Chapitre 9. Groupe musique
une séance de musicothérapie réceptive
Dominique Friard
infirmier de secteur psychiatrique
« J’ai aimé » dit Juliette qui s’est redressée comme tout le groupe dès la fin de la chanson. « Ça me rappelle mon père. Quand j’ai dispersé ses cendres dans la mer. Mais je vous ai déjà raconté ça. »
Maxime sourit. Peut-être pense-t-il à l’interruption des séances de musique au mois d’août. Peut-être est-il soulagé d’être là. Un mois sans Musiques du monde. Un mois sans cette douce chaleur qui rassemble les participants. Il se souvient de l’idée farfelue née après l’écoute de Passi et Calogero : « Et si nous faisions en septembre une séance au bord de la mer. La première séance de l’année. » Il a dû guetter, comme chacun de nous les bulletins météo. Lui qui a tant de mal à choisir ses dates de vacances habituellement, les a posées sans l’ombre d’une hésitation. Une semaine pour une séance de musique au bord de la mer. Il en a profité pour aller, mardi, à Grenoble renouveler son stock de partitions.
Christine, elle, s’est mise en travail. Elle s’est souvenue que c’est à Lalonde qu’elle a décompensé il y a quelque quinze ans. Elle avait soigneusement oublié cet épisode de sa vie qui ne colle pas avec l’image qu’elle veut donner d’elle aujourd’hui. Lorsque l’idée a été lancée par un des soignants référents du groupe, elle n’a pas réagi. Elle a trouvé que c’était une bonne idée. Ce n’est que plus tard quand elle a cherché à repérer la plage, la route qui y menait qu’elle s’est souvenue. Elle avait vécu six mois de précarité sur cette plage. Tout est revenu. La décompensation. Le contenu de son délire. L’hospitalisation qui a suivi. Il fallait absolument qu’elle en parle à son infirmier référent qui est aussi le référent du groupe. Malheureusement celui-ci était en vacances à ce moment-là. Elle ne pouvait en parler à personne d’autre, même pas à son médecin. Elle a rongé son frein pendant deux semaines. Évidemment, tout le monde savait qu’elle avait des choses importantes à dire qu’elle ne dirait qu’à lui. Transfert. Christine a un certain sens du suspens. Et de la mise en scène. Quand l’infirmier est rentré de vacances, chaque soignant lui a dit : « Il faut que tu vois Christine, elle a des choses à te dire. » L’entretien a été extrêmement riche. Christine a fait le récit d’un étonnant délire dont elle n’avait jamais parlé jusque-là. Quelque chose de très « fou » qu’elle avait depuis, toujours tenu à distance.
Juliette, quand elle ne fredonne pas, se relaxe. Elle est venue pour acheter des souvenirs. Musiques du monde, au fond pour elle, c’est une fabrique de souvenirs. Avant de monter dans le minibus, lorsque le groupe a quitté Gap, elle a tenu à offrir à l’infirmier référent du groupe un souvenir d’un autre voyage. Don, contre-don. C’est une des dimensions mise en jeu par Juliette dans ce groupe.
Christine, Maxime, Juliette, chacun a quelque chose en lui qui relève de la schizophrénie.
Le groupe s’interrompt après une chanson d’un groupe breton peu connu découvert lors des soirées du kiosque organisées à Gap tous les jeudis soirs pendant l’été. Maxime a acheté un cd que Christine a gravé. C’est ainsi, aussi, que ça circule dans ce groupe.
« À l’eau… » chantonne Laetitia, l’infirmière, dont c’est la première séance. À l’exception de Juliette qui garde le poste de radio, tout le monde se retrouve à l’eau. À l’enveloppe sonore a succédé l’enveloppe iodée qui porte les corps comme la musique porte et chacun et le groupe. « Même pas froid », plaisante Dominique l’infirmier référent. Il faudrait prendre le temps de décrire le ballet aquatique. On s’éloigne, on se rapproche, on s’évite. Chacun son tempo. Christine est une ancienne nageuse. Elle se souvient qu’elle a fait de la compétition. Elle n’a rien perdu. Maxime est un métronome. Il contrôle. Il n’arrive pas à faire la planche. Il faudrait qu’il se laisse aller dans l’eau, qu’il cesse un peu de maîtriser. Avec l’aide de Christine et de Dominique, oui, il flotte.
