7: Histoire du jeu pathologique et approches de sens

Chapitre 7 Histoire du jeu pathologique et approches de sens



La création d’un espace virtuel est ce qui peut condenser l’essentiel de la fonction du jeu : ici la mort, la sienne ou celle des autres, devient réversible. Risquer sa vie ou tuer devient compatible avec les impératifs d’une société pacifiée, et le jeu est de ce fait présent dès l’origine de la civilisation. Le jeu de hasard et d’argent, moyen de se mettre en risque indirectement, ordalie dérivée dans laquelle le sujet est représenté par sa mise, est si ancré dans l’histoire de l’humanité que les hypothèses sur ses origines relèvent toujours du mythe.


Comme pour la plupart des addictions, l’abus du jeu est connu depuis la nuit des temps, et il est évident que son assimilation à une maladie ne date pas seulement de son introduction, en 1980, dans le DSM nord-américain.


Dès 1494, le juriste et poète Sébastien Brant, dans sa « Nef des fous », en fait l’une des folies de l’époque : « Je trouve aussi des fous encore plus fous que d’autres/qui n’ont d’autre plaisir/que les dés et les cartes/et qui ont l’illusion/de ne pouvoir plus vivre/s’ils devaient s’en priver/et cesser de jouer/comme des enragés/du matin jusqu’au soir… ».


L’idée de maladie est bien là, ainsi que le lien avec l’abus d’alcool (les joueurs ont toujours sous la table une chope de vin), et l’idée d’automédication (« Celui qui a déjà trois graves maladies en aura bientôt quatre grâce à l’amour du jeu ! »).


Peu de temps plus tard, en 1561, Pascasius Justus Turq est peut-être le premier médecin ayant proposé un manuel thérapeutique d’une addiction. Il s’agit d’un ouvrage sur le traitement du jeu pathologique, très diffusé à l’époque, dont le titre est Alea, sive de curanda in ludendi pecuniam cupiditate. Bien avant avec le texte de Benjamin Rush (1784) sur les spiritueux et l’ivrognerie, ce livre siècle contient, en germe, l’essentiel de nos problèmes les plus actuels. En effet, il suppose une base organique au jeu excessif (le sang des joueurs est trop chaud), mais aussi l’idée que le meilleur traitement est la parole, les joueurs s’illusionnant sur ce que l’on peut attendre du hasard. Le traitement proposé relève donc du « traitement moral », voire de la psychothérapie, et annonce nos plus actuelles « restructurations cognitives »…


La psychologie et la psychiatrie, très tôt, s’intéressèrent au jeu : en France, Dupouy et Chatagnon publient en 1929 dans les Annales médico-psychologiques un texte sur « Le joueur, esquisse psychologique », qui assimile explicitement le joueur excessif à un toxicomane. Ce texte décrit les phases de gain, puis de perte, puis de conséquences, avec cachexie, dépression, suicide, phases qui seront redécouvertes dans les années 80 par le nord-américain Custer (1984).


Mais la psychanalyse a traité du jeu bien avant Dupouy et Chatagnon, le premier article de von Hattingberg remontant à 1914 et le « Dostoïevski et le parricide » de Freud à 1928.


Les travaux en matière de jeu pathologique privilégient actuellement les approches de psychologie scientifique portant sur l’impulsivité, parfois sur la recherche de sensations, sur les erreurs cognitives et les diverses illusions de contrôle ou de prévision, et rejoignent pour certains les recherches de neuro-économie sur les modalités de prise de décision.


De telles pistes de recherche avaient été esquissées dès le tout début du XXe siècle. Clemens J. France, psychologue américain, avait dès 1902 traité du jeu comme d’une prise de décision risquée, et avait tenté de montrer l’existence de « preneurs de risque », qui s’opposaient à des sujets prudents, faisant des choix plus assurés. Pour ce faire, il avait imaginé une expérience en proposant, dans des écoles, le choix aux élèves entre la certitude d’avoir deux jours de vacances et un tirage au sort, donnant une chance sur deux d’avoir soit trois jours de vacances, soit un seul. Ses résultats montraient que jusqu’à l’âge de 16 ans, la majorité des enfants choisissaient la certitude rassurante, contre le hasard. À partir de cet âge, une différence se faisait jour entre les filles et les garçons, ces derniers devenant de plus en plus des « risquophiles »… Cette expérience préfigure les travaux du psychologue nord-américain Marvin Zuckerman sur la recherche de sensations, considérée comme un trait de caractère, lié au sexe et à l’âge.


