6 Psychopathologie du langage1
Généralités
C’est le cas en particulier des déficits auditifs modérés pour lesquels l’existence d’une courbe en U à l’audiogramme signe un déficit sur les fréquences moyennes. De tels déficits doivent toujours être recherchés et compensés par un appareillage au moindre doute. (cf. chap. 3, L’exploration de l’audition.)
Langage normal chez l’enfant
Le langage dans l’interaction et son développement lors de la première année
Les années 90 ont été déterminantes pour comprendre les mécanismes et conditions du développement du langage chez le bébé. Les méthodes permettant cette exploration se sont appuyées sur l’imagerie fonctionnelle, sur les comparaisons de langues en situation de langue seconde, de bilinguisme ou d’adoption, sur des manipulations de phonèmes à l’aide de procédures computationnelles.
L’étude princeps de Saffran et coll. (1996) a démontré que des bébés de 6 mois étaient déjà capables d’être attentifs à des stimuli phonologiques et auditifs selon une loi statistique des phonèmes de la langue. Par la suite, d’autres travaux dont ceux de Patricia Kuhl (2000, 2004) ont permis d’en préciser les mécanismes et les conditions :
les bébés possèdent dès la naissance la capacité de discriminer les phonèmes et les caractéristiques prosodiques de toutes les langues ;
les aires dédiées au langage dans l’hémisphère gauche peuvent s’activer en présence de stimuli langagiers dès l’âge de 3 mois (cf. figure 2.1 ; Dehaene-Lambertz et coll., 2006). Mais si le bébé nouveau-né peut traiter tous les sons (phonèmes) des différentes langues, il développe autour de l’âge de 6 mois une préférence pour les phonèmes de sa langue maternelle ;
pour ce faire, le bébé va utiliser les propriétés statistiques de l’environnement sonore, ce qui va spécialiser les aires cérébrales dédiées au langage. Certains sons, très fréquents, vont être reconnus plus tôt, tout comme certaines combinaisons de phonèmes qui seront les prémices des premiers mots. C’est ce que l’on appelle « l’apprentissage probabiliste » ;
dans le même temps, l’expérience du langage va engager au niveau cérébral le système perceptif avec une plus grande efficacité pour la reconnaissance de la langue maternelle parmi toutes les langues non familières, selon un « effet aimant ». Cet effet aimant ou d’attraction se manifeste par une attention accrue du bébé pour des sons informatiques proches de phonèmes de sa langue maternelle. Il y a comme un effet d’attraction ;
enfin, des études plus récentes confirment que l’engagement affectif de l’entourage et la disponibilité des proches influent également sur le développement du langage. Ainsi, les caractéristiques tant émotionnelles qu’acoustiques du mamanais (parler spécifique des parents au bébé) favorisent l’extraction des caractéristiques de la langue par le tout-petit (Saint-Georges et coll.). De la même manière, la présence d’un adulte interagissant avec le bébé favorise l’apprentissage (Goldstein et coll., 2003). Certains auteurs considèrent que cette dimension est consubstentielle du développement du langage et de l’accès au symbolique (cf. plus loin).
La figure 6.1 propose une vision schématique du développement du langage au cours de la première année, du point de vue des capacités de compréhension (réception) et d’expression (production), mais également du point de vue de la dynamique interactive (1/3 supérieur de la figure 6.1).
Petit langage
Vers 18 mois apparaissent les premières « phrases », c’est-à-dire les premières combinaisons de deux mots–phrases : « pati-papa », « dodo-bébé », etc. Le système phonologique reste toujours très limité. À la même période apparaît la négation : en français, il s’agit soit du non, soit de la particule négative « pas » : « pas dodo », « pas pati »…, introduisant l’enfant aux premiers maniements conceptuels et aux premières oppositions sémantiques (cf. chap. 2, Spitz : le troisième organisateur).
À l’évidence, le rôle de la famille est à cette époque considérable grâce au « bain de langage » dans lequel l’enfant se trouve plongé. En l’absence de stimulation langagière, un appauvrissement ou un retard d’acquisition du stock lexical est constant (cf. chap. 20, Les familles-problèmes et Carence affective, et chap. 22, Le cas du bilinguisme).
Langage
L’enrichissement quantitatif et qualitatif repose sur deux types d’activité langagière (Bouton, 1979) :
une activité verbale « libre », où l’enfant continue d’utiliser une « grammaire » autonome, établie à partir du petit langage ;
une activité verbale « mimétique » où l’enfant répète à sa façon le modèle de l’adulte, acquérant progressivement des mots nouveaux et des constructions nouvelles qui sont ensuite réinvestis dans son activité verbale « libre ».
