6: Le problème : vers une clinique de l’impasse

Chapitre 6 Le problème


vers une clinique de l’impasse


Avant d’aborder l’impasse dans ses aspects cliniques, nous allons tenter de définir une clinique de l’impasse, c’est-à-dire un modèle génératif de ces problématiques. Dans notre compréhension du problème de l’impasse, nous sommes tentés de penser que si un sujet débouche sur une impasse psychique ou somatique, c’est que cette impasse était potentiellement présente. D’une manière générale, nous sommes portés à considérer que l’impasse est un fonctionnement qui résulte d’une dégradation progressive du fonctionnement psychique adossé à la paradoxalité.


D.W. Winnicott avait annoncé les paradoxes qui lui paraissaient fondamentaux tel que « être seul en présence d’autrui », R. Roussillon rajoute : « seul avec ses pulsions en présence d’autrui » (2008).


Le paradoxe suivant étant défini par le « trouvé-créé » qui fonde l’identité entre hallucination et perception au cours de la symbolisation primaire.


Puis vient la notion de détruit-trouvé qui concerne la conviction pour le bébé d’avoir détruit l’objet soit à cause d’une colère ou soit en l’introjectant. Cette conviction de détruire l’objet fait supposer au bébé qu’il va trouver du même au dehors (l’objet détruit), mais le démenti que lui apporte l’objet qui a résisté à sa destructivité amorce déjà un processus secondaire de symbolisation. Le primaire se caractérisant globalement par une prépondérance de la mêmeté accompagnée par des éléments différenciateurs et le secondaire voit apparaître la prédominance des éléments de différenciation alors que persiste ce fond de mêmeté.


La question fondamentale étant celle de savoir comment changer tout en restant le même, comment organiser le changement dans la continuité ?



Continuité psychique


La continuité psychique s’établit dans le passage du primaire au secondaire sans rupture du lien à l’objet, c’est le travail psychique de la transitionnalité qui permet de ménager « l’illusion ». Dans ces conditions, il y a suspension de l’opposition entre halluciné et perçu.


Autre point fondamental : cette phase primaire s’associe à la problématique de la présence. L’objet est présent dans la rencontre, cette présence est nécessaire à la rencontre, à l’établissement du lien, il doit accepter d’être utilisé et sa présence en double fournit au sujet le sentiment de présence à lui-même. C’est aussi le sujet qui s’absente, qui se retire de la relation lorsqu’il a besoin d’élaborer l’objet interne, l’objet doit accepter ces phases de retrait, se laisser « absenter », c’est donc la qualité de la présence qui va organiser la rencontre, lui donner sens.


Deux réflexions de S. Freud nous conduisent à définir cette période primaire et à en dégager les perspectives :



À partir de la première réflexion, nous pensons que peuvent s’articuler les auto-érotismes tels que se sentir, se voir, s’entendre, ceux-ci engagent la sensorialité. Se sentir évoque d’emblée la réflexivité qui fait dire au sujet qu’il se sent bien ou qu’il se sent mal, mais il peut dire lorsque sa réflexivité n’est pas symbolisée primairement qu’il ne se sent pas, qu’il se sent mauvais.


Un autre aspect du ressenti concerne le déplacement libidinal. Lorsque la réflexivité n’a pu s’organiser, la libido se déplace du sujet vers l’environnement et ceci dans une dimension de « négativité » qui peut faire dire au sujet qu’il sent une mauvaise odeur dans l’espace environnant. L’hallucination perceptive indique sa présence et son impact dans l’actuel du sujet qui tente de se faire admettre par l’autre (thérapeute) sur un mode négatif. Autre variante chez les sujets qui se font « mal sentir » par l’autre pour rentrer en contact avec lui.


La problématique est la même pour ce qui concerne le fait de se voir, on se voit tel que l’on a été vu, tel qu’on s’est vu être regardé. La façon dont on s’est vu être regardé va conditionner la manière de se voir. Mais là encore, dans le cas où la réflexivité n’a pu se symboliser primairement, lorsque l’objet n’a pu transmettre sa capacité à « faire le miroir », on observe alors des enfants qui ne regardent pas à l’intérieur d’eux-mêmes, leur regard est tout entier réquisitionné à investir le monde externe, à le contrôler, le rendre prévisible autant que possible.


Un troisième niveau, plus élaboré celui-là, concerne l’entendu de soi-même. Il suit le même cheminement que les deux premiers sens, mais plus tardif car il donne une large place à la parole, à la voix, à l’intonation. La prosodie de la mère était précocement affichée pour permettre au sujet de saisir de quel type d’investissement il faisait l’objet.


Dans l’écoute des patients, notre attention se portera de ce fait sur les particularités langagières verbales et corporelles. Ainsi une indication nous sera donnée sur la façon dont le sujet s’énonce à travers des formulations telles que : je (ne) ressens (pas) ce que vous dites, je (ne) vois (pas) ce que vous dites, je (n’) entends (pas) ce que vous dites, je (ne) me représente (pas) ce que vous dites.