Commentant ce texte, Alfred Binet écrit en 1902 : « (Ce travail) contient, outre l’historique obligé, beaucoup d’observations curieuses, et une analyse assez fine de l’état du joueur, son besoin de lutter contre le hasard, sur les variations de la chance, ses conditions, les fétiches, etc. ; je recommande spécialement une analyse faite sur elle-même par une personne qui ayant visité la salle de jeu de Monte Carlo et ayant joué, a essayé de décrire ce qu’elle sentait ; c’était principalement l’illusion, quand elle gagnait, que c’était une personne habile, et qu’elle avait eu autant de mérite en risquant le coup heureux que si elle avait commandé un mouvement intelligent aux échecs ; puis, quand elle perdait, elle se disait : “ Ah ! je savais bien que j’avais tort, que je ne devais pas choisir ce numéro ”, – ce qui était évidemment une illusion. »


Il est assez étonnant de constater que la découverte des illusions de contrôle, attribuée aux travaux de James Henslin (1967), ou d’Ellen Langer (1975), avait été faite des décennies plus tôt, et surtout qu’il ait fallu autant de temps pour cette « redécouverte ».


Cette longue éclipse est liée au fait que durant près d’un siècle, ce sont d’autres considérations qui ont été prises en compte dans l’abord du jeu pathologique.


Au niveau de la psychologie scientifique, le comportementalisme a pu donner l’illusion d’avoir élucidé le mécanisme ultime du problème : comme l’a affirmé B.F. Skinner (1953) lui-même, la machine à sous étant un dispositif de renforcement du comportement de façon aléatoire tant en intervalles qu’en quantité, les lois du conditionnement opérant suffisaient à expliquer pourquoi le comportement « mettre des pièces dans la machine » s’installait de façon durable et difficile à « éteindre ». Il faudra toutes les découvertes et complications des approches cognitives, et non plus uniquement comportementales, pour que ce niveau d’explication devienne, ou plutôt redevienne, insuffisant.


Mais surtout, au cours du XXe siècle, c’est à travers des approches de sens, et non de psychologie scientifique objectivante, que seront abordés la passion et l’excès du jeu.


Les recherches sur les addictions, avec ou sans drogues, peuvent en effet être divisées en recherches sur les mécanismes de la maladie addictive, et recherches sur le sens de la conduite, du choix particulier de cette passion chez un sujet donné.


Cette opposition entre un regard scientifique, naturalisant, explicatif, et un regard compréhensif, traverse l’ensemble des sciences humaines et sociales, et est toujours à l’origine de controverses sans fin dans le champ de la psychiatrie. L. Binswanger (1971) opposait ainsi les mécanismes vitaux à l’histoire intérieure de vie, E. Minkowski (1999) la « pathologie du psychologique » à la « psychologie du pathologique »…


Dans ces approches de sens, il existe un lien entre le sens du jeu pour un sujet, et son engagement dans l’addiction, ce qui fait que les travaux portent moins sur la frontière entre normal et pathologique, que sur le contenu fantasmé et la fonction psychologique de la pratique ludique.


Même si nombre de psychanalystes n’acceptent pas l’idée que leur discipline relève uniquement de ces approches de sens, la majorité des textes psychanalytiques, dont le fameux « Dostoïevski et le parricide », portent sur le sens de la prise de risque dans le jeu, de l’idée du gain et de la réalité de la perte, le sens consistant en la correspondance entre les troubles et l’histoire singulière du sujet. Ces approches ont eu une place prépondérante, du travail de von Hattingberg en 1914, à la somme de « Psychology of Gambling » d’Edmund Bergler, en 1957, en passant par la « Psychanalyse des névroses » d’Otto Fenichel en 1945.


De même que Skinner a pu, un temps, laisser penser qu’il avait fourni une explication définitive du jeu excessif, il est possible que nombre d’analystes aient pensé que « Psychology of Gambling » avait fait le tour du problème, et que le jeu n’était plus un grand centre d’intérêt. Toujours est-il qu’à la lecture de la littérature internationale, la réflexion psychanalytique apparaît presque aujourd’hui comme une longue parenthèse, entre le texte de Clemens J. France, et les travaux actuels de psychologie cognitive.


Cela conduit certains auteurs, notamment en Amérique du Nord, à considérer que la psychanalyse correspond à une étape aujourd’hui dépassée de la pensée scientifique.


