Chapitre 9 Psycho(patho)logie de la paternalité
Mercredi 17 h à la maternité. Je termine une consultation parents/bébé. Louis, le nouvellement né, vient d’être dérangé dans son sommeil par le rhabillage et commence à pleurer avec vigueur. En raccompagnant le trio à la sortie, nous croisons dans la salle d’attente quatre hommes qui attendent sagement le groupe de préparation à la naissance réservé aux « devenant pères » que j’anime.
L’expérience de ces groupes75 mais aussi des consultations thérapeutiques périnatales avec des pères seuls ou en couple m’a appris combien de nombreux « devenant pères » manquaient singulièrement d’occasions de symboliser sur la scène sociale ce processus de métamorphose qu’ils traversent. En dépit du battage médiatique de surface, notre société est décidément peu accueillante pour en favoriser l’élaboration. D’une part, j’ai le sentiment que le débat sur les nouveaux pères menace constamment de favoriser essentiellement une conception réductrice où il est, finalement, une « mère comme les autres ». Et, d’autre part, j’ai l’impression que ces agoras médiatiques à l’instar des émissions, du type Ça se discute, donnent aux téléspectateurs peu ou prou passifs, une illusion d’élaboration dans une réflexion par procuration plus propice aux clichés idéologiques aliénants qu’à une mise en récit et en sens affecté et subjectivante. L’institution maternité en elle-même n’est pas en reste à ce sujet : elle semble prête à tolérer ce père maternisé s’il « assure » en post-partum pour le bain et le change, mais elle exprime des résistances opiniâtres à l’accueil de ce père s’il se questionne et, a fortiori, risque d’avoir du vague à l’âme alors qu’on a besoin de son soutien sans faille au moment du blues du post-partum de sa compagne.
Plus précisément encore, en reprenant l’éclairante distinction entre le « maternel primaire » et le « féminin primaire » de F. Guignard (1997), le processus de paternalité confronte à une singulière réactualisation des fantasmes de vie intra-utérine et de castration inhérents au maternel primaire et de scène primitive et de séduction du féminin primaire. En réponse à cette confrontation au maternel et au féminin en soi, les espaces du paternel et du masculin se redistribuent dans une réédition originale de la bisexualité psychique.
Classiquement, l’étude des « rituels de couvade » (variations psychologiques de la normale) et du « syndrome de couvade » (qui est un « dysfonctionnement » psychologique et somatique76 mais pas une « manifestation psychiatrique », Dayan et al., 1999) regroupe les rares études anthropologiques et psychiatriques en prénatal et en postnatal à ce sujet. L’introduction du terme de « couvade » en 1665 est due au Français Rochefort pour décrire une pratique des tribus Caraïbes : à l’accouchement de la femme, le mari se met au lit pour s’y plaindre, faire l’accouchée et se mettre à la diète. G. Delaisi de Parseval (1981) en a formulé une remarquable analyse psychanalytique de la diversité des formes contemporaines.
Cette « dépressivité paternelle » s’inscrit tout à fait à mon sens dans le droit fil de la « capacité dépressive » dont P. Fédida (2003) a fait l’éloge en se référant à l’accès à la position dépressive chez M. Klein. Toutes les manifestations tempérées comportementales, psychosomatiques, névrotiques du syndrome de couvade (Delaisi de Parceval, 1981) paternel s’apparentent au travail de cette dépressivité.
Mais c’est ici la diversité des mille et un possibles entre dépressivité et dépression paternelle dont je souhaite stimuler l’exploration. C’est pourquoi j’utiliserai la formule générique de « dépressivité/dépression paternelle périnatale » pour convoquer toute la largeur du spectre des possibles sans présumer du contraste des tableaux cliniques. Je me fonde sur le postulat suivant, l’issue de la traversée paternelle de cet espace-temps périnatal dépend en bonne part des précédentes métamorphoses : celle du fœtus devenant bébé, du bébé devenant enfant et de l’enfant devenant adolescent.
Dépression/dépressivité paternelle et périnatalité
On dispose aujourd’hui de bon nombre de pistes pour la dépressivité/dépression paternelle. Il existe une véritable littérature anthropologique, psychiatrique et psychanalytique à ce sujet. A. Aubert-Godart (1999) a enrichi remarquablement le débat depuis ses premiers écrits sur ce sujet (1993). M. Bydlowski et D. Luca ont proposé en 2001 un excellent article à ce sujet dans le Carnet/PSY. Enfin, la M. Dollander (2004) a récemment fait une synthèse bien utile sur la dépression paternelle périnatale.
Devenir père c’est aussi risquer de perdre son statut de fils protégé par les parents et en particulier par la mère : être face à sa femme enceinte c’est, dans le meilleur des cas, « faire le deuil de sa mère en la mère de son enfant » (Cupa-Perard, Moinet, Chassin et al., 1994).
Dans ma plaidoirie en faveur d’une esquisse objectale prénatale parentale sous la formule de « relation d’objet virtuelle avec l’enfant à naître » (cf. p. 21), je tente essentiellement de mettre en avant ce qu’elle actualise à savoir une résurgence de la conflictualité de la dialectique première contenu/contenant. Devenir parent en prénatal, c’est rééditer les énigmatiques traces sensorielles prénatales et le roman utérin construit après coup. La mère archaïque de la contenance utérine première, qui a droit de vie ou de mort sur ses habitants, règne en maîtresse sur ce terrain et elle est une actrice principale de la grossesse psychique de la devenant mère et du devenant père.
Mais ce n’est pas tout, la naissance, nous dit A. Aubert-Godart (1999), est un défi pour l’enveloppe narcissique du père : la menace dépressive est là s’il ne parvient pas à « transférer une partie du narcissisme attaché à sa personne propre, et notamment à sa puissance génitrice, sur l’enfant qui en résulte ». L’enjeu de cette redistribution narcissico-objectale est crucial pour affronter cet enfant parricide qui initie les représentations de son vieillissement et de sa finitude. S’il parvient à l’adopter psychiquement, « ce lien signifiant de sa castration reconnue est consolateur de sa mortalité » (Aubert-Godart, 1999).
Quatrième piste. Cette quatrième et dernière piste étiologique, fréquemment nommée dans la dépression périnatale paternelle, est les relations de couple et ce qu’A. Eiguer (1984) a justement intitulé le choix d’objet conjugal.