7: Hypothèses pour une compréhension clinique des pathologies de la dépendance

Chapitre 7 Hypothèses pour une compréhension clinique des pathologies de la dépendance


L’anorexie mentale et l’hyperactivité sont confrontées à l’absence de « rassemblement », et l’absence de liens sécures.


Par rassemblement, il faut entendre trois aspects du fonctionnement psychique. D’une part, la coordination sensorielle et les modalités de liaison sensorielles portées par la libido, d’autre part le plaisir partagé dans la rencontre dyadique et enfin, les fonctions de synthèse du moi.


Ces différentes conditions ne sont pas remplies dans les souffrances narcissiques et identitaires représentées dans notre étude par l’anorexie et l’hyperactivité.


Citons S. Freud (1938) pour nous aider à synthétiser ce dont il est question :



Les liens sécures s’obtiennent essentiellement à partir d’un ressenti par le bébé que l’environnement est prévisible. Moins il ressent de prévisibilité, plus il est incité à s’organiser de manière indépendante pour subvenir à ses besoins. Recherche d’indépendance forcée pour lutter contre la dépendance affective et le collage (anorexie). Maîtrise du corps in fine pour maîtriser l’introjection de l’imprévisibilité ou bien la tentation de collage à l’objet. Pour éviter les effets de l’imprévisibilité, l’hyperactivité, l’agitation sensorimotrice tente de capter l’attention de l’objet pour le maîtriser.



Caractéristiques défensives communes de l’anorexie mentale et de l’hyperactivité


Anorexie mentale et hyperactivité présentent deux caractéristiques défensives communes :


D’une part, une « projection » de tout ou partie de l’intrapsychique dans l’environnement (identification projective).


Le moi, du fait de sa faible capacité de synthèse, éprouve des difficultés à se constituer en moi-sujet et reste fixé à une non-différenciation d’avec l’environnement. La relation insécure à l’objet est vécue comme effractante, le sujet n’a de cesse de redouter une intrusion de la pensée d’autrui et se doit de se garantir en permanence contre cette menace d’envahissement. Il en résulte une identification narcissique à l’environnement.


Aux jugements d’attribution et d’existence qui définissent un dedans et un dehors auxquels sont attribués des caractéristiques bon dedans et mauvais dehors, succèdent deux autres formes de jugement : mauvais dedans et bon dehors.


S. Freud, cité par M. Leclaire et D. Scarfone (2000), évoquera ensuite l’existence d’un « jugement d’actualité » qu’on peut rapprocher de la formule de D.W. Winnicott : « L’expérience doit être mise au présent du moi », expérience qui échoue comme nous l’avons explicité précédemment.


Il faut considérer ces transformations comme des formes instables de jugement susceptibles de se transformer en permanence, accompagnées de ressentis persécutoires de la part de l’environnement à certaines phases de l’évolution de la maladie.


D’autre part, des processus de clivage sont à l’œuvre.



Corps et psyché créent une néo-subjectivité amputée de sa « corporéité »


La corporéité se définit par son essence libidinale et sexuelle. L’hyperactif et l’anorexique présentent cette amputation de la corporéité dont le rôle est de tenir ensemble le corps et la psyché et de manière plus archaïque encore les flux sensoriels. Ce qui tient ensemble le corps et la psyché, c’est avant tout la relation à l’autre et le plaisir partagé dans la relation « énigmatique » à l’autre.


