7 La vie fœtale et ses conséquences
Problèmes posés
La vie affective d’un adolescent et la pathologie liée à cette phase du développement ont fait l’objet de précieuses recherches. Puis, on s’est intéressé à des étapes de plus en plus précoces de la vie affective de l’enfant, puis aux problèmes particuliers au « bébé ». Là semblait devoir s’arrêter le souci d’investigation des chercheurs. Cependant, certains cliniciens éprouvaient une insatisfaction devant la précarité de leurs informations portant sur un passé plus lointain, encore, du sujet, et pressentaient qu’il y aurait intérêt à en savoir plus sur ce passé. Alors, reprenant les idées que Freud avait lui-même évoquées, à propos du rôle qu’auraient éventuellement joué des « ancêtres » de nos patients, des auteurs se penchèrent sur les éventuelles causalités conflictuelles pouvant être considérées comme d’ordre intergénérationnel.
Ce regard porté sur la phylogenèse conservera toujours, pour le chercheur ou pour le clinicien, un intérêt tout à fait incontestable. Mais nous ne pouvons éviter de remarquer qu’entre l’étape où vont êtres conçus les parents (ou les grands-parents) d’un sujet qui nous consulte, et la période où ce sujet est apparu au jour en tant que « bébé » avec un environnement défini, il nous reste encore à tenter de comprendre comment, dans quel climat affectif et relationnel, a pu se dérouler sa vie fœtale. Comme nous l’ont appris, depuis longtemps déjà, les éthologistes, un enfant ne se présente pas au monde selon le modèle d’une « tabula rasa ». Il hérite forcément d’un passé. Et ce passé ne peut se réduire ni à une enfance trop récente ni à une trop lointaine phylogenèse.
Dans le cadre de notre présent ouvrage, à visée avant tout psychologique, nous n’aborderons pas les aspects embryologiques ou obstétricaux liés à l’évolution biologique d’une grossesse. Nous nous limiterons à évoquer ce que des équipes de chercheurs contemporains ont découvert concernant les interactions observables entre un fœtus et son environnement utéro-placentaire maternel. Et nous nous intéresserons plus particulièrement aux conséquences possibles d’aléas de la vie fœtale sur des difficultés, plus tardivement décelables, chez un adolescent ou un adulte.
État des travaux sur la vie du fœtus
Le fœtus humain vit dans un monde et une organisation d’une infinie richesse, mais totalement différents du monde où nous sommes. C’est sur ce point que porte avant tout notre intérêt dans cet ouvrage. Il est avéré que c’est dès avant la naissance que nous acquérons notre dimension humaine spécifique. Autrement dit, et comme le développe un livre allemand récent de L. Janus ( Comment (sous-entendu quand ?) naît l’esprit), c’est dès la vie fœtale que, au-delà du seul développement biologique, naissent ce que l’on pourrait au moins considérer comme les prémices de la vie mentale humaine achevée.
Mais qu’est-ce qu’un fœtus ? Mot que n’emploie jamais une femme enceinte, sans doute en raison de ses résonances terribles au registre fantasmatique : fœtus mort et/ou formolé dans son bocal, maladies du fœtus, etc. Malheureusement, et cette absence mériterait recherche et questionnement, il n’y a pas d’autre mot. Un fœtus, donc – et une telle dénomination n’est pourtant nullement dénuée de beauté en soi, puisqu’elle renvoie, étymologiquement, aux termes de sucer ou téter – c’est, dira-t-on, l’être qui succède à l’embryon et précède le nouveau-né. Définition pouvant paraître un peu simpliste, fondée à la fois sur des apparences (la morphologie est devenue reconnaissable et les organes paraissent formés) et plus ou moins soumise à une datation (10-12e semaine suivant la conception), dont on dit parfois qu’elle délimite le fœtus plus qu’elle ne l’explicite. Ce qui a alimenté d’âpres controverses (auxquelles il ne saurait être question de participer ici), relatives notamment aux procédures légales de l’avortement par exemple, ainsi, bien sûr, qu’à la problématique éthique soulevée par la légalisation de la pratique de l’avortement dans certains cas bien précis.