« L’impasse est donc la forme dégradée de la paradoxalité lorsque celle-ci n’est pas portée par la transitionnalité, lorsque n’est plus suspendue l’opposition entre les éléments contradictoires que recèle le paradoxe. » R. Roussillon (2010).


Un des éléments fondateurs de la transitionnalité est constitué par les différents niveaux de plaisir que recèle la rencontre mère-bébé. Cette rencontre favorise le rassemblement sensoriel, notamment le nourrissage, mais cette rencontre à travers ce rassemblement sensoriel doit être libidinalisée car c’est la libido qui fait tenir ensemble tous les éléments sensoriels. La libido se caractérise par plusieurs niveaux d’expression du plaisir. Si on prend la situation paradigmatique du nourrissage, on trouvera six niveaux de plaisirs imbriqués :



Au cours de cette phase, l’enfant fait l’expérience qu’il n’est pas « le tout de sa mère », qu’elle possède un ailleurs porteur lui aussi de plaisir et est représenté par la figure paternelle, l’enfant va s’identifier à cet ailleurs énigmatique porteur de plaisir dans la différence.



Trauma et symbolisation


On ne peut penser la clinique de l’impasse sans introduire dans la réflexion la clinique du trauma.


Pour préciser ce que le terme de trauma recouvre en ce qui concerne les pathologies contemporaines, il est intéressant de rappeler la première position de S. Freud sur le trauma sexuel. Pour S. Freud, dans ses recherches psychopathologiques sur l’hystérie, le trauma sexuel était à l’origine de cette symptomatologie, il était imputé initialement à la figure paternelle. S. Freud abandonna cette perspective originelle de la neurotica au profit du fantasme.


Plus tard, il s’opposera aux tentatives de S. Ferenczi de réhabiliter la notion de trauma dissociée pourtant chez l’auteur de Psychanalyse IV de la notion de trauma sexuel. Pour S. Ferenczi (1932), le trauma prend racine essentiellement dans la non-reconnaissance par l’environnement de l’enfant de ce qui s’est passé. Autrement dit, davantage que la force de l’événement, c’est la qualité du traitement de l’événement et sa prise en compte par l’environnement du sujet qui en constitue le destin.


On retrouve chez D.W. Winnicott (1989) cette même orientation lorsqu’il dit : « Là où il aurait pu se passer quelque chose d’utile, il ne s’est rien produit. »


Ainsi, la force du trauma est surtout liée au départ à des caractéristiques extrinsèques. Ensuite, la position du sujet va entrer en ligne de compte de manière intrinsèque selon les modes de défense qu’il a à sa disposition.


Disons, comme première définition du trauma en psychopathologie, que l’impact traumatique est dû principalement à l’échec par le sujet de la mise en sens, de l’intégration et de l’appropriation subjective. Ce qui nous conduit à penser que certaines expériences extrêmement douloureuses peuvent êtres intégrées si elles sont reconnues par l’environnement et de ce fait, elles ont davantage de chance de l’être par le sujet.


À l’opposé existe ce que l’on nommera traumatismes cumulatifs. Il s’agit d’expériences traumatiques de moindre impact, répétées et non reconnues par l’environnement, ni par le sujet, qui vont obliger ce dernier à s’organiser pour faire en sorte que cette menace ne fasse pas partie de son vécu, autrement dit, qu’elle ne soit pas remémorable.


Avant d’étudier les différentes attitudes défensives que le sujet va progressivement pouvoir envisager, faisons tout d’abord un arrêt sur image à propos de l’angoisse.



Angoisses


Face aux menaces ressenties sur un mode « objectif » et « subjectif », la première réaction possible est celle de l’angoisse signal d’alarme. À ce niveau, l’angoisse offre une solution au sujet car elle l’informe de ce par quoi il est affecté et il peut se donner la possibilité et le temps d’une réponse adaptée : soit la lutte, soit la fuite. Mais ce qui est envisageable à un certain âge, l’est moins dans des situations d’impréparation, tantôt dues à l’âge intrinsèque ou tantôt dues à l’environnement selon qu’il soit familier ou étranger. Paradoxalement, il est plus difficile de se prémunir contre les déstabilisations et les imprévisibilités d’un environnement familier. Encore qu’il faille s’interroger sur les raisons qui vont amener, par exemple, un enfant à ne pas se méfier d’un étranger chez lequel il ne percevra pas les caractéristiques dangereuses. De la même manière, il est significatif de constater que de nombreuses personnes porteuses du VIH n’avaient jamais évalué, anticipé le risque pour elles-mêmes. L’exemple d’une jeune femme vivant avec son conjoint toxicomane porteur du sida, qu’il nous fut donné de rencontrer, est exemplaire à ce titre, elle n’avait jamais pensé qu’elle puisse être contaminée à son tour. Tout se passe comme si le système de défense du côté de « l’angoisse signal d’alarme » était défaillant. La seule angoisse qui émerge alors est une « angoisse de débordement ».


Intervient alors face à cette angoisse nommée aussi effroi, un mode de défense de deuxième niveau qui est une défense par « immobilisation ». Du point de vue de l’affect, la psyché se pétrifie et l’état psychosomatique devient un état de stupeur.


