Chapitre 8. Lecture de romans à voix haute
Isabelle Aubard
infirmière de secteur psychiatriquePondyIndia
« Que saurions-nous de l’amour et De la haine sans la littérature »
Paul Ricœur
L’axe principal de l’activité soignante au centre de jour est basé sur les groupes thérapeutiques. Il existe de nombreux groupes utilisant diverses médiations comme la cuisine, l’écriture, l’équitation, le théâtre, la lecture…
Ces groupes se déroulent pour la plupart dans les locaux du centre et pour d’autres dans des salles prêtées par la municipalité.
Toutes les activités (ou groupes thérapeutiques, les deux appellations sont utilisées) sont animées par au moins un(e) infirmier(e). Ainsi chaque infirmier est le référent de plusieurs patients mais également le référent de plusieurs activités thérapeutiques. Nous travaillons à l’instauration d’une relation « privilégiée ». « C’est cette relation qui devient le pivot des soins en ce sens qu’elle est à la fois le moyen de connaître le malade et de comprendre ce qu’il a, en même temps qu’elle détient elle-même un pouvoir thérapeutique. Elle devient source d’informations pour évaluer l’aide à apporter et elle amène à réfléchir sur ses propres émotions et attitudes qui accompagnent les soins apportés »54
La lecture de romans à voix haute : un médiateur thérapeutique
La lecture suppose la capacité de comprendre le langage et de décrypter le texte. Elle renvoie au fonctionnement de la pensée et au fondement du langage.
Mais alors, qu’est-ce que le langage ? Que nous apporte la lecture à voix haute et ses effets sonores ? Quand est-il de la ponctuation ?
Le langage
Je m’intéresserai aux concepts linguistiques et notamment ceux élaborés par F. de Saussure. La langue est une structure qui se fonde sur un ensemble d’éléments donnés : les signes. Mais si nous ne disposions que des signes linguistiques, nous n’aurions pas un système structural. Nous n’aurions qu’un lexique. La langue est une structure parce qu’en plus des éléments, elle suppose des lois qui gouvernent des éléments entre eux.
Selon la théorie de F. de Saussure, l’unité linguistique unit un terme à une chose. L’unité linguistique est donc « une entité psychique à deux faces » qui unit un concept (signifié) à une image acoustique (signifiant).
« Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique. Cette dernière n’est pas le son matériel, chose purement physique, mais l’empreinte psychique de ce son, la représentation que nous donne le témoignage de nos sens ; elle est sensorielle et si il nous arrive de l’appeler « matérielle », c’est seulement dans ce sens et par opposition à l’autre terme de l’association, le concept, généralement plus abstraits »55.
Dans ce rapport, il n’y a nulle prééminence de l’un sur l’autre, ils sont indissociables, «… dans la langue, on ne saurait isoler le son de la pensée ni la pensée du son »56.
La réalité du signe linguistique, nous dit F. de Saussure, n’existe qu’en fonction de tous les autres signes de la chaîne parlée. Lorsque le signe est isolé des autres signes, une image acoustique donnée ne permet pas d’avoir une signification donnée. Saussure nous donne comme exemple d’image acoustique :
Je la prends
Je l’apprends
Dans cet exemple, seul le contexte de la chaîne parlée permet de délimiter la signification du signe linguistique.
L’écriture renvoie à la représentation des choses et des mots.
Le langage doit avoir une valeur de communication avec autrui pour être investi. Au cours de la lecture à voix haute nous rencontrons, dans le groupe, des lapsus, des modifications de mots ou de temps de conjugaison, des inadéquations entre le ton et le contenu du texte. Il est évident que de pareilles déformations se retrouvent chez des lecteurs « non-psychotiques », mais à un degré moindre.
La lecture à voix haute
Alberto Manguel dans Une histoire de la lecture a retracé suivant les siècles « la bonne manière » de lire. Au Ve siècle Saint Augustin, nous dit-il, dans Les confessions parle de Saint Ambroise comme d’un lecteur extraordinaire : « Quand il lisait, ses yeux parcouraient la page et son cœur examinait la signification, mais sa voix restait muette et sa langue immobile… nous le trouvions occupé à lire ainsi en silence, car il ne lisait jamais à voix haute »57.
