7. Impact des cancers de la tête et du cou sur la sociabilité des couples


Impact des cancers de la tête et du cou sur la sociabilité des couples


F. Cuny and E. Babin


Les cancers de la tête et du cou sont responsables de handicaps fonctionnels transitoires ou permanents (altération ou suppression de la voix physiologique, troubles de la fonction respiratoire, de la déglutition, perte du goût et/ou de l’odorat). Ils créent une rupture biographique dans la vie quotidienne des malades [1], une métamorphose corporelle et identitaire avec des retentissements psychologiques et sociaux importants [2].


Longtemps ignorés, les proches des patients peuvent également subir indirectement les modifications familiales, sociales et professionnelles engendrées par le cancer. Parmi les proches, les conjoints sont les personnes qui accompagnent le plus souvent ces malades au quotidien. Assurant de plus en plus souvent les soins au domicile (toilette, soutien émotionnel, etc.) [3], les familles sont fréquemment marquées par une diminution de leur qualité de vie comparable ou supérieure à celle des patients [4, 5]. Une détresse psychologique a été relatée chez 20 à 30 % des familles apportant des soins au patient au domicile [6]. Plus généralement, l’impact psychologique de la maladie est observé tant sur les patients que sur leurs familles [710]. Le mal-être des patients atteints d’un cancer et de leurs proches est connu [1, 11], Leur sociabilité c’est-à-dire leurs relations sociales, leurs capacités à entrer en relation avec autrui l’est moins et se limite à quelques descriptions du quotidien de vie des épouses de laryngectomisés [12, 13].


Dans un travail récent [14], les couples conjoint-malade interrogés à un stade précoce de leur prise en charge de la maladie néoplasique ORL (entre le 3e et le 12e mois après le diagnostic), avouent une qualité de vie dégradée dans 71,5 % des cas. Si l’on étudie plus spécifiquement l’impact de la maladie cancéreuse sur la sociabilité de ces couples [14], les activités effectuées à l’extérieur du domicile conjugal, en compagnie de personnes familières sont les relations sociales les plus affectées. Plus de deux tiers des couples (68 %) déclinent les invitations à dîner chez leurs amis ou au restaurant. Près d’un couple sur deux n’invite plus ses amis au domicile. Enfin, plus d’un tiers des conjoints augmente ses activités solitaires. Le temps accru à regarder la télévision peut être interprété comme un mal-être amenant le conjoint à un isolement social et à un non-désir de communication avec autrui. Seules les sorties hors du domicile pour effectuer les courses du foyer (aller au supermarché, aller chez le commerçant de proximité) sont relativement préservées (74,0 %).


L’étude de l’influence des caractéristiques de la maladie des patients sur la sociabilité des couples conjoint-malade [14] montre que les couples dont le malade a une tumeur avancée (stade T3T4) diminuent significativement leurs relations sociales avec autrui. De même, lorsque le patient a reçu un traitement par radiothérapie ou une mutilation chirurgicale (trachéostomie/gastrostomie), l’isolement social s’accroît. Par ses différentes localisations anatomiques, la maladie cancéreuse de la tête et du cou peut engendrer des défigurations, des troubles de l’élocution ou de la voix originelle ainsi que des difficultés pour avaler ou déglutir [15, 16]. Les chirurgies mutilantes telles que les pharyngolaryngectomies, les laryngectomies totales, etc. ont un impact sur ces fonctions essentielles à la vie en société. Elles modifient l’identité individuelle et sociale du malade. Lorsque le stade TNM [17] est avancé, lorsque l’état de santé du patient est dégradé ou lorsque le patient a été traité par radiothérapie, les repas ne sont plus partagés en famille (troubles de la déglutition, asialie, mucite, présence d’une gastrostomie, etc.).


L’analyse de l’impact de données socio-économiques sur la sociabilité des couples [14] montre que le fait d’être un conjoint homme, d’être un conjoint âgé d’au moins 60 ans ou d’avoir des revenus mensuels supérieurs au SMIC français (1 099 €/mois) diminue fortement la sociabilité des couples.


