9. Amour et haine

Chapitre 9. Amour et haine


Dans tout le champ de la médecine, il est finalement toujours question d’amour et de haine. La pédiatrie n’échappe pas à la règle. Travailler auprès et avec des enfants, bébés ou adolescents suscite des mouvements transférentiels importants, le plus souvent inconscients : un enfant ne laisse jamais indifférent, d’autant plus qu’il est malade et qu’il souffre. Amour et haine nourrissent donc inconsciemment nos relations de soins, aussi bien aux urgences pédiatriques que dans les services de soins pédiatriques au long cours et autant avec l’enfant qu’avec ses parents.

La pédopsychiatrie de liaison n’échappe pas non plus à cette vérité, avec sans doute quelques spécificités, du fait de la rencontre entre l’enfant, ses parents et des soignants de disciplines différentes. Mais jusqu’où ces affects envahissent-ils la relation entre soignant et soigné?


Éléments de psychopathologie


Amour et haine, contrairement à ce que le sens commun laisse imaginer, ne procèdent pas du clivage d’un élément originaire commun : chacun relève en effet d’un processus de développement spécifique.

Pour S. Freud (1915), l’amour vient de la capacité du Moi à satisfaire auto-érotiquement une partie de ses motions pulsionnelles. Le sentiment d’amour est donc à percevoir comme un sentiment d’autosatisfaction s’étayant sur la libido d’objet pour nourrir la libido narcissique. L’amour est à considérer en tant qu’amour de soi grâce au détour par un autre satisfaisant les désirs du Moi. Cet autre, de ce fait, entretient l’illusion du tout-pouvoir que le Moi narcissique accorde à ses propres désirs. En cela, l’amour alimente le Moi narcissique davantage qu’il n’alimente la relation d’objet. Enfin, ce sentiment d’affection porté sur l’autre s’apparente aussi à un attachement.

La haine est, toujours pour S. Freud, plus ancienne que l’amour. Elle constitue une manifestation de déplaisir en réaction aux objets du monde extérieur qui confrontent la psyché à la question de la frustration du tout pouvoir qu’elle accorde à son désir. Elle est donc plus directement liée aux objets externes, qu’elle rejette sans s’en nourrir, contrairement à l’amour qui se nourrit de l’objet externe avant d’en faire son propre miel. La haine se nourrit donc d’un refus déterminé par le Moi narcissique, refus en relation avec les pulsions d’auto- conservation et non avec les pulsions sexuelles, comme c’est le cas pour l’amour. Ainsi, la fonction de la haine se découvre dans la constitution des représentations différenciées du sujet et de l’objet, à travers la dialectique des opérations d’introjection et de projection et des jugements d’attribution : je prends/je crache parce que j’aime/je hais (Freud, 1925).

La haine peut ainsi être renvoyée, non pas seulement aux qualités de l’objet qui seraient source de déplaisir pour le sujet, mais également à la présence même de cet objet qui menace le sentiment de continuité, aspiration fondamentale du Moi, soutenue par les pulsions d’autoconservation. Autrement dit, l’autre est source de haine quand il menace le sentiment de continuité et d’intégrité. La haine apparaît alors comme un sentiment violent d’aversion, d’antipathie et de malveillance qu’une personne excite en nous, qu’il s’agit de mettre à distance.

En tant que vecteur de séparation et de différenciation, la haine s’avère donc indispensable au processus de maturation psychoaffective. Elle ne doit pas en cela être assimilée à un phénomène pathologique en lien avec une destructivité (même si cela devient possible dans la réalité de certaines situations pathologiques), mais au développement d’une fantasmatique qui s’alimente de la prise de conscience de l’existence de l’objet en tant que séparé du sujet.


Implications en clinique pédopsychiatrique



Chez le bébé


La question de l’amour et de la haine implique, dans la clinique du nourrisson, la question des contenants, autrement dit celle de la qualité de l’environnement qui accueille les différents mouvements pulsionnels du bébé en relation avec le monde extérieur. Contenir n’est évidemment pas du tout ici synonyme d’enfermer : il s’agit là d’accueillir ces différents mouvements, d’en détoxiquer le contenu, parfois très violent, et d’en restituer un contenu susceptible de donner au bébé du sens à ce qui se passe, à ce qu’il vit.