De par l’étonnement de Saint Augustin, nous pouvons déduire que la méthode usuelle de lecture à cette époque est la lecture à voix haute. Ce n’est pas avant le Xe siècle que la lecture silencieuse devient habituelle en Occident. Lire en silence prouvait que l’on faisait un effort de concentration, le fait de prononcer les mots constituant une distraction pour la pensée. Actuellement peu de gens lisent à voix haute.
Le fait de lire à voix haute permet un partage, mais cela entraîne une mobilisation bien plus importante de notre être. La lecture à voix haute marque la limite entre le monde interne et le monde externe. Le langage va être exploité dans la langue même, au niveau du son mais également au niveau de la pensée. C’est un exercice de contrainte de la pensée qui peut se révéler difficile chez des patients psychotiques, car c’est un temps où la pensée est accaparée par les mots d’un autre.
La lecture à voix haute n’est plus très fréquente. On la pratique pour les déclarations, dans les églises, dans les ateliers de conteurs…
Selon Roger Chartier58, au XVIIe et XVIIIe siècles, la lecture reste souvent orale, elle est volontiers collective et essentiellement répétitive. Récitation et lecture à voix haute se confondent.
La lecture à voix haute entraîne une enveloppe sonore, certains patients viennent dans le groupe entendre et ouvrir leurs oreilles. C’est comme le dit Pennac59« une lecture cadeau ». Lire devient un acte où l’on fait entendre sa voix aux autres, à l’autre. C’est également oraliser un discours de l’autre, se permettre d’entrer dans un texte, le goûter, le mâcher et le digérer. Lire à voix haute nous offre la possibilité de nous mettre les mots en bouche avant de nous les mettre en tête. On peut y mettre du goût, de la musique, de la sensation. Au travers du son des mots, leur sens apparaît et le sens ça se prononce.
Les effets sonores
Au cours de la lecture à voix haute des achoppements, des problèmes de syntaxe voient le jour. Ils rendent le texte hachuré voire chaotique, cependant il semble que ce n’est pas un problème de décryptage mais un problème de sens qui intervient à ce moment-là. En ignorant le sens, certains patients psychotiques ôtent au texte ce qui correspond à une colonne vertébrale de l’écrit. Mais effectivement comment peut-on anticiper le texte (au travers ou grâce à la ponctuation) lorsque les mots ne renvoient pas à une signification ?
C’est ainsi que, Mohamed, après une interruption de plus de trois mois du groupe lecture, a du mal à se centrer sur le groupe et le livre. Il a des rires immotivés et fait des phrases saugrenues. Pendant la lecture faite par les autres, il se détend et fait mine de dormir. Au cours des quinze lignes qu’il demande à lire, est évoqué une voiture : la D.S. Lors de la discussion Mohamed dit : « Ça parle d’Artémis une déesse grecque ». Je lui réponds qu’effectivement ce sont deux mots que nous entendons de la même manière mais qu’ils ne représentent pas du tout la même chose. Mohamed me répond : « Moi les mots je ne sais pas quel sens ils ont. J’ai un complexe qui est là. ». En même temps il met sa main en boule sur son cœur.
La lecture a également à voir avec la musique. Lire à voix haute c’est rendre au texte son rythme, son intensité, son timbre, sa hauteur, c’est le faire sonner, le faire résonner.
« Le visuel est subordonné à un code sonore. Quand on lit des mots, on part toujours de traces sonores, fussent-elles muettes, et confinées dans la mémoire »60.
Pauline présente de façon quasi permanente des mouvements d’impatience au niveau des jambes. Albert présente aussi ces signes d’akathisie. Sont-ils dus aux traitements neuroleptiques, ou liés à l’angoisse massive de la psychose ?
Ce que nous pouvons constater c’est qu’au cours de ce qu’ils lisent ou de l’écoute du texte lu, ils ne présentent plus ces mouvements.
La lecture à voix haute fait ici fonction d’étayage et de contenant.
