7: Analyse différentielle de la souffrance au travail chez les hommes et chez les femmes

7 Analyse différentielle de la souffrance au travail chez les hommes et chez les femmes



Travail et défenses


La prise en compte de la division sexuelle du travail, ainsi que les enjeux psychiques du travail, permettent de comprendre que l’expression de la souffrance chez les hommes et les femmes, comme les manières de se protéger de la souffrance, ne sont pas similaires.


Les descriptions des stratégies collectives de défense dans les métiers masculins du bâtiment ont contribué à mettre en évidence le rôle de la virilité sociale dans la lutte contre la peur, rendue possible par le recours à un déni de perception entretenu collectivement. La virilité sociale contribue à la mise en place et à l’entretien du déni à partir de l’exaltation virile qui fonctionne comme une véritable compensation narcissique vis-à-vis de la souffrance suscitée par la rencontre avec le travail. La virilité remplit un rôle majeur dans la suspension de la peur du fait de son efficacité symbolique. La référence à la virilité contribue non seulement à engourdir la perception de la peur, mais son efficacité symbolique se révèle également extrêmement puissante pour anesthésier le sens moral. À partir du repérage de formes de cynisme viril chez les cadres par exemple, il devient possible de comprendre que certaines activités puissent revêtir une valeur symbolique valorisée socialement, même s’il s’agit de commettre l’injustice et d’infliger la souffrance au nom du « courage viril ». Dans le monde du travail salarial, comme dans l’espace privé, les activités qui confrontent à la vulnérabilité et au corps apparaissent toujours comme susceptibles de fragiliser les positions organisées par la virilité et sont déléguées aux femmes. Sur ce point, les travaux récents consacrés à l’« éthique du care » proposent des pistes de réflexion originales (P. Molinier, S. Laugier, P. Paperman, 2009 ; V. Nurock, 2010 ; M. Garrau, A. Le Goff, 2010).


L’analyse du travail infirmier a contribué à mettre en évidence des formes de coopération au féminin, à partir de la mise en évidence de règles de métier et des stratégies collectives de défense élaborées par des femmes (P. Molinier, 1995). Les recherches en psychopathologie et psychodynamique du travail n’avaient pas permis auparavant de repérer des modes de coopération spécifique aboutissant à la formation de collectifs de métier féminins, du fait de l’absence de prise en compte des rapports sociaux de sexe. Dans le cas des ouvrières spécialisées, l’existence du collectif n’existerait qu’en période de lutte et les groupes professionnels féminins se caractériseraient plutôt par leur aspect « atomisé », dispersé et traversé par « une intense concurrence interindividuelle » (D. Kergoat, 1988). Le refus de s’identifier à un collectif de femmes, associé à des mouvements d’autodévalorisation, a été reconnu comme le résultat de la reproduction des rapports sociaux de sexe. Pour les chirurgiennes, l’intégration dans l’équipe chirurgicale – auprès des chirurgiens et auprès des infirmières – passe par l’adoption de « justes comportements de genre ». Comme les infirmières des blocs opératoires qui s’intéressent à la vie privée du chirurgien, il est attendu qu’une chirurgienne s’enquière des conjoints et enfants des infirmières. Dans le cas contraire, elle sera « taxée de froideur, de snobisme ou d’indifférence », alors que le manque d’intérêt manifesté par un homme ne sera pas ressenti comme tel (J. Cassel, 2001). Contrairement à ce qui a été mis en évidence dans les collectifs masculins, les femmes, dans les situations de travail qui confrontent à la vulnérabilité et à la souffrance, ne peuvent se défendre en opposant un déni de perception à cette vulnérabilité. Cela reviendrait en effet à nier sa propre vulnérabilité ce qui s’avère incompatible avec la poursuite du travail, du point de vue de son sens comme de son efficacité, en particulier quand celui-ci exige de prendre soin et se « soucier » de l’autre. Les défenses féminines visent à conserver un rapport au réel du travail qui se caractérise toujours par des situations ambiguës et génère inévitablement des conflits de rationalité. Le travail, en tant qu’il contribue à l’acquisition de savoir-faire particuliers, suppose de ne pas pouvoir nier vulnérabilité ou faiblesses bien qu’il soit réalisé majoritairement par des femmes. Les savoir-faire considérés comme naturellement « féminins » résultent en réalité de remaniements psychiques secondaires au travail qui impliquent l’expérience singulière du travail et la coopération (P. Molinier, 2000). En d’autres termes, les compétences « féminines » comme la patience, la gentillesse, la sensibilité ou l’émotivité dans le contact avec les clients ou les patients se révèlent être des compétences déployées à partir de l’expérience et de la familiarisation avec les tâches à accomplir d’une part, mais sont également tributaires de l’existence d’un collectif organisé par des règles de métier d’autre part. On peut par exemple entendre dire que les « jeunes » infirmières ou sages-femmes sont moins attentives, moins patientes que les « anciennes ». Face aux contraintes organisationnelles, ces attitudes professionnelles attendues ne peuvent être déployées au quotidien que si existe une coopération entre les professionnelles permettant de résoudre les contradictions ou les ambiguïtés résultant des prises en charge des patients.


L’asymétrie des positions dans les rapports sociaux entre hommes et femmes a des incidences sur la santé mentale du fait de l’invisibilité des savoir-faire féminins (que l’on peut rassembler sous le terme de care) qui pâtissent d’un déficit de reconnaissance. Ces savoir-faire se caractérisent en effet par leurs qualités « discrètes », dans la mesure où ils consistent à anticiper et soulager les besoins d’autrui et deviennent visibles seulement quand ils échouent ou ne sont plus réalisés (J. Pinto, 1990 ; P. Molinier, 2006). Des savoir-faire comme le tact, l’empathie, la sollicitude et la disponibilité à l’égard d’autrui sont généralement « naturalisés » et identifiés comme des attributs « féminins ». Ils sont dès lors renvoyés au registre de « l’être » au lieu de se capitaliser dans le registre de l’identité sous la forme de qualifications et compétences issues de l’expérience du travail. En d’autres termes, certaines expériences de travail, du fait de la division sexuelle du travail, ne bénéficient pas du vecteur symbolique de la virilité pour se capitaliser dans le registre identitaire.

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Jun 2, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 7: Analyse différentielle de la souffrance au travail chez les hommes et chez les femmes

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