Langage, communication et accès au symbolique
Si l’acquisition du langage introduit l’enfant au système symbolique le plus achevé, elle est précédée par un certain nombre de précurseurs relevant de l’interaction et de l’affectivité entre le jeune enfant et ses partenaires habituels (ses parents mais aussi sa fratrie, ses pairs, etc.). Du fait de leur valeur communicative, certains comportements sont des précurseurs de l’acquisition du langage : processus de désignation (procédés gestuels, posturaux ou vocaux dont le but est d’attirer l’attention d’un partenaire sur un objet), de déixis (utilisation des caractéristiques spatiales, temporelles et interpersonnelles de la situation comme moyen de coréférence), de dénomination enfin (utilisation d’éléments lexicaux pour désigner les événements extralinguistiques de l’univers connu de l’enfant et de l’adulte proche). Le développement de ces précurseurs requiert l’établissement de l’« attention sélective conjointe » entre le nourrisson et son partenaire. Le geste du pointing en représente une conduite paradigmatique avec l’échange de regard entre mère et bébé sur le doigt pointé et l’objet désigné. Certains auteurs en proposent une lecture développementale véritable témoignage de la trans-subjectivité : yeux dans les yeux à la naissance / attention partagée de 3 à 6 mois / attention conjointe de 6 à 9 mois / présentation du miroir autour de 8 mois / pointage de 9 à 18 mois (Marcelli, 2009). De leur côté, les psychanalystes sont nombreux à avoir décrit des systèmes « présymboliques », qu’il s’agisse de la « fonction alpha » de Bion, des « pictogrammes » de Aulagnier, etc. Précurseur de la fonction symbolique, ces signifiants organisent les préformes des oppositions dialectiques princeps à partir desquelles le sens pourra peu à peu émerger (Golse et Bursztejn, 1997).
Quoi qu’il en soit, l’apparition du langage, même s’il ne surgit pas « ex nihilo », produit une profonde mutation (Diatkine) du fonctionnement psychique et de la compétence relationnelle. Le langage permet en particulier de passer de l’indication à l’évocation ou en d’autres termes de passer de la gestion de la distance, à la tolérance de l’absence : la communication mimique, gestuelle reste inscrite dans le registre de la dénomination et de l’indication tandis que l’utilisation du langage permet l’évocation de l’absent. Le langage ne se développe pas sans expérience préalable d’absence et/ou de perte (Klein, Segal) : le gain qui en est retiré par l’enfant réside dans la découverte des multiples jeux symboliques et dans la possibilité d’organiser des scénarios imaginaires (cf. le compagnon imaginaire ou le roman familial) donnant à l’enfant un degré d’indépendance nouvelle ; la perte qui est subie est celle de l’adéquation absolue entre l’objet et son représentant avec la nécessité d’accepter l’écart entre le mot et la chose dont la trace linguistique en est l’ambiguïté inhérente au langage (Edgcumbre, 1981).
Pathologies du langage et principes de son examen
Remarques introductives
Troubles du langage dans les pathologies psychiatriques de l’enfant
Les troubles du développement du langage sont parmi les plus délicats à classer dans les nosographies internationales psychiatriques. En effet, la logique catégorielle de ces classifications colle mal à la perspective développementale et dimensionnelle de l’étude du langage chez l’enfant. Le tableau 6.1 montre que le DSM-IV et la CIM-10 ne se recouvrent que partiellement pour ce qui concerne les troubles du langage oral. En outre, le psychiatre peut aussi rencontrer un trouble du développement du langage par d’autres portes d’entrée ou associé à un tableau psychopathologique plus complexe.