Un autre mode de défense va intervenir. Face à ces angoisses, la psyché se trouve sans issue, dans une situation d’impasse et l’immobilisme ne tient pas face à un monde en mouvement. La seule défense qui va être désormais accessible est la fuite étant donné que la fuite physique, l’action dans l’environnement est impossible et cela concerne notamment les enfants sans langage qui ne peuvent nommer (représenter) le trauma. La défense sera donc celle de se couper de soi, de s’absenter à soi-même.


Citons pour exemple ce patient adulte qui en séance dira à son thérapeute « Nous disons des choses très intéressantes à mon sujet, mais moi je ne suis pas là. » Et d’ajouter : « Quand on discute, je n’arrive pas à me projeter dedans. »


Un quatrième niveau plus radical sera d’évacuer globalement et psychiquement tout ce qui concerne la situation de l’expérience traumatique. On retrouve la notion de « clivage au moi » décrite par R. Roussillon (1999) et qui est une défense radicale dans laquelle le moi naissant s’est coupé d’une partie de lui-même en se retirant « affectivement » de l’expérience douloureuse, il s’est retiré de la possibilité même que l’expérience puisse être remémorée.


Cette expérience traumatique, quelle qu’en soit son origine ou sa nature, n’étant pas subjectivée, appropriée par la subjectivité, est aussi détemporalisée. Elle est hors temps, elle n’est pas inscrite au présent du moi, elle n’est pas datable et la conséquence c’est qu’elle est de « tout temps ». Ce qui signifie qu’elle hante la subjectivité et qu’elle est tout le temps agissante (« Fantômes dans la chambre d’enfants » de Selma Fraiberg [1999]). Ce vécu de détresse va conduire le sujet vers des états internes de honte, de culpabilité et surtout de solitude. Solitude de ne pas pouvoir partager l’expérience vécue comme « non partageable », le sujet se sent hors du champ humain car ce par quoi il est vécu ne peut se dire. Le sentiment prévalent dans ce cas est celui d’être mauvais, se ressentir comme mauvais. Celui qui est victime d’un trauma se demande bien souvent quelle part il a pris dans ce dont il a été victime. Ceci est d’autant plus évident pour les enfants en phase de narcissisme primaire qui s’imaginent être à l’origine de la création du monde et des soins bons ou mauvais qu’ils reçoivent.


Un trauma peut en cacher un autre et il laisse des « traces » et non pas des affects ni des représentations et encore moins des souvenirs.


Résumons les modes de défenses possibles face aux conséquences du trauma :



Tous ces modes de défenses caractérisés, pour lutter, évacuer, annihiler, les effets du trauma vont être réutilisés par la psyché du patient au cours du travail thérapeutique. En effet, pour le patient, une partie de son moi va coopérer car elle désire le changement, mais une partie clivée de la première va utiliser les mêmes modalités défensives pour résister au changement. Autrement dit, la situation d’impasse dans laquelle il se trouve va très rapidement se transférer dans la relation transféro-contre transférentielle et va nécessiter de la part du thérapeute le repérage de cette situation d’impasse. Il devra la nommer avec le patient, qui n’en n’a pas conscience. Il devra la dater et donc la temporaliser, « construire » avec le patient les conditions les plus précises possible de sa survenue.


On retrouve ici certains aspects décrits par S. Freud à propos de la réaction « thérapeutique » négative. Dans cette formulation, nous retenons que la notion « thérapeutique » était présente pour Freud.


Notre objectif est celui de rechercher dans quelles conditions une sortie de l’impasse est possible.



Cas clinique


Impasse thérapeutique et défenses paradoxales


À propos du rapport dedans/dehors, intrapsychique et intersubjectif, la première impasse s’organise autour du rapport dedans/dehors.


Par exemple, chez cet enfant hyperactif un espace de jeu auto-subjectif paraissait se construire en thérapie, mais, dans un même temps, son hyperactivité redoublait au-dehors faisant craindre une exclusion scolaire.


Ou encore chez cette jeune femme toxicomane, un discours associatif réflexif paraissait s’installer alors que parallèlement sa consommation en produits toxiques augmentait.


Une expérience similaire nous a été donnée d’observer, lorsqu’une jeune fille anorexique, à l’évidence en perte de poids, annonçait paradoxalement dans un groupe thérapeutique de parole pour anorexiques qu’elle se sentait de mieux en mieux et qu’elle pouvait quitter le groupe. Bien qu’ayant constaté ce paradoxe, l’attitude des thérapeutes, sous-tendue alors par le modèle de la neutralité bienveillante, eut pour conséquence de ne pas signaler à la patiente cette contradiction entre le psychique et le somatique. Attitude qui eut pour effet désinvestissement et absentéisme des autres patientes du groupe dès la séance suivante comme si « aller mieux » équivalait à « maigrir » et donc « aller moins bien ».


D’une manière générale, il s’agit de la constatation paradoxale d’une contradiction, voire d’un clivage entre l’évolution qui s’annonce comme progrédiente au plan psychique et en recrudescence sur le plan de la symptomatologie manifeste.

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May 4, 2017 | Posted by in GÉNÉRAL | Comments Off on 6: Le problème : vers une clinique de l’impasse

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