La durée de vie attribuée au fœtus – et nous disons bien « attribuée » – est très variable. En particulier, qu’il sorte trop tôt de l’utérus maternel par exemple, et le voilà nommé, non plus fœtus – même s’il a l’âge de celui-ci, quoique pas le statut – mais enfant « prématuré ». De plus, l’évolution des techniques de réanimation semble permettre de fixer de plus en plus tôt les limites de viabilité du fœtus. Ce qui contribue inexorablement à « mutiler », pour ainsi dire, au niveau du sens, l’idée même de fœtus. En poussant les choses à l’extrême, on pourrait même se demander si les neuf mois de vie intra-utérine qui précèdent la naissance vont conserver un sens au vu du véritable arrimage par lequel on lie le fœtus – de manière souvent plus affective qu’objective et scientifique – à ce qu’on appelle, sans autre définition ni idée préconçue : « la vie » ; des techniques de plus en plus finement spécialisées qui s’emparent plus ou moins directement de la représentation qu’on peut se faire du fœtus ; des observations extérieures, toujours plus nombreuses et sophistiquées, dont le fœtus est devenu bien souvent l’objet non consentant, mais quelquefois souffrant ; des interprétations adultomorphiques qui ont tendance, parfois, à prolonger certaines observations. En somme, le fœtus pourrait aujourd’hui courir le risque d’être « presque de ce monde avant d’être né », ce qui n’est pas sans conséquence, sans doute plus négative que franchement positive.
Une mère n’est pas un laboratoire. Quand la mère éprouve son enfant et s’éprouve elle-même en le sentant, ce n’est pas de cellules en train de se diviser et multiplier qu’il s’agit, mais de rêve. Un rêve habité de personnages réels et qui parlent, qui communiquent. Non, certes, avec nos mots d’adultes, signifiants intellectuels vecteurs de l’idée des choses, mais avec des mots concrets de chair, une foule de sensations, d’émotions, de ressentis les plus divers. La grossesse est un dialogue de l’inconscient biologique le plus primitif. Et si l’apparition des fonctions et aptitudes sensitivo-sensorielles du fœtus s’étale, en gros, de la 9e semaine de la gestation, pour l’odorat, à la 22e semaine pour la vision – alors « opérationnelle » bien qu’encore sans objet – c’est environ au 3e mois que certains chercheurs sont portés à considérer qu’il y a réellement « quelqu’un » dans l’utérus maternel. Mais de telles datations ont fait jusqu’ici l’objet de beaucoup d’hésitations et de beaucoup de modifications.
Qu’est-ce que « devenir mère » ? Sont-ce les gênes et les hormones qui font et fondent la maternité ? Ou bien plutôt la femme elle-même, par sa propre histoire et son désir ? Et la science oserait-elle abuser de son pouvoir en se substituant au désir humain ? En tout cas, on ne naît pas mère, on le devient. Ce qui suppose un parcours intérieur qui prend naissance dans l’enfance même de la mère, et dans son système relationnel spécifique avec ses propres parents. Être mère est un secret d’enfance. La maternité est du domaine de l’inconscient et de l’affect. Et l’accouchement ne devrait pas être considéré comme une prouesse, mais plutôt comme un acte de naissance. L’enfant ne se fabrique pas, au sens « mécanique » du terme. Il se situe au plus lointain de toute personnalité, dans un parcours spécifique à chacun de nous. C’est dire que l’utérus n’est pas un simple contenant, et que le dedans utérin n’est nullement impersonnel, ni dans le moment de la grossesse, ni dans la propre histoire de la mère. L’enfant ne croît pas dans le ventre d’une femme comme il le ferait dans une couveuse.
