Chapitre 7 Histoire du jeu pathologique et approches de sens
La psychologie et la psychiatrie, très tôt, s’intéressèrent au jeu : en France, Dupouy et Chatagnon publient en 1929 dans les Annales médico-psychologiques un texte sur « Le joueur, esquisse psychologique », qui assimile explicitement le joueur excessif à un toxicomane. Ce texte décrit les phases de gain, puis de perte, puis de conséquences, avec cachexie, dépression, suicide, phases qui seront redécouvertes dans les années 80 par le nord-américain Custer (1984).
Il est assez étonnant de constater que la découverte des illusions de contrôle, attribuée aux travaux de James Henslin (1967), ou d’Ellen Langer (1975), avait été faite des décennies plus tôt, et surtout qu’il ait fallu autant de temps pour cette « redécouverte ».
Au niveau de la psychologie scientifique, le comportementalisme a pu donner l’illusion d’avoir élucidé le mécanisme ultime du problème : comme l’a affirmé B.F. Skinner (1953) lui-même, la machine à sous étant un dispositif de renforcement du comportement de façon aléatoire tant en intervalles qu’en quantité, les lois du conditionnement opérant suffisaient à expliquer pourquoi le comportement « mettre des pièces dans la machine » s’installait de façon durable et difficile à « éteindre ». Il faudra toutes les découvertes et complications des approches cognitives, et non plus uniquement comportementales, pour que ce niveau d’explication devienne, ou plutôt redevienne, insuffisant.
Cette opposition entre un regard scientifique, naturalisant, explicatif, et un regard compréhensif, traverse l’ensemble des sciences humaines et sociales, et est toujours à l’origine de controverses sans fin dans le champ de la psychiatrie. L. Binswanger (1971) opposait ainsi les mécanismes vitaux à l’histoire intérieure de vie, E. Minkowski (1999) la « pathologie du psychologique » à la « psychologie du pathologique »…
C’est faire l’impasse sur tout ce que peut apporter, en matière de jeu, l’ensemble des « approches de sens », qu’elles relèvent de la psychanalyse, de l’anthropologie, de la sociologie, voire de la philosophie. Marcel Neveux (1967), à la suite de Roger Caillois (1958), voit ainsi dans les jeux de hasard et d’argent une « futilisation » des oracles et des ordalies. Le jeu serait, dans note monde désenchanté, naturalisé, déserté par les dieux, la trace, le squelette, l’enveloppe vidée de sens de pratiques cultuelles abandonnées, obsolètes. Récréation, parenthèse, ces survivances fantomatiques nous serviraient à nous délivrer passagèrement du souci de l’existence, à nous détourner des choses graves et importantes, selon la perspective pascalienne du « divertissement ».
Une autre tradition philosophique tend au contraire à faire du jeu le « symbole du monde » (E. Fink, 1966), allant jusqu’à le faire précéder les religions…
Cette dimension, vue sous l’angle de la psychologie scientifique, est aujourd’hui, comme dans le travail de Clemens J. France, devenue « recherche de sensations », et, selon les travaux de Marvin Zuckerman (1994), elle est le plus souvent considérée comme un trait de caractère, inscrit biologiquement dans les mécanismes cérébraux.
Ainsi se condense pour Jacques Lacan (1957) la question du joueur à l’automaton du hasard, interrogation sur la place du sujet dans un symbolique, et un désir qui le dépasse et lui échappe : « Marquer les six faces d’un dé, faire rouler ce dé. De ce dé qui roule surgit le désir. Je ne dis pas désir humain »…
Le jeu peut donc être particulièrement investi par de jeunes gens en quête de sens, comme la drogue peut être une tentative d’accéder à une autre dimension existentielle. Pour de nombreux joueurs pathologiques, le défi à la chance et au destin sont premiers, la dépendance s’instaurant par la suite. Défier le hasard et obtenir ainsi de l’Autre réponse et reconnaissance ! Bien sûr, mais dans l’univers actuel des jeux en vogue, massifiés, domine l’impression d’une prolifération de l’imaginaire, menant à un régime de la frustration généralisée… Une chance infime de décrocher la timbale, certes, « mais, précisément, si je gagne, c’est que je ne suis pas un quelconque au regard de l’Autre, c’est que j’y ai une place d’élection, qu’il m’envoie soudain un joker qui modifie radicalement la donne initiale » (Bon, 2004; Bucher et coll., 2005).
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