 000 habitants. Cette augmentation a été observée principalement chez les hommes. Elle s’explique avant tout, chez les patients infectés par le VIH, par l’introduction des trithérapies (HAART) associée à une augmentation des tendances à risque des groupes homosexuels, dans lesquels une augmentation de 1 400 % a été observée [5].
En revanche, la syphilis congénitale a diminué de façon progressive et régulière de 1991 à 1999. La diminution moyenne a été de 22 % par année pour atteindre une incidence moyenne de 14,3 cas pour 100 000 naissances en 1999 [6].
Physiopathogénie
Le Treponema pallidum est une bactérie mesurant 5 μm à 15 μm de longueur et moins de 0,18 μm de largeur [7]. La transmission se fait avant tout par contact sexuel durant le premier et le deuxième stade de la maladie (syphilis acquise) ; mais il peut également s’agir de transmission lors de transfusion sanguine ou lors de contact direct avec le tréponème. Une transmission placentaire ou durant la naissance est également possible (syphilis congénitale). La transmission se fait par contact direct avec les lésions actives des lèvres, de la cavité orale, des seins ou sur les parties génitales. L’infection se propage par le système lymphatique et le système sanguin dans les heures ou les jours qui suivent le contact. Pratiquement tous les organes peuvent être touchés, y compris les yeux et le cerveau. La bactérie se divise toutes les 30 à 33 heures.
Immunité et syphilis
L’immunité acquise lors du contact avec la syphilis ne confère pas une protection absolue contre une infection ultérieure [7]. L’immunité humorale ne confère qu’une immunité partielle et la réponse cellulaire joue également un grand rôle lors de l’infection. Sa couche externe riche en phospholipides confère à la bactérie une protection relative n’offrant que peu d’antigènes de surface. Durant la phase de latence, les individus infectés sont le plus souvent asymptomatiques. Seuls 30 % à 35 % des patients vont développer un stade ultérieur de la maladie. Aux stades avancés de la maladie, la réponse immunitaire joue un rôle important dans la physiopathogénie.
Syphilis de l’adulte
La maladie a été subdivisée en cinq stades cliniques : la période d’incubation, la syphilis primaire, la syphilis secondaire, la syphilis latente et la syphilis tertiaire. Lors des phases précoces, la fréquence de transmission de la maladie est estimée entre 30 % et 60 % des contacts sexuels. La syphilis primaire est caractérisée par le chancre, correspondant au lieu où le Treponema pallidum pénètre dans la peau ou les muqueuses. Il s’agit d’une ulcération génitale ou extragénitale se présentant comme un ulcère induré, associé dans 70 % à 80 % des cas à des adénopathies localisées. Le chancre est habituellement observé dans 30 % à 60 % des cas ; il peut aussi être douloureux ou non induré [5,8]. La guérison du chancre prend en général entre trois et six semaines mais peut durer parfois jusqu’à six mois [5]. Dans certaines formes, des ulcérations multiples peuvent être observées et faire évoquer à tort le diagnostic d’herpès génital [9].
Le stade secondaire correspond à la dissémination de l’infection. La maladie est marquée par la fièvre, les arthralgies, l’asthénie. Les manifestations systémiques sont diverses, comme les lymphadénopathies, une hépatosplénomégalie avec hépatite, une glomérulonéphrite, une périostite, la méningite et l’uvéite [5,10]. Les manifestations cutanées comprennent le rash cutané, avec des lésions maculaires ou maculopapulaires associées à des lésions squameuses (syphilides), le condyloma latum, les ulcérations orales [10]. En l’absence de traitement, un patient sur quatre a des épisodes récurrents de manifestations au stade secondaire de la syphilis associées à des éruptions cutanées récurrentes, des ulcérations de la bouche et de la fièvre.
Environ 35 % des patients présentant une syphilis latente tardive vont développer une forme tertiaire de la syphilis. La phase tertiaire ou tardive comprend la neurosyphilis, la syphilis cardiovasculaire et la forme de gomme syphilitique. Des critères précis existent pour la définition de la neurosyphilis. La période d’incubation est généralement de cinq à douze ans pour la syphilis méningovasculaire et de dix à vingt ans pour la forme parenchymateuse, correspondant à une infiltration de la moelle épinière (tabes dorsalis) ou à une infiltration du cerveau (general paralysis of the insane) et, très rarement, à une atteinte des deux [10]. La forme cardiovasculaire apparaît habituellement quinze à trente ans après la primo-infection et peut toucher tous les gros vaisseaux. Elle peut se compliquer d’anévrisme. Les gommes syphilitiques apparaissent environ douze ans après la primo-infection [10].
Syphilis congénitale
La syphilis congénitale est une maladie rare dans les pays industrialisés. Une augmentation des cas de syphilis congénitale avait été rapportée en 1988 aux États-Unis [11]. Ses manifestations cliniques doivent impérativement être connues par les cliniciens pour ne pas manquer ce diagnostic. La petite taille du Treponema pallidum rend possible le passage transplacentaire.
Lors d’atteintes congénitales, les manifestations primaires in utero passent le plus souvent inaperçues. L’âge de deux ans a été choisi de façon arbitraire pour distinguer la syphilis congénitale précoce de la syphilis congénitale tardive [7].
SYPHILIS CONGÉNITALE TARDIVE
Les manifestations tardives résultent d’une atteinte congénitale précoce méconnue. Les signes caractéristiques sont la présence de la dystrophie dentaire de Hutchinson, caractérisée par une déformation des deux incisives supérieures de la seconde dentition — le bord libre de la dent est creusé par une encoche en coup d’ongle, la face antérieure de la dent est abrasée en biseau, la dent est ovoïde et plus large à sa base qu’à son bord libre. La kératite interstitielle est relativement fréquente, observée dans environ 50 % des cas (fig. 9-1) ; elle apparaît habituellement entre six et douze ans. La surdité est présente dans 5 % des cas.
Méthodes de diagnostic
DIAGNOSTIC DIRECT
Durant la phase initiale de la maladie, les sérologies sont négatives et le diagnostic est fondé avant tout sur la clinique et la mise en évidence du tréponème ou de ses constituants. Le prélèvement est effectué sur les ulcérations ou les érosions génitales, anales ou buccales [12].
Le diagnostic se fait par microscopie à fond noir afin de distinguer le Treponema pallidum des tréponèmes saprophytes ; cet examen peut être complété par une immunofluorescence [5]. La technique de microscopie à fond noir a été développée pour diagnostiquer la syphilis puisque le T. pallidum était trop petit pour être mis en évidence par microscopie optique conventionnelle. L’utilisation de la PCR dans la phase précoce de la maladie s’est également révélée un examen de choix (cf. infra).