Dans l’anorexie et l’hyperactivité, tout se passe comme si l’objet de la pulsion restait indéfinissable (source, objet, but, poussée), l’affadissement des quatre déterminants de la pulsion définissant un « objet flou » dans sa détermination (un objet destructible, non créatif, non transformationnel, rétractable). Il en résulte un affaiblissement de la vectorisation pulsionnelle et objectale. L’excitation prend le relais de la pulsion et tente d’organiser le destin de l’agressivité et de la libido. L’excitation non vectorisée se décharge non plus directement sur et dans l’objet mais plutôt dans l’environnement. L’objet perd sa position centrale (objet décentré). Il devient « un leurre ». La quête de l’objet persiste, mais renvoie sans cesse à un impossible. Le recours se situe alors sur un mode narcissique d’identification à l’environnement. Certaines zones et fonctions corporelles sont intégrées dans cet environnement. Il s’agit de la musculature de la sensori-motricité, du tonus musculaire, des flux sensoriels principalement. Ils sont utilisés dans ce cas comme zone limite entre le dedans et le dehors. Limites ultimes dont l’utilisation exacerbée permet de créer une zone frontière sur laquelle les échanges peuvent se produire. Ils se produisent autour de la quête du lien, au « mirage objectal » et de la préservation de l’intimité (intrapsychique).



Césure action/représentation : décharge motrice/décharge psychique, hyperactivité motrice/hypoactivité psychique


Pour éclairer notre hypothèse concernant l’hyperactivité, il nous faut préciser un point particulier : action, représentation et observation de l’action sont intimement mêlées, la découverte récente des neurones miroirs le démontre.


On ne peut donc envisager l’hyperactivité comme une action car l’hyperactif ne se représente pas son activité excessive, de la même manière que l’anorexique ne perçoit pas sa maigreur.


Autre réflexion, la ritaline® qui est un psychostimulant prescrit aux hyperactifs, possède un effet sédatif sur l’hyperactivité. Le paradoxe est que cet excitant va produire un effet pare-excitant : l’hyperactif voit traitée son excitation par un excitant pare-excitant.


L’hypothèse serait donc que l’on retrouve une identité de fonctionnement entre biologique et psychique.


En effet, l’hyperactif en état permanent d’excitation crée un objet excitant pare-excitant sur un plan psychique, l’aspect important à souligner est l’absence totale de conscience de cet état. Donc, force est de constater que l’absence de représentation perceptive de son état conduit à envisager qu’en lieu et place d’une représentation auto (réflexivité) s’exprime un état hallucinatoire. Ce qu’il fait vivre à l’autre c’est un retournement dans la mesure où il le met « hors de lui/elle », ce qui est le signe d’un état similaire de chaos mental chez l’hyperactif. Cet état hallucinatoire qui le ramène vers une « sensation » de calme (et non pas de représentation) s’associe à une sensation de solitude, sensation de ne pas pouvoir partager un éprouvé de son monde interne (sensation de non-vie psychique, d’identité absolue à soi). À ce moment là, la mise en mouvement devient tentative de créer un double de lui-même, de créer un écart avec lui-même, tentative de trouver chemin faisant un autre lui-même, un double homosexuel primaire qui a existé « en tant qu’objet à la limite », objet uniquement excitant et pare-excitant, non intriquant.


Autant d’éléments théorico-cliniques qui s’articulent avec la tendance anti-sociale de D.W. Winnicott et qu’il a nommée déprivation : si l’objet avait été internalisé, sa disparition aurait plutôt produit un effet dépressif.


Donc, nous retrouvons dans cette césure deux points antagonistes. D’une part, la décharge motrice de « l’excitation » et d’autre part, la tentative de créer un lien vital (recréer un lien) avec un objet homosexuel primaire en double (peut-être homosexuel en premier lieu).


L’hyperactif nous conduit de ce fait « aux confins de l’identité » comme le souligne De M’Uzan (2005) : « Là où la psyché doit pour éviter l’implosion psychique créer par clivage, une image en double », image du double homo-sensori-sexuel.



Modalités sensorielles récupérées comme défenses périphériques du moi corporel : effacement de l’affect et renforcement émotionnel


Dans les deux pathologies étudiées, la sensorialité ou du moins son utilisation pose question. Comment élaborer ces modalités hyperactives de l’expression sensorimotrice ?


