Chapitre 9
Tolérance immunitaire et auto-immunité
Discrimination entre le soi et le non-soi dans le système immunitaire et ses échecs
Dans ce chapitre, les questions suivantes sont traitées :
Comment le système immunitaire maintient-il son absence de réponse aux antigènes du soi ?
Quels sont les facteurs qui peuvent contribuer à la perte d’autotolérance et au développement d’une auto-immunité ?
Ce chapitre commence par la présentation des principes et des caractéristiques les plus importantes de la tolérance au soi. Ensuite, nous examinons les différents mécanismes qui maintiennent cette tolérance aux antigènes du soi et comment les défaillances de chacun de ces mécanismes provoquent une auto-immunité.
Tolérance immunitaire : signification et mécanismes
La tolérance immunitaire est une absence de réponse aux antigènes induite par l’exposition des lymphocytes à ces antigènes. La rencontre de lymphocytes avec leur antigène spécifique peut avoir trois conséquences :
les lymphocytes peuvent être activés, entraînant une réponse immunitaire ; les antigènes sont alors qualifiés d’immunogènes ;
il est possible aussi que ce contact entraîne la mort ou l’inactivation des lymphocytes, et donc la tolérance ; dans ce cas, les antigènes sont dits tolérogènes ;
enfin, dans certaines situations, les lymphocytes spécifiques d’un antigène peuvent ne pas réagir du tout. On parle alors d’ignorance, les lymphocytes étant indifférents à la présence de l’antigène.
Le phénomène de tolérance immunitaire est important pour plusieurs raisons. Tout d’abord, comme indiqué en début de chapitre, les antigènes du soi induisent normalement une tolérance et l’échec de la tolérance au soi est la cause des maladies auto-immunes. Ensuite, si nous connaissons la manière dont la tolérance est induite dans les lymphocytes spécifiques d’un antigène particulier, il sera alors possible d’utiliser ces connaissances pour empêcher ou contrôler des réactions immunitaires indésirables. Certaines stratégies visant à induire une tolérance sont actuellement à l’étude pour traiter les allergies ou les maladies auto-immunes et pour prévenir le rejet de greffes. Les mêmes stratégies peuvent s’appliquer à la thérapie génique, afin de prévenir les réponses immunitaires dirigées contre les produits de gènes ou de vecteurs nouvellement exprimés, et même en cas de transplantation de cellules souches si le donneur de celles-ci est génétiquement différent du receveur.
La tolérance immunitaire à différents antigènes du soi peut être induite lorsque les lymphocytes en développement rencontrent ces antigènes dans les organes lymphoïdes primaires (tolérance centrale) ou lorsque les lymphocytes matures rencontrent les antigènes du soi dans les organes lymphoïdes secondaires ou les tissus périphériques (tolérance périphérique) (fig. 9.1). La tolérance centrale est un mécanisme de tolérance concernant exclusivement les antigènes du soi qui sont présents dans les organes lymphoïdes primaires, c’est-à-dire la moelle osseuse et le thymus. La tolérance envers les antigènes du soi qui ne sont pas présents dans ces organes doit être induite et maintenue par des mécanismes périphériques. On ne sait pas quels antigènes du soi ni combien d’entre eux induisent une tolérance centrale ou périphérique, ou sont ignorés par le système immunitaire.
Fig. 9.1 Tolérance centrale et périphérique aux antigènes du soi.
Tolérance centrale. Les lymphocytes immatures spécifiques des antigènes du soi peuvent rencontrer ces antigènes dans les organes lymphoïdes primaires et être éliminés ; les lymphocytes B changent de spécificité (révision ou editing des récepteurs), certains lymphocytes T se différenciant en cellules T régulatrices. Des lymphocytes autoréactifs peuvent achever leur maturation et gagner les tissus périphériques.
Tolérance périphérique. Les lymphocytes autoréactifs matures peuvent être inactivés ou éliminés lors de leur interaction avec des antigènes du soi dans les tissus périphériques ou encore supprimés par des lymphocytes T régulateurs.
Tolérance centrale des lymphocytes T
Les principaux mécanismes de la tolérance centrale des lymphocytes T sont la mort cellulaire et la formation de lymphocytes T régulateurs CD4+ (Treg) (fig. 9.2). Les lymphocytes qui se développent dans le thymus sont des cellules présentant des récepteurs capables de reconnaître de nombreux antigènes, à la fois propres à l’individu et étrangers. Si un lymphocyte immature interagit fortement avec un antigène du soi présenté sous forme d’un peptide lié à une molécule du complexe majeur d’histocompatibilité (CMH) du soi, ce lymphocyte recevra des signaux déclenchant l’apoptose et mourra avant d’avoir pu achever sa maturation. Ce processus, appelé « sélection négative » (voir chapitre 4), constitue un mécanisme important de la tolérance centrale. Le processus de sélection négative touche les cellules T CD4+ et CD8+ autoréactives qui reconnaissent des peptides du soi présentés respectivement par des molécules du CMH de classe II et du CMH de classe I. On ignore pourquoi, dans le thymus, des lymphocytes immatures meurent d’apoptose au lieu d’être activés et de proliférer lorsque l’interaction de leur récepteur de cellule T (TCR) avec un antigène est de forte affinité.