DSM-IV Trouble de la communication | ICD-10 Trouble spécifique du développement de la parole et du langage |
---|---|
315.31 Trouble du langage de type expressif | F80.1 Trouble de l’acquisition du langage de type expressif |
315.32 Trouble du langage de type mixte réceptif–expressif | F80.2 Trouble de l’acquisition du langage de type réceptif |
315.39 Trouble phonologique | F80.0 Trouble spécifique de l’acquisition de l’articulation |
Non classé dans le DSM | F80.3 Aphasie acquise avec épilepsie (Landau-Kleffner) |
307.0 Bégaiement | F98.5 Bégaiement (classé dans une autre section : trouble du comportement et troubles émotionnels survenant pendant l’enfance) |
La figure 6.2 résume l’ensemble des pathologies impliquant une atteinte du langage que peut présenter l’enfant. Les classifications communément admises distinguent les troubles spécifiques du langage, c’est-à-dire les troubles dont la symptomatologie principale touche l’une des composantes du langage lui-même : tous les « dys » (dysphasie, dyslexie, dysgraphie), mais également les retards de parole, les retards simples de langage, et les troubles de l’articulation. Le deuxième grand groupe est constitué par les troubles que l’on peut appeler intégrés, c’est-à-dire dans lesquels l’atteinte du langage n’est qu’un des aspects de la symptomatologie présentée. Les deux principales pathologies rencontrées dans ce cadre par le psychiatre sont les troubles envahissants du développement et les retards mentaux. Mais ce groupe comprend également les dysharmonies cognitives, les infirmités motrices cérébrales et toutes les maladies complexes du développement comportant une atteinte du langage oral ou écrit. Enfin, un troisième groupe, qui relève des pathologies associées, rend compte de la très fréquente comorbidité avec les troubles du langage, que l’on trouve dans les études épidémiologiques. Les principaux tableaux cliniques de ce groupe sont l’hyperactivité avec déficit de l’attention, l’inhibition psychologique, la dépression de l’enfant, ce d’autant que celui-ci est jeune, et certaines pathologies fonctionnelles. La moyenne d’âge de la première consultation, qui pour un trouble du langage se situe entre 4 et 8 ans, est souvent plus précoce si le trouble affecte le langage oral, et plus tardive s’il touche exclusivement le langage écrit (Cohen et coll., 2004).
Quelques données épidémiologiques
Dans une étude en population générale portant sur près de 7300 enfants scolarisés en maternelle, Tomblin et coll. (1997) constatent une difficulté de langage oral chez 7,4 % des enfants, avec un sex-ratio défavorable pour le garçon (8 % des garçons contre 6 % des filles). Pour ce qui concerne le langage écrit et la lecture, l’étude de Rivière (2001), qui a porté sur près de 70 000 jeunes âgés de 16 à 18 ans, évalués lors de la Journée d’appel de préparation à la défense, donne une image éloquente de la situation en fin de scolarité dans la population française. Onze pour cent des jeunes sont en situation d’illettrisme, avec là encore un sex-ratio très défavorable aux garçons (13,9 % des garçons n’ont pas accès à un langage écrit fonctionnel contre 8,6 % de filles).
Pour les statistiques en population clinique, il est intéressant de comparer la comorbidité psychiatrique rencontrée de manière systématique dans une « clinique langage », et la comorbidité avec les troubles du langage, rencontrée dans une « clinique psychopathologique » prenant en charge des enfants du même âge. Cantwell et Baker (1991), dans une cohorte de 600 enfants vus consécutivement dans une « clinique langage », trouvent chez 50 % d’entre eux une comorbilité psychiatrique (en particulier des troubles anxio-dépressifs et une hyperactivité). Cette comorbilité augmente à 80 % dans les formes sévères de type dysphasique. Dans la moitié de la cohorte, revue 4 ans plus tard, la comorbidité monte à 60 %, probablement du fait de la persistance et de la durée des troubles du langage. Dans une étude tout à fait comparable de « clinique psychopathologique », portant sur une cohorte de près de 400 enfants, Cohen et coll. (1993) trouvent une comorbilité langage très fréquente à près de 53 %. Ces chiffres confirment la fréquence des troubles du langage et des troubles psychopathologiques, aussi bien dans les cliniques à orientation psychiatrique qu’à orientation langage, et leur très forte intrication.
Dimensions pertinentes pour l’étude du langage
Avant d’aborder les dimensions cognitives et linguistiques essentielles à l’étude du langage, rappelons les principaux pré-requis au développement du langage oral et écrit : intégrité de l’appareil auditif périphérique et central, des bases cérébrales nécessaire au langage (même s’il existe une plasticité et des récupérations possibles en cas de lésions), des outils d’expression, niveau cognitif global suffisant, facteurs personnels et environnementaux (le langage ne peut se développer en l’absence d’interactions avec un environnement affectif et langagier). Si le langage oral se développe spontanément chez l’enfant exposé à un bain de langage, le langage écrit est le fruit d’un apprentissage culturel via le système scolaire. À l’échelle de l’humanité, cet apprentissage est relativement récent, environ 5000 ans.
la phonologie qui s’intéresse aux aspects sonores du langage ;
le lexique qui se rapporte au vocabulaire de référence ;
la morphosyntaxe qui s’intéresse à l’organisation et aux marques grammaticales à l’intérieur du mot (morphologie) et entre les mots dans la phrase (syntaxe ou grammaire) ;
la sémantique qui s’intéresse à l’organisation des concepts et à l’accès au sens) ;
la pragmatique, qui s’intéresse à l’usage du langage lui-même comme outil de communication adaptée (Toppelberg et Shapiro, 2000).