Les histoires fusent et les souvenirs aussi. Souvenirs de colonies de vacances. Souvenirs de vacances en famille. Émotions retrouvées, enrichies par des musiques d’époque. Le groupe s’achève avec « La mer qu’on voit danser le long des golfes clairs. »
Des moules et des frites au restaurant de la plage. Un long intermède souvenir sur le port pour Juliette, quelques cartes postales.
C’est un mercredi exceptionnel.
Le groupe Musiques du monde a aussi un certain nombre de routines. Il a une histoire qui remonte à quatre ans. Histoire dans laquelle cette virée au bord de la mer s’inscrit.
Généralités sur la musicothérapie réceptive
La musique a été utilisée à des fins thérapeutiques quasiment dès son origine. Elle est trop intimement liée au corps de l’interprète et des écoutants pour que les hommes passent à côté de ses vertus bienfaisantes. La musique est d’abord un phénomène collectif qu’on l’interprète ou qu’on l’écoute. Le progrès technique qui rend l’écoute musicale individuelle est finalement assez récent. Les vertus thérapeutiques de la musique ont été identifiées dans toutes les cultures et à toutes les périodes historiques. L’efficacité de la musique, dans ces différents contextes, est située à un triple niveau :
• corporel (elle soigne certaines maladies – le « tarentisme »68 par exemple, elle est aussi utilisée en odontologie pour soulager la douleur) ;
• comportemental (elle stimule les apathiques ou calme les agités – voir par exemple le récit biblique de David jouant de la harpe pour traiter la mélancolie du roi Saül) ;
• spirituel (elle permet d’entrer en relation avec l’harmonie cosmique, avec le rythme de l’univers, elle accompagne les prières et permet d’entrer en communication avec la divinité, etc.).
Sur un plan strictement thérapeutique, la culture médicale occidentale psychiatrique s’intéresse à la musique en tant que technique thérapeutique, dès son origine. Pinel, dans sa thèse de 1801, propose d’utiliser des activités artistiques dont la musique pour aider les patients à se réinscrire dans leur histoire propre et à développer des capacités relationnelles et de socialisation. Il expérimente avec ses disciples l’audition de musiques par l’intermédiaire de concerts réalisés avec les premiers élèves du conservatoire nouvellement créé (musicothérapie réceptive) et par la mise en place de cours de musique, de chorales et de fanfares (musicothérapie active) 69.
La musicothérapie est définie comme « une forme de psychothérapie ou de rééducation, selon la technique employée, qui utilise le son et la musique – sous toutes leurs formes – comme moyen d’expression, de communication, de structuration et d’analyse de la relation »70.
70.Ibid.
Derrière la grande diversité des pratiques, on distingue deux méthodes principales, que traditionnellement, on qualifie d’active et de réceptive. Les modalités du choix musical, l’ordre des séquences varient selon les différentes techniques.
Le groupe Musiques du monde est un groupe de musicothérapie réceptive qui propose aux patients des auditions de musiques suivies d’un moment de verbalisation. L’objectif de l’activité est de favoriser une forme d’introspection. Chaque participant est invité à exprimer à la suite de l’écoute :
• ce qu’il a ressenti (sensations, émotions, affects),
• ce que la musique lui a évoqué (images, impressions générales, voire récits).
Réalisée en groupe, elle offre des possibilités d’ouverture à l’autre, d’échange et d’identification très riches. Édith Lecourt71, la plus importante théoricienne de la musicothérapie, note que le choix des musiques est dans ce cas, très difficile car très inducteur. La subjectivité des réactions de chacun à une musique fait que le soignant luimême s’expose par ses choix et doit pouvoir travailler cette dimension contre-transférentielle.
Il sera beaucoup question dans ce texte des éléments transférentiels et contre-transférentiels de la relation au sein de l’activité de musicothérapie réceptive. Arrêtons-nous un instant sur ces concepts.
Que transfèrent donc les patients ? Des sentiments archaïques, positifs ou négatifs (soumission, vénération, crainte, révolte) qui représentent une réactivation des sentiments infantiles éprouvés à l’égard des parents ou des personnalités marquantes de l’expérience infantile. Ils déplacent ces vécus affectifs liés à des proches marquants, sur un ou des soignants qui ne doivent que se prêter à ce rôle.
