6: Incidences psychologiques de la coordination des intelligences

6 Incidences psychologiques de la coordination des intelligences


Le sujet en travaillant opère des transformations du monde en produisant des biens et des services, mais il se transforme aussi lui-même en travaillant, ce qui permet de désigner le travail comme un « travail vivant ». Le travail vivant se caractérise, on l’a vu, par la formation d’habiletés individuelles qui émergent de l’expérience du corps, mais également par l’invention et l’appropriation de savoir-faire collectifs.


Comme le travail est aussi un rapport social, il suppose la « coordination » des intelligences qui préside à la formation des collectifs de travail. En d’autres termes, des relations complexes sont nécessaires pour faire advenir puis assurer la pérennisation d’un collectif de travail. Tout travailleur, même l’artisan ou le travailleur « indépendant », doit accorder son activité à un collectif de travail, lequel produit, entretient et remanie les règles de travail.


Il est possible de distinguer deux niveaux dans la coordination des intelligences : la coordination stricto sensu et la coopération.


– La coordination désigne la prescription donnée par l’organisation du travail des relations entre les individus. Les descriptions du management fournissent des éléments relatifs aux relations entre les personnes dans le sens vertical, du haut vers le bas (en précisant les relations de pouvoir, les statuts, les rôles et limites des domaines de compétences). L’implication des travailleurs est généralement recherchée par la mobilisation de références idéologiques centrées sur la « culture d’entreprise » qui visent l’engagement personnel, sans lien avec l’activité et la technique de travail. La division sociale et technique du travail qui caractérise la coordination s’avère nécessaire en fournissant un cadre de référence aux liens de coopération.


– La coopération désigne les liens construits entre les sujets en vue de réaliser, volontairement, une œuvre commune. La notion d’« œuvre commune » renvoie à la différence proposée par H. Arendt entre « travail » et « œuvre ». L’œuvre renvoie à la synthèse des activités singulières et au sens qui caractérise ces activités, par rapport à des valeurs véhiculées dans le monde social et dans le monde subjectif (H. Arendt, 1958).


Les liens de coopération mobilisent les initiatives individuelles élaborées vis-à-vis des difficultés réelles rencontrées en situation de travail. La coopération a donc une double visée : combler les lacunes de l’organisation du travail dans la description des tâches d’une part, réguler et coordonner les initiatives individuelles mises en œuvre par les différents sujets d’autre part. La dimension d’unification portée par les liens de coopération prend la forme de « règles de travail » qui sont construites par les sujets d’un collectif, en vue de combler les manques de l’organisation prescrite du travail.



Règles de travail et activité déontique


La formation des règles de travail revêt une importance capitale dans le passage de la trouvaille ou de l’ingéniosité individuelle à la « technique », qui désigne un « acte traditionnel efficace » au sens de M. Mauss et d’A.G. Haudricourt (M. Mauss, 1934 ; A.G. Haudricourt, 1987). Il n’existe pas de règle de travail et de technique sans une référence à une transmission et à une tradition. Pour être intégrées à une tradition de métier, les découvertes individuelles doivent en effet :



L’analyse de la construction des règles, à partir d’enquêtes de terrain dans les métiers du BTP, de l’industrie chimique, ou encore dans les hôpitaux révèle que cette activité mobilise les expériences des travailleurs et concerne à la fois les dimensions éthiques, sociales, techniques et langagières du travail. Les règles de travail et leur transmission reposent en effet sur des formes spécifiques d’énonciation (D. Cru, 1988). À cette activité spécifique de production de règles on donne le nom d’activité déontique. Ces règles de métier sont le résultat d’accords normatifs sur ce qui peut être considéré comme valide, correct, juste ou légitime. Les règles de métier ne s’inculquent pas mais s’apprennent au cours de l’exercice du travail. Les travailleurs qui les mobilisent le font souvent sans y prêter attention. Les règles deviennent généralement visibles quand elles sont transgressées, quand elles ne permettent pas de traiter le problème rencontré ou encore quand sont mobilisées des règles contradictoires.