Fig. 9.2 Tolérance centrale des lymphocytes T.
Une forte interaction des cellules T immatures avec des autoantigènes dans le thymus peut entraîner la mort des lymphocytes (sélection négative ou délétion) ou le développement de lymphocytes T régulateurs qui migrent dans les tissus périphériques.
Les lymphocytes immatures peuvent interagir fortement avec un antigène si celui-ci est présent à des concentrations élevées dans le thymus et si les lymphocytes expriment des récepteurs qui reconnaissent l’antigène avec une forte affinité. Les antigènes qui induisent une sélection négative peuvent être des substances abondantes dans tout l’organisme, comme des protéines plasmatiques et des protéines cellulaires communes. Il est surprenant de constater qu’un grand nombre de protéines du soi qui semblaient être exprimées principalement, voire exclusivement, dans les tissus périphériques sont en fait exprimées dans certaines cellules épithéliales du thymus. Une protéine dénommée AIRE (autoimmune regulator) est responsable de l’expression thymique de ces antigènes protéiques par ailleurs propres à certains tissus. Des mutations du gène AIRE sont à l’origine d’un syndrome auto-immun rare portant le nom de polyendocrinopathie auto-immune. Dans cette maladie, plusieurs antigènes tissulaires ne sont pas exprimés dans le thymus en raison de la déficience de AIRE, ce qui explique que les cellules T immatures spécifiques de ces antigènes ne sont pas éliminées. Ces antigènes sont exprimés normalement dans les tissus périphériques appropriés — seule l’expression thymique de ces antigènes est sous le contrôle d’AIRE. Aussi, les cellules T qui émergent du thymus et qui sont spécifiques de ces antigènes attaquent-elles les tissus et causent la maladie. On ignore pourquoi les organes endocriniens sont les principales cibles de cette attaque auto-immune. Une explication possible serait que AIRE facilite spécifiquement l’expression dans les cellules épithéliales thymiques des gènes exprimés essentiellement dans ces organes. Bien que cette maladie rare illustre l’importance de la sélection négative dans le thymus pour le maintien de la tolérance au soi, la contribution d’un défaut de sélection négative à la plupart des maladies auto-immunes n’est pas connue. On pense aussi que la sélection négative est imparfaite et que de nombreux lymphocytes autoréactifs sont présents chez les individus sains. Comme nous le verrons ci-dessous, les mécanismes périphériques peuvent empêcher l’activation de ces lymphocytes.
Certains lymphocytes T CD4+ immatures qui reconnaissent des antigènes du soi dans le thymus avec une forte affinité ne meurent pas, mais se transforment en lymphocytes T régulateurs et gagnent les tissus périphériques (fig. 9.2). Les fonctions des lymphocytes T régulateurs sont décrites ultérieurement dans ce chapitre. Qu’est-ce qui détermine qu’un lymphocyte T thymique mourra ou deviendra une cellule T régulatrice ? La question reste sans réponse.
Tolérance périphérique des lymphocytes T
La tolérance périphérique est induite lorsque des lymphocytes matures reconnaissent des antigènes du soi dans les tissus périphériques, entraînant leur inactivation fonctionnelle (anergie) ou leur mort, ou lorsque des lymphocytes autoréactifs sont contrôlés par des lymphocytes T régulateurs (fig. 9.3). Chacun des mécanismes de tolérance périphérique des lymphocytes T est décrit dans cette section. La tolérance périphérique joue clairement un rôle important dans la prévention des réponses des lymphocytes T aux antigènes du soi qui sont présents principalement dans les tissus périphériques et non dans le thymus. La tolérance périphérique peut également fournir des mécanismes de sauvegarde pour prévenir une auto-immunité quand la tolérance centrale est incomplète.
Fig. 9.3 Tolérance périphérique des lymphocytes T.
Les schémas illustrent les signaux impliqués dans une réponse immunitaire normale (A) et les trois mécanismes principaux de la tolérance périphérique des cellules T (anergie, suppression, délétion) (B).
La reconnaissance de l’antigène sans costimulation adéquate aboutit à une anergie ou à la mort des lymphocytes T, mais peut aussi les rendre sensibles à la suppression par les cellules T régulatrices. Dans les chapitres précédents, nous avons souligné que les lymphocytes T naïfs ont besoin d’au moins deux signaux pour induire leur prolifération et la différenciation en cellules effectrices et mémoire : le « signal 1 » est toujours l’antigène ; le « signal 2 » est assuré par des molécules de costimulation qui sont exprimées sur les cellules présentatrices d’antigène (APC) typiquement comme faisant partie d’une réponse immunitaire innée à des microbes (ou à des cellules endommagées). On croit que les cellules dendritiques dans les tissus normaux non infectés et dans les organes lymphoïdes périphériques sont dans un état de repos, au cours duquel ils expriment peu ou pas de molécules de costimulation telles que les protéines B7 (voir chapitre 5). Ces cellules dendritiques sont constamment en train d’apprêter et de présenter des autoantigènes tissulaires, que des lymphocytes T porteurs de récepteurs pour les antigènes du soi sont capables de reconnaître. Les récepteurs d’antigène fournissent donc des signaux (signal 1) mais, sans contribution de l’immunité innée, la costimulation est nulle. Ainsi, la présence ou l’absence de costimulation est importante pour la détermination de l’équilibre entre activation ou tolérance des cellules T. Quelques exemples illustrant ce concept sont décrits ci-dessous.