Chaque domaine a ses unités propres qui impliquent plusieurs dualités fonctionnelles (réception versus expression ; encodage versus décodage ; compréhension versus production). Bien entendu, il existe une interdépendance entre les domaines. Pour ce qui concerne le langage écrit, en plus des dimensions précédentes, s’ajoutent certaines habiletés cognitives d’une part et certains facteurs psychoaffectifs d’autre part, aujourd’hui bien établis (cf. plus loin). Le tableau 6.2 collige les principaux outils diagnostiques utilisés en France pour l’examen du langage par les orthophonistes (Mazeau, 2008).
Nom de l’outil | Principales caractéristiques |
---|---|
Épreuves évaluant le langage oral | |
Évaluation du langage oral ou ELO (Khomsi) | Comprend six épreuves : Vocabulaire (réception et production), Phonologie (répétition de mots), Compréhension (compétences morphosyntaxiques de base avant la grande section, compétences morphosyntaxiques complexes et méta-discursives à partir de la grande section), et Production linguistique (répétition d’énoncés, production d’énoncés) |
Nouvelles épreuves pour l’examen du langage ou N-EEL (Chevrie-Muller et Plaza) | Validées de 3 ans 7 mois à 8 ans 7 mois Composées de 17 subtests évaluant les constituants formels du langage (phonologiques, lexicaux, morphosyntaxiques) sur les deux versants réceptifs et expressifs, ainsi que des processus cognitifs en jeu dans l’apprentissage du langage (la mémoire auditivo-verbale, les aptitudes opératoires concrètes) |
Épreuve de compréhension syntaxico-sémantique ou ECOSSE (Lecoq) | Validée de 4 ans à 12 ans Évalue les capacités de compréhension syntaxique et sémantique. Épreuves de désignation d’image |
Épreuves évaluant le langage écrit et la lecture | |
Batterie langage oral, langage écrit, mémoire, attention ou L2MA-2 (Chevrie-Muller et coll.) | Validée de 6 ans 6 mois à 12 ans 6 mois Évalue le langage oral (essentiellement les prérequis du langage écrit), le langage écrit, la mémoire auditivo-verbale, l’attention. Comprend une épreuve de dénomination, de fluence verbale et de rappel de mots |
Batterie d’évaluation du langage écrit ou BELEC (Mousty et coll.) | Validée de 7 à 12 ans Permet l’identification des processus de lecture et d’orthographe de l’enfant et leur mise en relation avec d’autres habiletés comme la conscience de la structure segmentale de la parole, la perception fine de la parole et la mémoire phonologique de travail. Le subtest le plus utilisé est la mesure d’identification du mot |
Épreuve d’évaluation de la compétence en lecture ou LMCR (Khomsi) | Validée de la fin de CP à la 4e Comprend trois épreuves : (1) La Lecture en Une Minute, évalue la vitesse et le degré d’automatisation de la lecture, élément essentiel de l’efficacité des lecteurs ; (2) L’Identification du Mot Écrit ; (3) La Compréhension en Lecture utilise des planches de quatre images associées à des énoncés de deux types différents. Les capacités d’autocorrection sont aussi évaluées |
Épreuves évaluant le langage écrit et l’orthographe | |
Dictée Le Corbeau | Validée pour le CE2, CM1 et CM2 ; produit trois scores d’erreurs phonétique, d’usage et de grammaire |
Dictée Tempête au Sahara | Validée pour le collège |
Pour le langage écrit, le clinicien peut aussi explorer lors d’une lecture ou d’une transcription les erreurs de correspondance phonèmes/graphèmes, les inversions orthographiques, la vitesse de lecture ou d’écriture, l’aisance de l’enfant et son endurance, la qualité du tracé ou le nombre de fautes d’orthographe. La conduite de cet examen en pratique courante permet d’ailleurs d’orienter vers les évaluations complémentaires des spécialistes (Dugas et Gérard, 1990).