On distingue quatre formes de règles qui peuvent représenter quatre aspects d’une même règle de métier :



les règles techniques qui organisent les activités et les façons de faire avec les outils, avec les matériaux utilisés, avec les procédures à appliquer, etc. Malgré leur résistance manifeste aux mesures de sécurité prescrites pour prévenir les dangers du travail, les ouvriers du bâtiment ont une connaissance implicite de ces dangers dont ils se défendent spontanément. Ces moyens de défense se caractérisent par des procédures spécifiques élaborées au cours du travail et ont été désignés comme des « savoir-faire de prudence ». Ces habiletés sont parties intégrantes des savoir-faire et de l’art du métier. Chez les tailleurs de pierre étudiés par D. Cru, c’est « l’harmonisation de la pierre aux dimensions du corps qui contient le secret de la prudence ouvrière » (D. Cru, 1985). À partir de cette connaissance subjective de la matière, rendue possible par le développement de la sensibilité au contact répété de la pierre, les techniques de prudence (notamment dans le maniement des outils, ou la manipulation des pierres) se trouvent intégrées dans les savoir-faire techniques ;


les règles sociales qui organisent les relations entre travailleurs d’une équipe et les relations avec les subordonnés ou la hiérarchie en vue de favoriser des relations compréhensives. Les règles sociales sont essentiellement caractérisées par la convivialité et le vivre-ensemble qui témoignent, malgré les différences individuelles, des intérêts communs partagés dans le travail. La convivialité, qui se déploie essentiellement dans les espaces informels (pauses café, pots et arrosages festifs…) joue un rôle majeur dans la cohésion, le maintien de la coopération et la construction de la confiance au sein du collectif de travail. La convivialité d’ailleurs est ce qui se détériore rapidement quand la discussion sur le travail est compromise (hypocrisie, méfiance, ragots…) et révèle ainsi la nécessité de conditions spécifiques (confiance et stabilité de l’équipe notamment) pour que la mise en discussion du travail et de ses règles puisse perdurer. Il arrive également qu’on ait à faire à une « convivialité stratégique » (C. Dejours, 2004), qui désigne une forme de convivialité sans solidarité. Il s’agit alors essentiellement d’entretenir de bonnes relations avec les collègues. Cette forme de convivialité se trouve généralement associée à une coopération réduite à la recherche de compatibilités entre collègues. Ce type de configuration récent semble être une production spécifique de la culture des cadres dans les entreprises multinationales ;


les règles langagières qui organisent les pratiques langagières et permettent l’intercompréhension au sein du collectif. Elles prennent la forme du vocabulaire et jargon de métier, des mots techniques, des néologismes qui représentent un obstacle à la compréhension pour ceux qui ne partagent pas l’expérience du travail. Le vocabulaire de métier permet de faire l’économie des explications complexes et permet une intercompréhension rapide entre gens de métier (J. Boutet, 1995). Son inconvénient majeur est la condensation des idées et l’économie de la pensée sur l’activité et l’expérience du travail, qui apparaissent alors comme « naturelles » ou « habituelles » aux travailleurs ;


les règles éthiques qui concernent les valeurs communes et les normes de référence qui organisent l’activité. La dimension éthique renvoie essentiellement à la discussion sur ce qui est juste ou injuste au regard d’une situation de travail spécifique. L’activité seule peut en effet être mobilisée au service du bien (sauver des vies) ou du mal (donner la mort). L’analyse du travail révèle au contraire que les critères de justice et d’injustice ne peuvent se décréter de l’extérieur, mais trouvent leur rationalité à partir de la discussion contradictoire menée avec les collègues de travail. Une activité peut ainsi s’avérer efficace et pourtant susciter de la souffrance, du fait du conflit généré par la réalisation d’actes que l’on réprouve moralement (L. Gaignard, A. Charon, 2005). Ce type de conflit est à l’origine de la souffrance éthique qui désigne la souffrance ressentie par rapport à son sens moral, du fait de ses propres actions (C. Dejours, 1998).



Formes et conditions de possibilité de la coopération en situation de travail




Mise en visibilité du travail et caractéristiques de l’espace de délibération


La coopération repose sur des règles de travail qui sont construites par celles et ceux qui travaillent ensemble et contribue à subvertir l’organisation prescrite du travail. Mais le travail, pour faire l’objet de discussions, doit être rendu visible bien qu’il se caractérise par son invisibilité, du fait de l’engagement subjectif qu’il suppose. C’est essentiellement en passant par la parole des sujets qu’il devient possible d’accéder au vécu subjectif du travail. Admettre que les conduites subjectives sont organisées par une rationalité spécifique (rationalité subjective ou rationalité pathique) ne suffit pas à les rendre visibles, mais suppose qu’elles puissent se découvrir dans l’espace social quand certaines conditions sont réunies. La gestion des écarts qui existent entre l’organisation prescrite du travail et l’organisation réelle nécessite la formation de compromis entre les points de vue différents sur l’exécution des tâches, les méthodes et l’organisation du travail. La construction de ces compromis passe par la confrontation des arguments formulés par tous ceux qui sont engagés dans l’exécution du travail, au sein des espaces formels, comme les réunions d’équipe ou les staffs, mais également des espaces informels qui soutiennent les formes de convivialité. La confrontation des opinions requiert des conditions d’intercompréhension et une mobilisation subjective des travailleurs dans la confrontation au sein d’un « espace public » spécifique (J. Habermas, 1981) appelé « espace de discussion » ou « espace de délibération ».


