9: Psycho(patho)logie de la paternalité

Chapitre 9 Psycho(patho)logie de la paternalité



Mercredi 17 h à la maternité. Je termine une consultation parents/bébé. Louis, le nouvellement né, vient d’être dérangé dans son sommeil par le rhabillage et commence à pleurer avec vigueur. En raccompagnant le trio à la sortie, nous croisons dans la salle d’attente quatre hommes qui attendent sagement le groupe de préparation à la naissance réservé aux « devenant pères » que j’anime.


Je croise l’œil inquiet de l’un d’entre eux qui observe Louis et ses parents avec une extrême vigilance. On lit dans son regard de « primipère » mille questions intriquées : Que vais-je donc faire dans quelques mois quand je vais me retrouver avec « ça » dans les bras et dans les oreilles ? Vais-je « parler bébé » et trouver les gestes adéquats avec aisance ou bien échouer ou pire ne pas avoir envie, gentiment…, violemment ? Que va me laisser sa majesté le bébé de ma moitié, mon amante avec qui j’adore aller sans compter au cinéma, au restaurant et en week-end surprise ? Quelle sera ma réaction quand, au retour du travail avec l’envie de raconter ma journée à ma douce et tendre, je le verrai, lui ou elle, accroché à ses seins nourriciers qui sont mes seins amoureux ? Et que dire de « ma mère à moi », « mon père à moi » qui, en se transformant en fringuant grands-parents, vont devenir gâteux devant leur tout nouveau « chargé de mission d’éternité »…


Tout cela dans un regard ? Non, bien plus encore, la liste des interrogations paternelles est ici seulement esquissée !


Je salue Louis et ses parents et j’invite les « apprentis pères » à rentrer dans la salle de réunion. Pour inaugurer l’échange, chacun se présente. Sont alors le plus souvent évoqués spontanément : la nouveauté ou l’ancienneté du statut de père ; le terme de la grossesse de leurs femmes ; la description de son état de santé pendant la grossesse et de celui de l’enfant à naître ; parfois, la formulation d’emblée de questions précises motivant leur présence ou encore la revendication d’une curiosité sans demande particulière et, enfin, les présences imposées : « C’est ma femme qui m’a demandé de venir. Elle dit que j’en ai drôlement besoin. »


L’expérience de ces groupes75 mais aussi des consultations thérapeutiques périnatales avec des pères seuls ou en couple m’a appris combien de nombreux « devenant pères » manquaient singulièrement d’occasions de symboliser sur la scène sociale ce processus de métamorphose qu’ils traversent. En dépit du battage médiatique de surface, notre société est décidément peu accueillante pour en favoriser l’élaboration. D’une part, j’ai le sentiment que le débat sur les nouveaux pères menace constamment de favoriser essentiellement une conception réductrice où il est, finalement, une « mère comme les autres ». Et, d’autre part, j’ai l’impression que ces agoras médiatiques à l’instar des émissions, du type Ça se discute, donnent aux téléspectateurs peu ou prou passifs, une illusion d’élaboration dans une réflexion par procuration plus propice aux clichés idéologiques aliénants qu’à une mise en récit et en sens affecté et subjectivante. L’institution maternité en elle-même n’est pas en reste à ce sujet : elle semble prête à tolérer ce père maternisé s’il « assure » en post-partum pour le bain et le change, mais elle exprime des résistances opiniâtres à l’accueil de ce père s’il se questionne et, a fortiori, risque d’avoir du vague à l’âme alors qu’on a besoin de son soutien sans faille au moment du blues du post-partum de sa compagne.


Et bien je crois qu’il est temps de tenter de rompre avec cet obscurantisme puissant car le processus de paternalité offre un bouquet de possibles dont il ne faut pas sous-estimer la part potentielle de créativité comme de vulnérabilité pour le sujet lui-même, pour son couple, sa relation avec son enfant, sa famille et son environnement.


En termes spécifiquement psychanalytiques, ce qu’il y a de remarquable dans cette clinique « tout-venant » c’est qu’elle donne à entendre avec une rare générosité la formidable amplification des fantasmes originaires de vie intra-utérine, de scène primitive, de castration et de séduction pendant la période prénatale chez le père. Le questionnement insistant sur l’origine de l’individu, de la sexualité et de la différence des sexes occupe le devant de la scène avec une transparence inhabituelle.