Selon Ross et al., 38 % des familles estiment être en détresse psychologique modérée ou forte (questionnaire mené entre le 6e et le 24e mois après le traitement) [11]. Un temps important passé auprès du malade augmente l’impact du cancer sur le psychisme du conjoint. Ces moments favorisent cependant l’apprentissage, l’adaptation et la qualité des soins apportés par les conjoints au domicile (automédication, toilette, soutien émotionnel, gestion financière, etc.) [3]. Lors du retour à la maison, le rôle d’épouse évolue en un rôle de soignant [18]. Ce temps croissant consacré au malade diminue le temps libre du couple ou du conjoint et affecte directement sa sociabilité. Il en résulte des liens renforcés, dits post-traumatiques, chez les couples atteints par la maladie cancéreuse et en particulier chez les épouses [19]. Celles-ci négligent leur propre qualité de vie pour améliorer celle de leurs conjoints menacés par la maladie. Ce phénomène est majeur lors du retour au domicile, c’est-à-dire à distance du traitement et non durant l’hospitalisation [20]. La maladie entraînant des défigurations et une diminution des comportements favorables aux interactions sociales (manger, boire, parler), les échanges au sein du couple ne sont plus équitables et la relation dévie en faveur du malade. L’attention, le support émotionnel et les soins se portent essentiellement sur lui. Cette inégalité dans les rapports du couple agit aux dépens du conjoint et celui-ci est alors plus sensible au risque de détresse [21]. L’impact du cancer sur la dépression et l’anxiété du conjoint est dépendant du sexe et les épouses semblent plus vulnérables que les hommes [9]. Selon Vickery et al., ce risque d’anxiété est supérieur à celui des patients eux-mêmes [22]. Un soutien réciproque au sein du couple peut protéger du risque de détresse psychologique chez le conjoint et augmenter les facultés du malade à combattre le cancer en diminuant la détresse émotionnelle qui peut bloquer ses efforts d’adaptation [10, 21, 23].


Lorsque le diagnostic est posé depuis au moins 6 mois, les conjoints semblent être plus sensibles à la maladie et aux traitements que les patients eux-mêmes [7]. Selon Baghi et al., 44 % des familles donnant des soins au domicile souhaiteraient, au même titre que les patients, un soutien psychologique [24].


Le visage offre un rôle social et permet la communication avec autrui par le langage et par l’expression des émotions. Le visage est le lien à l’autre. La défiguration et l’ensemble des stigmates liés à la maladie peuvent avoir de graves conséquences fonctionnelles et psychosociales. Une sociabilité amoindrie est un isolement social débutant qu’il est important de prévenir.


La prise en charge des conjoints de malades ne doit donc pas être négligée. Les thérapeutes doivent être sensibilisés à ces modifications et une prise en charge pluridisciplinaire doit être instaurée afin de mieux accompagner les patients et leurs conjoints. La constante augmentation de l’incidence des cancers de la tête et du cou chez la femme pourra modifier davantage la sociabilité des proches de sexe masculin dans l’avenir. La vie future et la sociabilité des enfants de patients peuvent être aussi altérées et restent des perspectives de recherche.



Références


1. Drabe N, Zwahlen D, Buchi S, Moergeli H, Zwahlen R, Jenewein J. Psychiatric morbidity and quality of life in wives of men with long-term head and neck cancer. Psychooncology. 2008;17:199–204.


2. Fingeret M, Yuan Y, Urbauer D, Weston J, Nipomnick S, Weber R. The nature and extent of body image concerns among surgically treated patients with head and neck cancer. Psychooncology. 2012;21:836–844.


3. Nijboer C, Tempelaar R, Sanderman R, Triemstra M, Spruijt R, van den Bos G. Cancer and caregiving : the impact on the caregiver’s health. Psychooncology. 1998;7:3–13.


4. Blanchard C, Albrecht T, Ruckdeschel J. The crisis of cancer : psychological impact on family caregivers. Oncology. 1997;11:189–194.


