Chapitre 8 Le corps, la motricité et la sensorialité à l’épreuve de la désymbolisation dans la relation transféro-contre-transférentielle
Corps
L’enjeu premier et majeur des relations transféro-contre-transférentielles, des conjonctures cliniques de la dépendance psychique, se « formalise » dans une réédition de la relation mère-enfant : « Le bébé qui voit son soi d’abord dans le visage de la mère puis dans le miroir, indique une voie permettant d’envisager sous un certain angle l’analyse et la tâche thérapeutique. » D.W. Winnicott (1975). La tâche fondamentale c’est comme le souligne D.W. Winnicott celle de donner au patient ce « qu’il apporte ».
Statut du corps, de la motricité et de la sensorialité à l’épreuve de la désymbolisation
Lorsque la symbolisation primaire échoue à transformer les objets en objets images du corps, en représentation chose, il se produit une dégradation de la corporéité. Lorsque tout se passe bien, le corps et la psyché sont unifiés, le sujet se sent posséder son corps et simultanément être son corps. La corporéité pourrait se définir ainsi à travers cette unité corps-psyché-soma intégrés, ce qui fait dire à Sami Ali (1999) : « Le corps se voit dans un espace et un temps qu’il a lui-même constitués. » Rajoutons, si c’était nécessaire, que le corps dont il est question n’est pas un corps autonome, il est la résultante d’une relation au corps maternel. Relation qui a permis l’intégration par le sujet des interactions, des processus intersubjectifs et in fine intrapsychiques. L’auto-érotisme se construit sur ce fond relationnel d’appropriations subjectives progressives. À l’origine de ce processus évolutif deux moments clefs apparaissent : « la rencontre » entre deux subjectivités et le « partage » émotionnel sensoriel esthésique. Ces deux notions fondamentales s’entendent dans une temporalité commune, « en même temps » et « dans une attention conjointe ». Ces temps de rencontre et de partage alternent avec des temps de retraits aussi bien chez la mère que chez le bébé. Ainsi, la rythmicité se construit. Comme le souligne D.W. Winnicott (1975) : « Trouver un moyen d’exister soi-même pour se relier aux objets en tant que soi-même et pour avoir un soi où se réfugier afin de se détendre. »
Le temps de retrait est un temps d’intégration, d’appropriation nécessaire, son respect par l’environnement est fondamental. Mais ce temps de retrait exige de ce fait que les rencontres soient « conjointes » au sens de J.S. Bruner pour permettre le développement d’une attention conjointe (relation dans un même espace-temps). Si l’autre est un « même », si on peut envisager la mêmeté entre l’autre et soi à ce stade primaire, c’est bien dans la perspective d’un espace et d’un temps narcissico-identitaire. Cette identité de fonctionnement se retrouve aux plans psychique et biologique.
Les recherches neurobiologiques sur les rythmes corporels mère-bébé montrent que la dyade dès avant la naissance s’accorde biologiquement. On observe un accordage des rythmes oniriques de chacun de manière progressive jusqu’à rêver en même temps et pour une durée similaire. Après la naissance, cette rythmicité onirique conjointe se poursuit tout le temps que dure l’allaitement. Elle assure les premiers linéaments de la séparation en présence de l’autre grâce aux phases de présence et de retrait. « Le fond de mêmeté » assure une prévisibilité de la relation sur laquelle le bébé peut s’appuyer pour se sécuriser. Si l’autre est un même empathique, il est prévisible, et le bébé qui s’attend précisément à trouver du même au-dehors se sent ainsi progressivement porté par une « omnipotence », « un moi idéalisé », « gonflé à bloc » (A.N. Schore 2003). L’autre soi-même assure l’illusion nécessaire pour un temps donné de cette omnipotence. On saisit ainsi comment les auto-érotismes prennent leur place dans ce schéma. « Se sentir est le reflet de la manière dont le sujet s’est senti être ressenti. » (R. Roussillon, 2008). Toute la sensorialité, tous les flux sensoriels sont concernés par cette dynamique et aboutissent à une « consensualité » (W.R. Bion, 1979). Donc, il faut envisager que cette relation mère-bébé soit le moteur d’un rassemblement plurimodal dans un espace-temps d’attention conjointe.
Le paradigme maintes fois évoqué par A. Ciccone (2010) est celui de la tétée qui « rassemble » les différents flux sensoriels du bébé, articulés à la sexualité maternelle. La mère qui éprouve du plaisir dans cet échange plurimodal et qui permet ainsi que s’échoïse dans le bébé le plaisir qu’il éprouve à recevoir et à donner. Déjà, l’énigme de ce plaisir partagé se fait jour dans cette différence des langues, de l’homosexualité primaire en double et de la sexualité adulte.