Anergie
L’anergie des lymphocytes T est définie comme une inactivation fonctionnelle qui survient lorsque ces cellules reconnaissent des antigènes en absence de costimulation d’intensité adéquate (seconds signaux) nécessaires à une activation complète des lymphocytes T (fig. 9.4). Les cellules anergiques survivent mais sont incapables de répondre à l’antigène. Les deux mécanismes établis expliquant l’absence de réponse cellulaire sont à la fois un blocage de la signalisation par le complexe TCR et la transmission de signaux inhibiteurs provenant de récepteurs autres que le complexe TCR.
Fig. 9.4 Anergie des cellules T.
Un antigène présenté par des cellules présentatrices d’antigène (APC) exprimant des molécules de costimulation induit une réponse normale du lymphocyte T. Si le lymphocyte T reconnaît l’antigène sans une costimulation intense ou l’intervention de l’immunité innée, le lymphocyte T peut perdre son aptitude à transmettre des signaux activateurs, ou la cellule T peut interagir avec des récepteurs inhibiteurs comme CTLA-4 (cytotoxic T lymphocyte-associated protein 4), qui bloque l’activation.
Lorsque les cellules T reconnaissent des antigènes sans costimulation, le complexe TCR peut perdre sa capacité de transmettre des signaux d’activation. Dans certains cas, la cause est l’activation d’enzymes (ubiquitine ligases) qui modifient les protéines de signalisation et les destinent à la destruction intracellulaire par des protéases.
Lors de la reconnaissance d’autoantigènes, les cellules T peuvent également engager préférentiellement l’un de leurs récepteurs inhibiteurs de la famille CD28, CTLA-4 (cytotoxic T lymphocyte-associated antigen 4, ou CD152) ou PD-1 (programmed [cell] death protein 1) (voir chapitre 5), dont la fonction est de mettre fin à l’activation des lymphocytes T. Le résultat net est une anergie de longue durée des cellules T (fig. 9.4). Il est curieux de constater que CTLA-4, qui est impliqué dans la suppression des réponses des cellules T, reconnaît les mêmes molécules de costimulation B7 qui, en se liant à CD28, contribuent à l’activation des lymphocytes T. Une théorie pour expliquer comment les cellules T choisissent d’utiliser CD28 ou CTLA-4, avec des conséquences très différentes, est fondée sur le fait que CTLA-4 a une affinité pour les molécules B7 plus grande que celle de CD28. Ainsi, lorsque la densité membranaire de B7 est faible — comme on peut s’y attendre normalement lorsque les APC présentent des autoantigènes —, le récepteur qui est engagé de préférence est celui ayant la plus forte affinité, c’est-à-dire CTLA-4, mais lorsque les molécules B7 sont nombreuses — comme dans les infections —, le récepteur activateur de faible affinité, CD28, prend le dessus. CTLA-4 fonctionne en bloquant et en éliminant les molécules B7 de la surface des APC, ce qui atténue encore la costimulation et la prévention de l’activation des cellules T ; CTLA-4 peut aussi transmettre des signaux inhibiteurs dans les cellules T. Ceci est un exemple intéressant de la façon dont le degré de costimulation disponible (dans ce cas, les molécules B7) influe sur l’équilibre entre activation et tolérance des lymphocytes T. Comme décrit ci-dessous, CTLA-4 est également utilisé par les cellules T régulatrices pour supprimer les réponses immunitaires.
Plusieurs modèles expérimentaux et des observations cliniques confirment l’importance de l’anergie des lymphocytes T et des récepteurs inhibiteurs dans le maintien de la tolérance au soi. Si les molécules de costimulation B7 sont artificiellement exprimées en abondance dans un tissu chez la souris, cet animal développe des réactions auto-immunes contre les antigènes de ce tissu. Par conséquent, la présence artificielle de seconds signaux rompt l’anergie et active les lymphocytes T autoréactifs. Si, chez des souris, on bloque les molécules CTLA-4 ou PD-1 par administration d’anticorps spécifiques ou qu’on empêche leur expression par invalidation génique, elles développent de fortes réactions immunitaires contre leurs propres tissus. Les patients cancéreux traités par des anticorps qui bloquent CTLA-4 ou PD-1 afin de lever l’inhibition et de stimuler leurs réponses immunitaires antitumorales, développent également des réactions auto-immunes contre de multiples tissus. Ces observations suggèrent que les récepteurs inhibiteurs interviennent en permanence pour garder sous contrôle les lymphocytes T autoréactifs. Des polymorphismes dans le gène CTLA-4 ont été associés à certaines maladies auto-immunes humaines.