Plus précisément encore, en reprenant l’éclairante distinction entre le « maternel primaire » et le « féminin primaire » de F. Guignard (1997), le processus de paternalité confronte à une singulière réactualisation des fantasmes de vie intra-utérine et de castration inhérents au maternel primaire et de scène primitive et de séduction du féminin primaire. En réponse à cette confrontation au maternel et au féminin en soi, les espaces du paternel et du masculin se redistribuent dans une réédition originale de la bisexualité psychique.


Classiquement, l’étude des « rituels de couvade » (variations psychologiques de la normale) et du « syndrome de couvade » (qui est un « dysfonctionnement » psychologique et somatique76 mais pas une « manifestation psychiatrique », Dayan et al., 1999) regroupe les rares études anthropologiques et psychiatriques en prénatal et en postnatal à ce sujet. L’introduction du terme de « couvade » en 1665 est due au Français Rochefort pour décrire une pratique des tribus Caraïbes : à l’accouchement de la femme, le mari se met au lit pour s’y plaindre, faire l’accouchée et se mettre à la diète. G. Delaisi de Parseval (1981) en a formulé une remarquable analyse psychanalytique de la diversité des formes contemporaines.


Dans ce contexte de crise maturative complexe, le processus de paternalité comporte une variable clinique typique que je souhaite positionner ici comme un axe majeur : il s’agit de l’espace-temps des variations, parfois fortes, de la normale de la dépressivité paternelle périnatale et de la dépression paternelle périnatale en réponse à la crise de cette réactivation fantasmatique.


Cette « dépressivité paternelle » s’inscrit tout à fait à mon sens dans le droit fil de la « capacité dépressive » dont P. Fédida (2003) a fait l’éloge en se référant à l’accès à la position dépressive chez M. Klein. Toutes les manifestations tempérées comportementales, psychosomatiques, névrotiques du syndrome de couvade (Delaisi de Parceval, 1981) paternel s’apparentent au travail de cette dépressivité.


Quant au terme « dépression paternelle périnatale », je crois bon de le réserver aux scénarios où le devenant père voit justement sa « capacité dépressive » mise en échec et subit une souffrance qui mérite dans le meilleur des cas un étayage psychothérapique.


Mais c’est ici la diversité des mille et un possibles entre dépressivité et dépression paternelle dont je souhaite stimuler l’exploration. C’est pourquoi j’utiliserai la formule générique de « dépressivité/dépression paternelle périnatale » pour convoquer toute la largeur du spectre des possibles sans présumer du contraste des tableaux cliniques. Je me fonde sur le postulat suivant, l’issue de la traversée paternelle de cet espace-temps périnatal dépend en bonne part des précédentes métamorphoses : celle du fœtus devenant bébé, du bébé devenant enfant et de l’enfant devenant adolescent.


Dans cette perspective, les pistes psychopathologiques reconnues pour la dépressivité/dépression paternelle sont reprécisées, puis trois scénarios archétypaux sont envisagés : Abel et Caïn, Laïos et le petit Hans que je développerai particulièrement en dialoguant avec Freud qui parle de la « dépression de l’humeur » de Hans. À partir de ce précieux héritage mais aussi de l’apport récent de F. Héritier, j’émettrai une hypothèse supplémentaire sur la dépressivité/dépression paternelle qui, je l’espère, complétera utilement la vision des vertus et des vertiges de la paternalité périnatale. Ce chapitre se clôturera par l’évocation des autres tableaux psychopathologiques de la paternalité.



Dépression/dépressivité paternelle et périnatalité


On dispose aujourd’hui de bon nombre de pistes pour la dépressivité/dépression paternelle. Il existe une véritable littérature anthropologique, psychiatrique et psychanalytique à ce sujet. A. Aubert-Godart (1999) a enrichi remarquablement le débat depuis ses premiers écrits sur ce sujet (1993). M. Bydlowski et D. Luca ont proposé en 2001 un excellent article à ce sujet dans le Carnet/PSY. Enfin, la M. Dollander (2004) a récemment fait une synthèse bien utile sur la dépression paternelle périnatale.


Ces principales pistes étiologiques de la dépression paternelle décrivent chacune à leur façon la crise périnatale comme une actualisation pour le meilleur et pour le pire des éléments cruciaux de l’histoire intra- et intersubjective du devenant père.