Freud, parlant du transfert distingue le transfert positif et le transfert négatif. Cette distinction repose sur la constatation que le transfert peut devenir la plus forte résistance opposée au traitement. Le transfert positif se compose de sentiments amicaux et tendres conscients, et d’autres dont les prolongements se trouvent dans l’inconscient et qui s’avèrent avoir constamment un fondement érotique. Le transfert négatif concerne l’agressivité à l’égard de l’analyste, la méfiance, etc. Le transfert sur la personne de l’analyste ne joue le rôle d’une résistance que dans la mesure où il s’agit d’un transfert négatif, ou bien d’un transfert positif composé d’éléments érotiques refoulés.
Le transfert est donc un processus à double tranchant : d’un côté il permet au patient de se sentir en confiance et d’avoir envie de parler, de chercher à découvrir et à comprendre ce qui se passe en lui, et, de l’autre il peut être le lieu des résistances les plus obstinées au progrès de l’analyse ou du traitement. Ce n’est qu’en travaillant sur ces résistances, qu’on peut amener le patient à les contourner, à les dépasser. En ce sens, elles sont nécessaires au traitement.
Le contre-transfert est l’ensemble des effets inconscients reçus par l’analyste à partir du transfert de l’analysant, notamment sur l’analyste lui-même. Il implique pour l’analyste de repérer quels affects son patient suscite chez lui et à savoir en tenir compte dans sa façon d’interpréter le transfert de son patient. Cela suppose que l’analyste soit à même d’analyser ce qui constitue son contre-transfert de telle façon que celui-ci ne vienne pas interférer dans le fonctionnement de l’analyse du patient.
Bien que les séances de musicothérapie ne soient pas des cures analytiques, nous retrouvons les mêmes phénomènes à l’œuvre dans les séances. Il convient donc d’en percevoir les effets, de les prendre en compte, de les réfléchir et de les énoncer au groupe d’une façon qui lui soit acceptable.
Il ne s’agit pas pour le soignant de jouer à l’apprenti sorcier, de faire de la psychanalyse sauvage, mais de repérer quand il incarne une de ces figures du passé et laquelle. Il doit par ailleurs savoir qu’il ne fait que se prêter à ce rôle. Cet écart doit permettre au patient de progresser. Il s’agit également de lui permettre de se situer quant à ce que le patient suscite en lui.
Le travail psychique du groupe se développe à partir de plusieurs séries de transfert. Le premier d’entre eux est le transfert sur le groupe en tant qu’objet, en tant que forme enveloppante commune, en tant que peau. Ce transfert s’opère à partir de l’identification de chacun à l’objet du groupe : écouter ensemble des musiques et se laisser pénétrer par les éléments sensoriels que le groupe suscite.
Il existe un transfert sur la musique elle-même, en tant qu’objet culturel commun qui nous enveloppe. Il existe enfin un transfert sur les animateurs et plus particulièrement sur celui qui l’impulse depuis son origine.
Les transferts latéraux sur les autres participants se manifestent également de différentes façons : appui, évitement, élaboration.
Genèse de Musiques du monde
Le groupe Musiques du monde est créé le 23 janvier 2002. Il entre, en ce premier mercredi de septembre, dans sa cinquième année de fonctionnement. Il naît dans un CMP-CATTP classique qui propose différentes activités sportives et culturelles. Il est jumelé d’emblée avec le groupe de cuisine qui est animé par un des cadres de santé de la structure. Ce cadre qui est une ancienne enseignante en IFSI a souhaité garder un contact direct avec les étudiants en soins infirmiers qui doivent impérativement co-animer ce groupe. Cette activité permet à ce cadre d’éviter de tourner le dos à la clinique et à l’enseignement qui a structuré une partie importante de sa carrière professionnelle. L’infirmier, initiateur du groupe, ne vit pas très bien cette obligation faite aux étudiants. Lui-même formateur, il tolère mal ce qu’il vit comme une dépossession. Le groupe est d’abord proposé comme une alternative à la cuisine pour les étudiants. Sa faisabilité est testée autour d’un repas à thème qui associe une culture, des musiques et une gastronomie. Devant le succès rencontré par cette formule, un projet de groupe est élaboré.