Perception et sensation
Le domaine de la sensori-motricité se déploie très précocement dans la relation à l’objet. Il est le premier « attracteur » de la symbolisation primaire. Confondu primairement à l’hallucination sous la forme d’hallucinations motrices ou sensorielles, il va devoir être métabolisé dans les différentes instances de l’appareil psychique pour se transformer en perceptions (il est préférable de dire en représentations perceptives).
Selon R. Roussillon : « Avant de devenir consciente, la perception doit être organisée et signifiée par les différents systèmes psychiques qu’elle doit traverser. Autrement dit, elle doit être investie et préorganisée par le ça, puis signifiée par le moi inconscient avant d’être re-signifiée au sein du système préconscient pour être intégrée dans la trame du moi. » (2001).
Ne serait-il pas plus juste de dire que « la perception brute » est en fait une sensation ?
Comme le suggère R. Roussillon, le système perception-conscience doit être repensé relativement au fond hallucinatoire de la psyché qui gouverne l’ensemble des processus psychiques et corporels dès l’origine. La sensori-motricité par le biais des sensations qu’elle induit dans le moi en voie de constitution, par le travail de synthèse qu’elle favorise au niveau sensoriel, est le domaine le plus apte à s’associer à l’hallucination primaire.
Ainsi, dans l’autisme, un des modes de défense archaïque s’avère celui de privilégier une sensation corporelle. L’autiste en vient à segmenter au niveau visuel la vision périphérique de la vision focale.
De la même manière, on observe chez les anorexiques un repli sur les sensations corporelles.
Dans cette perspective, la perception pourrait se différencier de la sensation par le fait qu’elle est la résultante d’un travail de transformation par l’appareil psychique. À l’opposé, la sensation peut être considérée comme une expérience, un éprouvé « brut » qui doit passer par la rencontre avec l’objet, la décharge dans l’objet, pour être perçue sensoriellement. À l’origine, la sensation peut être comprise comme « expérience privée » (P. Rochat, 2006), elle doit être accueillie et transformée puis, retournée par l’objet de manière « détoxifiée » au sens de W.R. Bion pour qu’elle puisse entrer dans la chaîne perceptive telle que décrite précédemment.
Comme le précise W.R. Bion, le destin de la sensori-motricité et des émotions est différent selon qu’il rencontre la fonction alfa maternelle ou que cette rencontre est perturbée donc inopérante. Lorsque la fonction alpha est opérante, elle peut convertir les données sensorielles et émotionnelles en éléments alpha. Dans ce cas de figure, ces données sont transformées en éléments mnésiques qui constituent le matériel des pensées. W.R. Bion (1983) précise qu’elles sont « emmagasinées » et qu’elles peuvent remplir les conditions des pensées du rêve. Si le processus de transformation échoue comme dans la psychose, les impressions des sens et des émotions demeurent inchangées et sont ressenties « comme des choses en soi », des « faits non digérés », des vécus bruts voués à l’évacuation. Il dénomme ces produits non élaborés, éléments « bêta ». Ces éléments ne peuvent être mis à la disposition de la pensée par l’appareil psychique, ni devenir inconscients, ni être mémorisés.
Dans les conjonctures cliniques que nous étudions dans cet ouvrage, dépendances psychiques que R. Roussillon (1999) nomme pathologies narcissico-identitaires, une distinction s’opère avec la psychose, elle concerne la défense par clivage.
Psychose et clivage
Dans la psychose, le clivage correspond à une déchirure dans la subjectivité laissant alors le moi coupé en deux sans qu’il y ait communication entre les deux parties. Dans ce cas, la contradiction est intégrée dans la psyché.
Nous reviendrons sur cet aspect fondamental tout au long de l’ouvrage, mais il est important de signaler ici, que ce processus défensif n’est pas suffisant puisqu’un retour du clivé est toujours potentiellement menaçant pour le moi.
Relation intersubjective
Apportons un complément aux théories bioniennes qui consistent à mettre l’accent sur le rôle primordial tenu par la mère dans la relation intersubjective. La position de D. Stern (1985) est sensiblement différente, elle met en évidence l’interaction entre les registres sensoriels et émotionnels dans les premières interrelations entre le bébé et l’environnement. Il propose le concept d’accordage affectif qui déplace le centre d’attention vers ce qui sous-tend le comportement, vers le partage d’états internes. L’imitation du bébé par les parents, l’empathie qui préside à cette relation constituent la base du partage esthésique et des sensations. La plupart des accordages sont transmodaux, ce qui signifie que le parent transpose l’expression du bébé dans une autre modalité sensorielle. R. Roussillon (2008) prolonge cette réflexion et renforce l’idée d’un partage esthésique total dans lequel la rencontre est centrale et créatrice d’ajustements amodaux, toniques, posturaux, gestuels. Il convoque la métaphore d’une espèce de chorégraphie corporelle. Il émet l’hypothèse que la relation à l’objet primaire s’organise au sein d’une relation de dépendance primitive sur le mode de ce qu’il nomme homosexualité primaire en double. Il s’agit de donner toute son importance à la rencontre d’un objet double de soi, double semblable à soi (même) et autre à la fois.