Première piste. La première piste, la plus attendue, est la réactualisation chez le devenant père de la conflictualité œdipienne à l’égard du (re)devenant grand-père. L’expérience de la paternité, en particulier la première, met singulièrement en exergue la dynamique complexe à l’issue de ce long périple initiatique. Elle s’affirme alors quelque part entre les variations symboligènes d’une transmission générationnelle suffisamment bonne pour métaboliser la violence fondamentale dans une ambivalence psychique réflexive et, a contrario, les avatars d’une transmission toxique d’une agressivité, source de passage à l’acte. Le fils en devenant père à son tour prend le risque de jouer d’égal à égal avec lui et de l’affronter dans le jeu de la comédie ou la guerre de la tragédie. La mise en scène de cette confrontation exprime sans détour l’état des lieux du chantier œdipien lors de l’enfance et, surtout, de l’avancée des travaux à l’adolescence.


Devenir père c’est aussi risquer de perdre son statut de fils protégé par les parents et en particulier par la mère : être face à sa femme enceinte c’est, dans le meilleur des cas, « faire le deuil de sa mère en la mère de son enfant » (Cupa-Perard, Moinet, Chassin et al., 1994).


Deuxième piste : la réédition d’une relation d’objet archaïque. C’est à mon sens le trésor heuristique de la clinique périnatale que de mettre en relief avec insistance la force de cette réédition dans les troubles de la maternalité mais aussi de la paternalité. Pour le devenant père, être confronté à sa femme habitée par un enfant utérin, c’est l’occasion de commémorer simultanément le magnétisme nostalgique et l’inquiétante étrangeté de ses fantasmes originaires intra-utérins.


Dans ma plaidoirie en faveur d’une esquisse objectale prénatale parentale sous la formule de « relation d’objet virtuelle avec l’enfant à naître » (cf. p. 21), je tente essentiellement de mettre en avant ce qu’elle actualise à savoir une résurgence de la conflictualité de la dialectique première contenu/contenant. Devenir parent en prénatal, c’est rééditer les énigmatiques traces sensorielles prénatales et le roman utérin construit après coup. La mère archaïque de la contenance utérine première, qui a droit de vie ou de mort sur ses habitants, règne en maîtresse sur ce terrain et elle est une actrice principale de la grossesse psychique de la devenant mère et du devenant père.


Je crois que quand M. Bydlowski et D. Luca écrivent que la dépression maternelle peut s’envisager « comme un mécanisme de défense du Moi contre un effondrement psychotique » elles vont, radicalement, dans cette même direction. Elles évoquent aussi, à juste titre, une autre piste étiologique de la dépression paternelle, la « naissance comme traumatisme ».


Troisième piste : la naissance comme traumatisme. La naissance est traumatique quand elle réactualise l’empreinte d’un événement non ou imparfaitement symbolisé dans l’histoire individuelle ou générationnelle du sujet.


Elle est aussi potentiellement traumatique et dépressiogène pour le père, car elle peut le mettre en présence d’une mère phallique héroïne incontestée des stades archaïques du complexe d’Œdipe : lorsque le père assiste à l’accouchement, il peut avoir pendant la phase d’expulsion, « la représentation d’une femme munie réellement et transitoirement d’un pénis, d’une mère toute-puissante ».


Mais ce n’est pas tout, la naissance, nous dit A. Aubert-Godart (1999), est un défi pour l’enveloppe narcissique du père : la menace dépressive est là s’il ne parvient pas à « transférer une partie du narcissisme attaché à sa personne propre, et notamment à sa puissance génitrice, sur l’enfant qui en résulte ». L’enjeu de cette redistribution narcissico-objectale est crucial pour affronter cet enfant parricide qui initie les représentations de son vieillissement et de sa finitude. S’il parvient à l’adopter psychiquement, « ce lien signifiant de sa castration reconnue est consolateur de sa mortalité » (Aubert-Godart, 1999).


Quatrième piste. Cette quatrième et dernière piste étiologique, fréquemment nommée dans la dépression périnatale paternelle, est les relations de couple et ce qu’A. Eiguer (1984) a justement intitulé le choix d’objet conjugal.


Résumons-nous :


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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 9: Psycho(patho)logie de la paternalité

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