L’« espace de délibération » désigne un temps pendant lequel les gens confrontent leur point de vue sur la manière de travailler, les différents « aménagements » qu’ils ont trouvés pour ruser avec le réel. Cet espace de discussion formalise un cadre interne à l’entreprise ou l’institution pour la confrontation : on y parle essentiellement de questions relatives à la pratique contrairement à ce qui est privilégié dans des groupes de parole ou de supervision classiques. En effet, ce n’est pas l’interprétation des faits rapportés au transfert et au contre-transfert qui est mise en avant, mais les règles communes issues d’une technique de travail partagée. La confrontation des opinions peut ainsi conduire à faire évoluer, à partir de la construction des règles de travail, les prescriptions de l’organisation du travail qui s’imposent à tous. Pour travailler collectivement, il s’agit de stabiliser certaines trouvailles ou ruses de l’intelligence pratique et d’en rejeter d’autres. Toutes les inventions n’ont pas le même statut au regard du travail, c’est-à-dire qu’elles n’accèdent pas toutes au statut de règles de métier. Sans la validation par le collectif, la trouvaille, qui se caractérise toujours par sa dimension transgressive vis-à-vis de l’organisation prescrite du travail, risque de passer pour une erreur technique qui appellerait une sanction. C’est parce que les découvertes de l’intelligence rusée peuvent être intégrées dans les règles de travail et donc faire évoluer ces mêmes règles, que l’organisation du travail peut être transformée.


Dans le processus de délibération, il faut que chacun puisse être en mesure d’expliquer comment il procède et de ce fait de montrer ses insuffisances, ses limites et parfois ses échecs, ce qui fait de la délibération sur le travail une activité risquée sur le plan subjectif, pour ceux qui s’y engagent. Le risque ne peut être pris que si existe la confiance dans les autres. Cette forme d’intelligence délibérative contribue par ailleurs à renouveler la conception de la responsabilité. En effet, la participation à la délibération engage le sujet vis-à-vis d’autrui, il est responsable de ses actes vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des autres. La responsabilité dans le cadre du travail ne peut pas rester une question cantonnée à la sphère individuelle mais devient alors une question collective et partagée entre collègues. Cette analyse contribue dès lors à proposer des interprétations sensiblement décalées des phénomènes de violence ou de maltraitance aux personnes dans l’exercice du travail qui mobilisent de nombreux professionnels. Face aux difficultés du travail, chacun élabore des compromis, et des ajustements par rapport aux modes opératoires prescrits, ce qui génère inévitablement des contradictions entre les personnes. Quand les difficultés ne sont plus référées au travail mais à des divergences de personnes, l’autre est identifié comme responsable du travail mal fait et des risques encourus. Par ailleurs, la capacité d’inventer, de trouver des solutions et de profiter des marges de manœuvre dans un contexte d’augmentation de la charge de travail peut rapidement se trouver détériorée quand on se trouve isolé. Le risque d’apparition de la violence est majoré, lorsque les possibilités d’intercompréhension sont ruinées. Des enquêtes, dans le milieu hospitalier, mais aussi dans le milieu industriel, montrent en effet que l’émergence d’actes de violence entre collègues, d’actes contre les usagers ou de sabotage contre les installations, est associée à la déstructuration du collectif qui s’accompagne de l’isolement d’un ou plusieurs travailleurs (C. Dejours, 1992 ; 2007 ; P. Molinier, 1999). La prévention de la violence apparaît donc d’abord liée à la qualité de la délibération sur le travail. L’intelligence commune d’une situation est toujours mutative par rapport à la situation singulière, en permettant, à travers la délibération, de relancer l’élaboration sur les contradictions issues de l’organisation du travail.

Stay updated, free articles. Join our Telegram channel

Jun 2, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 6: Incidences psychologiques de la coordination des intelligences

Full access? Get Clinical Tree

Get Clinical Tree app for offline access