Selon De M’Uzan (2005), ce processus de création du double provient d’une énergie vitale propre à permettre la survie de l’appareil psychique pour faire face aux mouvements chaotiques internes et aux risques d’implosion. Un clivage premier s’établit qui conduit à la création du double psychique. « Cette échoïsation esthésique au sein de la chorégraphie première produit un affect d’extase, de jubilation ou encore de plaisir esthésique. » (Anne Brun, 2010).
Corps, définition
Si nous paraphrasons D.W. Winnicott, un corps n’existe pas en dehors d’une relation à un autre qui en représente plusieurs autres : le corps maternel convoque la figure paternelle, la lignée grand-parentale et la sexualité (différences des sexes, des générations et sexualité adulte et infantile).
Pour M. Sami-Ali (1999), avoir un corps c’est avoir un « espace » et un « temps » et être en mesure de dire « je ». Nous avons ici trois marqueurs de l’identité qui passent nécessairement par l’étayage sur le corps de l’adulte. « Être soi », c’est primairement être « l’autre » à travers son visage et l’échoïsation des éprouvés qu’il retourne au sujet (autre soi-même). Puis secondairement « être soi », c’est se différencier du corps maternel, se dégager d’une emprise première par un écart créateur, un jeu, une médiation qui transitionnalise le lien. L’être soi corporel passe par les étapes qui consistent à se dire : « Je ne suis pas cela », une sorte d’identité en négatif, un dégagement, une « décolonisation ».
Nous avions donné en 2002 une définition du corps : « Le corps, par sa multiplicité projective apparaît comme unique voie d’accès à l’unité psychosomatique. Cette multiplicité projective est l’implication corporelle dans des déterminants tels que la relation du sujet à l’espace, au temps, à la réalité somatique et à la réalité psychique qui englobe le rapport au conflit, à la sexualité et à l’affectivité. »
« Le corps » qui à l’origine doit synthétiser l’ensemble des fonctions corporelles pour les unifier au niveau sensoriel, émotionnel, pulsionnel, se voit réduit à la fonction mise en jeu momentanément. Ainsi dans l’autisme, ce qu’il advient du corps c’est ce en quoi l’autiste le fait exister, c’est-à-dire la segmentation d’une fonction sensorielle. Dans l’anorexie, la désintrication corporelle conduit l’anorexique à tenter de trouver son identité dans les sensations telle que la douleur, l’activité musculaire (agonique et antagonique) ; globalement, la récupération sensorielle se fait en périphérie du corps. D’un point de vue sensori-moteur, on retrouve les mêmes registres impliqués chez l’hyperactif. Tout se passe comme si la fonction intermédiaire du corps à l’intersection du dedans et du dehors n’avait pu s’élaborer. Un processus de « détransitionnalisation » est à l’œuvre dans ces conjonctures cliniques.
On assiste simultanément à un double processus défensif, le premier renvoie à l’évacuation vers les objets des processus psychiques internes qui ne parviennent pas à s’élaborer au-dedans. Il en résulte une réaction dans le registre de l’analité primaire, laquelle permet au sujet de se rendre actif pour éviter de subir passivement le retour du clivé traumatique. L’analité primaire se caractérise donc contrairement à l’analité secondaire par un clivage dedans-dehors. L’externalisation des éléments bêta est prévalente, le corps est projeté au-dehors en interface émotionnelle directe sans transition avec le monde extérieur. Le registre de l’analité secondaire est défaillant. Les contenus psychiques ne sont pas appareillés à des contenants dans l’appareil psychique.
Chez l’anorexique comme chez l’hyperactif, il s’agit d’utiliser le corps comme objet fétiche dans le but de dénier la séparation. Ce qui fait de la souffrance corporelle et de la « sensation permanente » un modèle pour « rendre présent l’objet ». À l’opposé, dans l’autisme, la sensation permet d’éviter le contact avec le monde extérieur, la sensation est prise comme objet anti-intermédiaire. Le rapport au corps dans l’anorexie et l’hyperactivité est un rapport addictif dans la mesure où il devient le moyen majeur d’annuler la séparation sur un mode segmenté, le corps est donc ramené à sa fonction sensori-motrice. Ce processus s’inscrit inexorablement dans la contrainte à la répétition, contrainte à la symbolisation qui échoue et se répète pour indiquer :

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