C’est faire l’impasse sur tout ce que peut apporter, en matière de jeu, l’ensemble des « approches de sens », qu’elles relèvent de la psychanalyse, de l’anthropologie, de la sociologie, voire de la philosophie. Marcel Neveux (1967), à la suite de Roger Caillois (1958), voit ainsi dans les jeux de hasard et d’argent une « futilisation » des oracles et des ordalies. Le jeu serait, dans note monde désenchanté, naturalisé, déserté par les dieux, la trace, le squelette, l’enveloppe vidée de sens de pratiques cultuelles abandonnées, obsolètes. Récréation, parenthèse, ces survivances fantomatiques nous serviraient à nous délivrer passagèrement du souci de l’existence, à nous détourner des choses graves et importantes, selon la perspective pascalienne du « divertissement ».


Une autre tradition philosophique tend au contraire à faire du jeu le « symbole du monde » (E. Fink, 1966), allant jusqu’à le faire précéder les religions…


C’est que ce culte du jeu ne peut pas être simplement l’écho vide de sens de pratiques disparues : il faut bien, pour qu’il ait tant de succès, qu’il constitue une forme active, même si non consciente, de « mantique » (de divination), d’ordalie (de jugement de dieu), de quête du sens de la vie. Cette quête transparaît en fait dans la plupart des jeux, qui peuvent, sous des formes simples et enfantines, d’apparence gratuite, futile, légère, renvoyer à des perspectives cosmologiques ou eschatologiques. Les marelles sont ainsi l’exemple d’une forme ludique qui survit depuis la nuit des temps, en parallèle aux nombreux dérivés qui en sont issus (des grilles de loterie au plateau du jeu d’échecs…). La terre, le ciel, l’enfer, se retrouvent dans un univers dessiné à la craie, et pour les petites filles qui y jouent, il s’agit d’une activité pleine, comme si leur destin en dépendait réellement.


De nos jours et dans notre culture, dans notre monde désenchanté, « naturalisé », il paraîtrait le plus souvent étrange de rechercher le « sens » dans une cosmologie, et dans les relations de l’individu au ciel ou à l’enfer. Nous sommes plutôt tentés de le chercher à travers une démarche herméneutique, dans une dimension narrative de l’existence : replier les troubles, les symptômes, sur l’histoire singulière du sujet constitue la dimension de quête de sens d’une psychothérapie.


Caillois cite justement une variante actuelle de marelle où le « sens » relève de la narration plus que de la représentation cosmologique : de petites américaines, dans les années 60, ont inventé une marelle où ciel, terre et enfer étaient remplacés par « boys », « colors », « show », et « movie star » : rencontrer un garçon, se farder, faire un spectacle, devenir une vedette de cinéma : la trame d’une existence idéale est posée, dont on peut faire l’exploration, sans risques, puisque si l’on perd, on sait qu’on pourra rejouer.


Dans les jeux de hasard, l’argent peut être considéré comme l’équivalent du palet, le représentant du joueur, mais ici on le mise et risque de le perdre : une dimension supplémentaire, ordalique, s’ajoute ici à la dimension « mantique », divinatoire, du jeu.


Cette dimension, vue sous l’angle de la psychologie scientifique, est aujourd’hui, comme dans le travail de Clemens J. France, devenue « recherche de sensations », et, selon les travaux de Marvin Zuckerman (1994), elle est le plus souvent considérée comme un trait de caractère, inscrit biologiquement dans les mécanismes cérébraux.


Sous l’angle du sens, elle renvoie au jugement de dieu, à l’épreuve auto-imposée du joueur « dostoïevskien », qui interroge, à travers le hasard, les grandes entités « parentales » que sont le destin et la chance : « Qu’est-tu, figure du dé que je retourne dans ta rencontre (tuchè) avec ma fortune ? Rien, sinon cette présence de la mort qui fait de la vie humaine ce sursis obtenu de matin en matin au nom des significations dont ton signe est la houlette ».