Cette fonction contenante est en principe assurée de manière «naturelle» par l’environnement du bébé. Certains auteurs (Bion, 1962; Meltzer, 1973) ont ainsi théorisé cette capacité contenante de l’environnement – notamment maternel – du bébé, compétence en lien en particulier avec la capacité de rêverie maternelle, qui, par ses effets sur l’élaboration des phénomènes transitionnelsTransitionnelle (aire), permet au bébé de relier les pulsions à un objet ni trop persécuteur, ni trop satisfaisant. Winnicott (1956) parle à ce sujet de «mère suffisamment bonne» et donc ni trop bonne, ni trop mauvaise.

À cet âge, tout événement ou phénomène non ou mal contenu est ainsi susceptible de faire effraction de manière traumatique (c’est-à-dire impensable) dans la psyché, et d’induire le refoulement d’un contenu innommable qui pourra plus tard, à l’occasion d’un autre événement, en particulier un événement à valeur de perte, faire retour dans la psyché. C’est ainsi, par exemple, que certaines automutilations, certains passages à l’acte, voire certains phénomènes psychosomatiques, à l’adolescence peuvent être considérés comme la mise en acte d’une agressivité non contenue initialement. Cela renvoie aussi, dans un autre champ épistémologique, à la question plus éthologique des modèles d’attachement (Bowlby, 1973) : attachement sécure, attachement insécure pourraient ainsi être en lien avec la qualité des contenants, même si une part non négligeable d’inné intervient dans tous ces phénomènes développementaux.


Chez l’enfant


L’enfant œdipien, puis l’enfant en période de latence, est en proie aux mêmes phénomènes pulsionnels que précédemment décrits. Mais cette fois, il a sa disposition les mots pour le dire, ainsi que d’autres modalités d’expression non verbales et plus ou moins mentalisées. C’est ainsi que les mouvements de haine se traduisent notamment à cet âge par des angoisses de séparationSéparationangoisses deAngoissede séparation, qui apparaissent en effet plus encore en lien avec la haine qu’avec l’amour : haine de l’objet qui se dérobe plus encore qu’amour de l’objet que l’enfant doit quitter et donc faire exister «en lui» par l’activité autoérotique de rêverie lui permettant d’accepter la séparation. Ici encore, la question de l’espace transitionnel est convoquée, espace dont la fonction est de concilier pulsions d’autoconservation et pulsions sexuelles. La qualité des primo-relations influence grandement la capacité de l’enfant à affronter ces mouvements d’amour et de haine.


Chez l’adolescent


Contrairement à l’enfant, pour qui les objets à la fois d’amour et de haine assurent malgré tout une certaine continuité (une mère ou un père ne se «dérobe» en principe que partiellement et de manière très temporaire, donnant par là à l’enfant l’assurance de leur permanence), l’émergence de la sexualité génitale bouleverse un certain nombre de certitudes, avec, en particulier, la découverte d’un paradoxe :




comment s’éloigner de ses parents, de ceux auxquels on tient le plus (premiers objets d’amour) du fait précisément qu’ils assurent une permanence (des parents restent toujours des parents, même si leur place évolue dans le temps) et à qui on ressemble (héritage génétique au plan phénotypique, assises narcissiques, premiers mouvements identificatoires, reposent en effet sur eux);


pour aller vers de nouveaux objets incertains quant à leur permanence (amitiés et amours sont, par essence, potentiellement éphémères), d’une part, et, d’autre part, profondément différents de soi (différence des sexes, différences physique, différences de modes de pensée et de comportement etc.).

Ce mouvement vers le monde extérieur à la famille est nécessaire et incontournable, mais la marge de manœuvre est étroite. Comme le souligne C. Chabert : «L’incursion bouleversante de la sexualité entraîne la désidéalisation des figures parentales : la perception parfois aiguë de leurs défauts déclenche des mouvements de haine intense. Ils peuvent s’entendre littéralement comme le refus de l’autre, en ce qu’il révèle de semblable au sujet lui-même : ce qui suscite l’amour, c’est l’autre, dans ce qu’il a de plus étranger, mais ce qui soutient et alimente la haine, c’est le semblable […]. Du point de vue des relations d’objet, la haine, à l’adolescence, est articulée, d’une part, à l’angoisse de séparation et de perte de l’amour de l’objet, d’autre part, au conflit œdipien» (Chabert, 2000).

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Apr 22, 2017 | Posted by in PÉDIATRIE | Comments Off on 9. Amour et haine

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