Pendant les temps de lecture, nous pouvons noter que les corps se redressent, les personnes ne sont pas affalées sur leur siège, une concentration et une attention se font jour. Les mots erronés par le lecteur sont le plus généralement repris par une personne du groupe. Tous sont attentifs. Nous pouvons constater que l’attention des participants se relâche pendant les temps de discussion.
Les corps sont réceptifs à ce bain sonore, à cette écoute qui se veut collective, à ce moment de partage.
La ponctuation
J. Drillon dans Traité de la ponctuation française loge la ponctuation à l’enseigne de la transmission. Elle introduit le tempo, la séquence, le rythme, l’intonation, la discontinuité. C’est un code dont l’utilisation ne nous est pas libre.
« On dit en général que la ponctuation, telle qu’on peut l’admettre aujourd’hui, sinon la lettre du moins l’esprit, remonte au VIIIesiècle »61. Cette première ponctuation correspond au « blanc » que l’on glisse entre les mots. Le code de ponctuation n’a cessé d’évoluer à travers le temps. La virgule ne s’utilise plus au XXe siècle comme elle l’était au XVIIe.
La ponctuation a pour fonction de structurer le texte et de permettre une lecture structurée. À l’oral elle détermine les pauses à faire, à l’écrit elle souligne ce qui est important.
« La ponctuation est un des ensembles de signes par lesquels un lecteur prend connaissance d’un texte »62. Elle fait lien entre l’auteur et le lecteur, « elle n’est plus de la pensée de l’auteur, ni même de son style ; elle n’est encore de la pensée du lecteur : elle est un code intermédiaire, un outil, un pont entre deux esprits »63.
62.Ibid, p. 66.
63.Ibid, p. 67.
Mohamed a tendance à lire très rapidement sans aucune ponctuation et en avalant la moitié des mots. Il tient une lecture coordonnée sur les quinze premières lignes, puis il accélère son rythme et saute des ponctuations. Cependant sa lecture reste vivante.
Ne marquant aucune ponctuation, il se trouve très vite essoufflé, il semble courir après les mots, avalé par eux.
Il fait des rajouts de mots dans le texte comme « Je me promenais à deux heures – du matin-, en plein soleil… ». Il transforme les mots et les temps de conjugaison.
Pauline ne marque, elle non plus, aucune ponctuation. Elle lit vite, cependant de façon distincte. Elle s’arrête pour reprendre sa respiration parfois de façon impromptue. Sa lecture donne l’impression d’une course de vitesse.
Je demande aux personnes ayant une lecture trop rapide ou trop hachurée de limiter leur temps de lecture et de tenter de lire plus lentement.
La ponctuation nécessite que l’on soit à l’écoute de l’autre. C’est aussi pour l’auditoire que l’on marque les temps. C’est une acceptation des codes et des règles pour se rendre audible à l’autre. Ainsi j’entends souvent dans le groupe Charles rappeler à Mohamed, quand celui-ci s’emballe dans sa lecture : « Ne lis pas trop vite, on ne comprend rien ». Au cours des lectures posées et respectueuses du temps du texte, diverses personnes du groupe émettent leurs appréciations : « C’était agréable, on comprend mieux ».
Le groupe est là pour rappeler au lecteur qu’il n’est pas seul dans cette aventure.
Il me semble alors que le fait de transformer les mots, de ne pas mettre le ton, d’« avaler » le texte est une façon de se rendre inintelligible à l’autre. C’est une mise à distance. C’est aussi la difficulté à reconnaître le langage et ses codes et à l’accepter comme valeur de communication avec autrui.
L’activité lecture
Cette activité est appelée communément au centre de jour : le groupe lecture. Sa création remonte à la genèse de la première tentative d’implantation d’un centre d’accueil sur le secteur dans les années 1980.
Il a tout d’abord été animé par deux infirmiers qui avaient pour support de lecture, des textes de l’histoire de France. Quand j’ai repris ce groupe je ne me sentais pas du tout à l’aise avec cette histoire d’Histoire. J’ai proposé des poèmes, mais ceci n’a suscité aucun enthousiasme. Les patients du groupe m’ont dit : « Moi, je n’arrive pas à lire. Mais je me souviens avant j’aimais ça ! Avant ma maladie ! Mais lire, lire des livres !!»