Dans le même ordre d’idées, l’échographie, dont la pratique est aujourd’hui généralisée – du moins dans nos sociétés occidentales où, peut-être, on en use jusqu’à l’abus – peut entraîner une véritable « interruption volontaire de fantasmes », selon le mot à la fois pittoresque et pertinent de M. Soulé. Nombre d’anecdotes cliniques en tout cas, volontiers contées par les échographistes eux-mêmes (qui se gardent généralement bien de les tenir pour insignifiantes), témoignent du fait que cette technique suscite les réactions les plus diverses. Et ces réactions s’observent désormais non seulement chez les futures mères, mais aussi chez les maris-pères, les autres enfants de la fratrie, voire toute la famille ou même les amis, grâce aux cassettes vidéo que l’on peut réaliser et donner aux futurs parents à leur demande. Il ne serait pas rare d’observer alors une véritable modification du « dialogue de la grossesse » dont nous parlions plus haut.
On considère aujourd’hui la grossesse comme « la réussite paradoxale d’une greffe hétérogène ». L’interaction biologique entre le fœtus et sa mère, avec médiation par le placenta, n’empêche nullement les phénomènes rencontrés dans les cas d’intolérance à une hétérogreffe. Et en effet, compte tenu du fait que le patrimoine génétique de la cellule fécondée comporte pour moitié un héritage paternel, on comprend que l’œuf puis l’embryon puissent subir les tentatives d’une force cherchant à expulser cette « greffe ». On peut parler, par métaphore, d’une véritable haine biologique de la mère pour ce qui serait vécu par la mère comme une sorte de corps étranger que son corps à elle chercherait à expulser, ce qui finit d’ailleurs par arriver dans certaines circonstances, au bout du compte assez nombreuses. Et nous voyons là l’illustration d’une « violence fondamentale », ainsi que l’un de nous l’a nommée, en l’assortissant de la formule : « C’est lui ou moi… elle ou moi ». Violence qui serait donc d’origine biologique. Et une simple réaction « d’autodéfense ».
La vie fœtale est une exception paradoxale à cette règle du rejet de toute greffe hétérogène. C’est que les choses – fort heureusement – sont en fait beaucoup plus complexes. Le corps de la mère, certes, secrète des anticorps anti-embryon. Mais celui-ci, grâce aux cellules de son trophoblaste (première ébauche de son placenta), dont la formation est activée par le génome paternel – ce qui ne saurait manquer ni de sel, ni de sens aux yeux du psychoclinicien – va sécréter à son tour une molécule qui assurera son implantation dans le muscle utérin, donc sa survie. Si cette molécule (appelons-la « défensive ») n’arrive pas à tenir son rôle ou est insuffisante d’une manière quelconque, l’œuf fécondé est expulsé et il y a avortement précocissime. À l’inverse, l’excès de la fonction de cette molécule et des cellules trophoblastiques laisse se développer un tissu (la môle) pouvant envahir l’organisme maternel, l’intoxiquer et le mettre en danger mortel. Sur cinq ovules fécondés, il y aurait deux à trois avortements précocissimes au stade de morula, ces « avortements » étant généralement méconnus, car inaperçus et confondus avec des règles simplement abondantes.
Les immunologistes ont très récemment décrit des conflits apparaissant avec retardement. C’est notamment le cas lorsque des cellules fœtales ont pu traverser la barrière placentaire et circuler dans le sang maternel. Les lymphocytes de ce dernier n’ont pu « reconnaître » ces cellules, surtout s’il s’agit du patrimoine chromosomique paternel. Or, à la grossesse suivante, les mêmes lymphocytes vont s’attaquer (on les appelle lymphocytes « killers ») au nouveau fœtus qu’ils « prendront » pour le « frère aîné » dont ils ont, d’une certaine façon, « gardé la mémoire ». Les biologistes parlent alors d’« enfant de remplacement », expression que le psychoclinicien connaît bien, pour l’utiliser dans d’autres circonstances, dans leur écoute de l’imaginaire d’un sujet.