Ainsi se condense pour Jacques Lacan (1957) la question du joueur à l’automaton du hasard, interrogation sur la place du sujet dans un symbolique, et un désir qui le dépasse et lui échappe : « Marquer les six faces d’un dé, faire rouler ce dé. De ce dé qui roule surgit le désir. Je ne dis pas désir humain »…


Le jeu peut donc être particulièrement investi par de jeunes gens en quête de sens, comme la drogue peut être une tentative d’accéder à une autre dimension existentielle. Pour de nombreux joueurs pathologiques, le défi à la chance et au destin sont premiers, la dépendance s’instaurant par la suite. Défier le hasard et obtenir ainsi de l’Autre réponse et reconnaissance ! Bien sûr, mais dans l’univers actuel des jeux en vogue, massifiés, domine l’impression d’une prolifération de l’imaginaire, menant à un régime de la frustration généralisée… Une chance infime de décrocher la timbale, certes, « mais, précisément, si je gagne, c’est que je ne suis pas un quelconque au regard de l’Autre, c’est que j’y ai une place d’élection, qu’il m’envoie soudain un joker qui modifie radicalement la donne initiale » (Bon, 2004; Bucher et coll., 2005).


D’autres fois, le jeu a d’emblée fonction de refuge devant les difficultés de l’existence, dans une utilisation qui en fait un équivalent d’antidépresseur ou d’anesthésique.


Mais, dans ce dernier cas, le sens du jeu ne disparaît pas totalement derrière la mécanique de la dépendance.


Une personne qui, vivant une situation très difficile (l’annonce d’une maladie grave, un licenciement, une rupture…), se réfugie dans l’anesthésie du jeu compulsif, attend sans doute, de façon généralement non dite et non consciente, une réparation : dans la pratique répétée, mécanique, de la machine à sous, du rapido, des courses par courses du PMU, c’est le hasard qu’elle défie, et, à travers lui, ce sont les grandes figures du destin et de la chance qui sont convoquées…



Références



Bergler E. The Psychology of Gambling. New York: Hill and Wang; 1957.


Binet A. Instincts. L’année Psychologique. 1902;9:435–436.


Binswanger L. Introduction à l’analyse existentielle. Paris: éditions de Minuit; 1971.


Bon N. Les jeux sont mal faits ! : ou la nouvelle donne psychologique. Le Journal des Psychologues. 2004;214:56–60.


Brant S. La Nef des fous. Éditions La nuée bleue/DNA, la bibliothèque alsacienne; 1994.


Bucher C., Chassaing J.L., Melman C., et al. Jeu, dette et répétition : les rapports de la cure psychanalytique avec le jeu. Paris: Éditions de l’Association lacanienne internationale; 2005.


Caillois R. Les jeux et les hommes. Paris: Gallimard; 1958.


Custer R. Profile of the pathological gambler. J. Clin. Psychiatry. 1984;45:35–38.


Dupouy R., Chatagnon P. Le joueur. Esquisse psychologique. Ann. Méd. Psychol.. 1929;12:102–112. (Paris)


Fenichel O. La théorie psychanalytique des névroses. Les psychonévroses, évolution et thérapeutique des névroses (1945), Tome 2. Presses Universitaires de France: Paris, 1953.


Fink E. Le Jeu comme symbole du monde. Paris: Minuit; 1966.


France C.J. The Gambling Impulse. Am. J. Psychol.. 1902;13:364–408.


Freud S. Dostoïevski et le parricide. Résultats, Idées, Problèmes II (1928). Paris: PUF; 1985.


Hattingberg H., von. Analerotik, Angstlust und Eigensinn. Zeitschrift für ärztliche Psychoanalyse. 1914;2:244–258.


Henslin J.M. Craps and Magic. Am. J. Sociol.. 1967;73:32.


Langer E.J. The Illusion of Control. J. Pers. Soc. Psychol.. 1975;32:311–328.


Minkowski E. Traité de Psychopathologie. Paris: Les Empêcheurs de Penser en Rond; 1999.


Neveux M. Jeux de hasard. In: Caillois R., ed. Jeux et Sports, Encyclopédie de la Pléiade. Paris: Gallimard, 1967.


Lacan J. La psychanalyse. 1957;Vol. 2:15–44.


Rush B. Une enquête sur les effets des spiritueux sur le corps et l’esprit humains, 1784. Levivier M., Gira E., eds. Psychotropes, Vol. 17. 2011, 3–4.


Skinner B.F. Science and human behaviour. New York: Macmillan; 1953.


Turq P.J. Alea, sive de curanda in ludendi pecuniam cupiditate. 1561.


Zuckerman M. Behavioral Expressions and Biosocial Bases of Sensation Seeking. USA: Cambridge University Press; 1994.

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May 23, 2017 | Posted by in GÉNÉRAL | Comments Off on 7: Histoire du jeu pathologique et approches de sens

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