Plusieurs dimensions contradictoires nous semblent à l’œuvre dans ce schéma :



On peut envisager ainsi un déplacement de la libido sur la périphérie sensorielle du moi corporel. Ce déplacement crée une néo-limite de surface un dedans-dehors sensoriel qui ne coïncide pas avec les limites du corps réel. Ce néo-corps sensori-moteur devient porteur de la libido et de l’hallucinatoire, d’où les sensations de modifications monstrueuses du corps ressenties dans la simple inhalation d’une odeur, ou encore d’un acte gustatif minimal ou d’une observation visuelle d’un comportement alimentaire chez autrui.


Dans ces pathologies narcissiques identitaires, l’enjeu est celui de la continuité temporelle, psychique et corporelle. À l’opposé, dans la psychose, l’enjeu est davantage du côté de la perte d’unité psychique et corporelle.


En outre, ces souffrances présentent la particularité, contrairement à la psychose, de ne pas déconnecter la sensation de l’émotion. « Dans la psychose, il y a prédominance des sensations au détriment des émotions. » Anne Brun (2010).


Rappelons que nous distinguons l’émotion de l’affect en ceci que l’émotion nous paraît essentiellement d’essence intersubjective alors que l’affect est prioritairement d’essence pulsionnelle intrapsychique.


L’excitation du fait d’une rencontre insatisfaisante à l’objet (objet imprévisible, non transformable) empêche la pulsionnalité d’organiser le lien intrapsychique à l’objet. Cette éradication des processus introjectifs est la conséquence d’une décharge psychique hors de l’objet, il s’ensuit une quête de soi et de l’objet sous la forme d’une régression à la sensori-motricité.


Ainsi, Monsieur A., chef d’entreprise hyperactif, se plaint de ne pas parvenir à l’orgasme et à l’éjaculation dans la relation sexuelle (sans substrat organique), son plaisir est ressenti dans l’orgasme perçu chez sa partenaire. Il précise lors d’une séance : « La seule chose où j’arrive à me projeter c’est l’acte sexuel, pas les autres choses comme parler… Les femmes, il faut que je me les fasse… comme si j’allais trouver quelque chose en elles…. un besoin de continuer sans cesse, comme un livre où il n’y a pas de fin, c’est un travail sans fin qui m’épuise… c’est une dépendance, il faut qu’il y ait un ressenti chez l’autre pour que j’éprouve quelque chose. »


On peut noter ici, que l’interaction n’est pas relayée par l’intersubjectivité, l’autre (les femmes) n’est pas perçu comme possédant une subjectivité différenciée. C’est le plaisir de l’autre qui crée un ressenti. La pulsion, loin de créer l’objet pour s’y décharger, échoue à se transformer en désir et s’organise sous le primat du besoin (besoin de l’autre, de son ressenti pour se sentir exister).


L’émotionnel interactif est prévalent dans ces conjonctures psychiques, ce qui nous paraît consécutif à l’absence initiale d’angoisse « signal d’alarme ». Il se produit alors chez le sujet, dont l’appareil psychique n’a pas pu s’informer de l’affect qui le traversait, une angoisse de débordement. Il s’agit bien là d’une défaillance dans l’organisation de la pulsionnalité et de sa représentance (affect).


L’absence du représentant-la représentation-affect ouvre le passage au débordement émotionnel et un effet de contagion s’observe jusque dans l’environnement du sujet (parfois même prioritairement).


« Il me met hors de moi » dit une mère à propos de son enfant hyperactif, alors que l’enfant n’a pas conscience de son agitation.


« Elle me fait halluciner » dit un père de sa fille anorexique qui se trouve trop grosse et « se laisse mourir » en refusant de manger.


Ce débordement émotionnel avec son corollaire contagieux par retournement ne peut être assimilé à un effet empathique. Le concept d’empathie doit être rattaché à une dimension intersubjective. Ici, on observe donc une éradication de l’affect et une recrudescence des états émotionnels dans lesquels l’environnement est particulièrement impliqué.

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May 4, 2017 | Posted by in GÉNÉRAL | Comments Off on 7: Hypothèses pour une compréhension clinique des pathologies de la dépendance

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