5. Grunfeld E, Coyle D, Whelan T, et al. Family caregiver burden : results of a longitudinal study of breast cancer patients and their principal caregivers. CMAJ. 2004;170:1795–1801.


6. Pitceathly C, Maguire P. The psychological impact of cancer on patient’s partners and other key relatives : a review. Eur J Cancer. 2003;39:1517–1524.


7. Gustavsson-Lilius M, Julkunen J, Keskivaara P, Hietanen P. Sense of coherence and distress in cancer patients and their partners. Psychooncology. 2007;16:1100–1110.


8. Compas B, Worsham N, Epping-Jordan J, et al. When mom or dad has cancer : markers of psychological distress in cancer patients, spouses, and children. Health Psychol. 1994;13:507–515.


9. Northouse L, Mood D, Templin T, Mellon S, George T. Couples’ patterns of adjustment to colon cancer. Soc Sci Med. 2000;50:115–136.


10. Northouse L, Templin T, Mood D. Couples’ adjustment to breast disease during the first year following diagnosis. J Behav Med. 2001;24:115–136.


11. Ross S, Mosher C, Ronis-Tobin V, Hermele S, Ostro J. Psychosocial adjustment of family caregivers of head and neck cancer survivors. Support Care Cancer. 2010;18:171–178.


12. Babin E, Grandazzi G. Vivre avec le cancer : La vie des conjoints de patients laryngectomisés. Psychooncology. 2010;4(4):303–308.


13. Babin E. Le cancer de la gorge et la laryngectomie totale : la découration. Paris: L’Harmattan; 2011.


14. Cuny F, Grandazzi G, Morlais F, Launay L, Babin E. Cancer de la tête et du cou : impact sur la sociabilité des couples conjoint-malade. Mémoire de DES ORL 2012.


15. Babin E, Sigston E, Hitier M, Dehesdin D, Marie JP, Choussy O. Quality of life in head and neck cancers patients : predictive factors, functional and psychosocial outcome. Eur Arch Otorhinolaryngol. 2008;265:265–270.


16. Goldstein N, Genden E, Morrison R. Palliative care for patients with head and neck cancer : « I would like a quick return to a normal lifestyle ». JAMA. 2008;299:1818–1825.


17. Sobin LH, Wittekind C. UICC/TNM Classification of Malignant Tumours. 6th ed New York: Wiley; 2002.


18. Röing M, Hirsch J, Holmström I. Living in a state of suspension – a phenomenological approach to the spouse’s experience of oral cancer. Scand J Caring Sci. 2008;22:40–47.


19. Ruf M, Buchi S, Moergeli H, Zwahlen R, Jenewein J. Positive personal changes in the aftermath of head and neck cancer diagnosis : a qualitative study in patients and their spouses. Head Neck. 2009;31:513–520.


20. Katz M, Irish J, Devins G, Rodin G, Gullane P. Psychosocial adjustment in head and neck cancer : the impact of disfigurement, gender and social support. Head Neck. 2003;25:103–112.


21. Jenewein J, Zwahlen R, Zwahlen D, Drabe N, Moergeli H, Buchi S. Quality of life and dyadic adjustment in oral cancer patients and their female partners. Eur J Cancer Care. 2008;17:127–135.


22. Vickery L, Latchford G, Hewison J, Bellew M, Feber T. The impact of head and neck cancer and facial disfigurement on the quality of life of patients and their partners. Head Neck. 2003;25:289–296.


23. Spacapan S, Oskamp S. Helping and being helped : naturalistic studies. In: Claremont Symposium on Applied Social Psychology. 1990.


24. Baghi M, Wagenblast J, Hamblek M, et al. Demands on caring relatives of head and neck cancer patients. Laryngoscope. 2007;117:712–716.

Only gold members can continue reading. Log In or Register to continue

Stay updated, free articles. Join our Telegram channel

May 5, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 7. Impact des cancers de la tête et du cou sur la sociabilité des couples

Full access? Get Clinical Tree

Get Clinical Tree app for offline access