Chapitre 57 Interférons
Famille des interférons
Les interférons (IFN) furent les premières cytokines décrites, il y a plus de cinquante ans maintenant. Le mot « i nterféron » est en effet apparu en 1957 avec l’étude princeps d’Isaacs et Lindenmann dans laquelle a été mis en évidence, dans un système de culture de cellules embryonnaires de poulet infectées par un virus influenza, que le transfert du surnageant dans un autre système de culture « interférait » avec la propagation du virus [1,2]. Cette résistance des cellules embryonnaires passait par le biais de protéines solubles du surnageant, sans affecter directement le virus. Il a ensuite été démontré que ces protéines, les interférons, étaient sécrétées en réponse à une infection virale par des éléments nucléés du sang périphérique distincts des lymphocytes B, des lymphocytes T, des monocytes et des cellules NK [3], dont la nature restera floue jusqu’à l’identification et la caractérisation des cellules dendritiques au milieu des années quatre-vingt-dix [4,5].
Les IFN sont les produits d’une large famille de gènes qui comprennent au moins trois sous-types. Les IFN de type I, dont le signal passe par le récepteur associé aux IFN de type I, comprennent les IFNα (treize gènes contigus, plusieurs pseudogènes), l’unique IFNβ et les gènes pour les IFNκ et IFNω [6]. L’IFNγ, unique IFN de type II, est génétiquement distinct des IFN de type I et a son propre récepteur. Les IFN de type III (IFNλ 1, 2 et 3) sont de description récente ; leur signal passe par un récepteur composé d’une chaîne commune au récepteur de l’IL-10 et de l’IL-22 et d’une chaîne qui lui est propre [7,8]. Une redondance des IFN existe au sein de la classe des IFN de type I dont le message passe par le même récepteur et dont les fonctions chevauchent celles des IFN des types II et III ainsi que celles d’autres cytokines.
Interférons en thérapeutique humaine
L’IFNα est un des traitements de l’infection chronique par le virus de l’hépatite B (VHB) et la principale molécule dans le traitement de l’infection par le virus de l’hépatite C (VHC) [9,10], de la leucémie myéloïde chronique [11,12] et de certains cancers, notamment du rein [13]. L’IFNβ est utilisé en neurologie dans le traitement de certaines formes de sclérose en plaques, notamment les formes rémittentes, et a peut-être un intérêt dans le traitement des polyradiculonévrites chroniques inflammatoires. L’IFNγ pourrait réduire la fréquence des infections chez les patients atteints de granulomatose chronique septique ou d’ostéopétrose maligne sévère. Il a aussi été utilisé, avec des résultats mitigés ou qui restent à confirmer, dans le traitement de la fibrose pulmonaire idiopathique ou secondaire à une sclérodermie systémique [14–17], et dans celui de certains types de fibrose rétropéritonéale [18,19].
GÉNÉRALITÉS ET MODES D’ADMINISTRATION
IFNα
On dispose aujourd’hui de deux types d’IFNα à usage thérapeutique. Il s’agit de l’IFNα-2a (Roféron) et de l’IFNα-2b (IntronA et Viraféron) — l’IFN alphacon-1 (Infergen) a une structure plus proche des IFNα naturels [20], mais son utilisation clinique est des plus limitée et il n’est plus commercialisé en France depuis 2006, notamment en raison de son conditionnement et de sa présentation moins pratiques. Ils sont tous deux fabriqués par génie génétique. Ce sont des glycoprotéines de 165 acides aminés, d’environ 19 kDa de poids moléculaire. Administré par voie orale, l’IFNα est presque immédiatement détruit par les protéases digestives. Par voie intraveineuse, les concentrations efficaces sont vite atteintes mais l’élimination de l’IFNα est très rapide. Ces deux IFNα s’administrent donc par voie parentérale sous-cutanée, ce qui permet une résorption et une élimination plus lente que par voie intraveineuse. La posologie usuelle est de 3 à 6 millions d’unités, parfois augmentée à 9 millions d’unités dans certaines indications, trois fois par semaine. Ce rythme d’administration est imposé par leur demi-vie courte, de l’ordre de quatre à neuf heures en moyenne, liée à une élimination rénale et une dégradation par des protéases sériques relativement rapides. Un schéma d’administration quotidienne d’IFNα a été proposé par certaines équipes et dans certaines situations pour limiter les variations de concentrations entre injections, mais il doit rester une exception. Après un mois de traitement et avec un rythme d’administration usuel de trois injections par semaine, un phénomène cumulatif est observé, qui permet d’obtenir des concentrations plasmatiques efficaces sur une plus longue durée et avec moins de fluctuations [21–23]. Chez l’insuffisant rénal, cette accumulation est un peu plus marquée, mais ne nécessite pas d’adaptation de dose, y compris chez les patients dialysés. Le produit diffuse essentiellement au niveau du cœur, des poumons, du foie et des reins, mais pas ou très peu dans le cerveau, et il ne semble pas s’accumuler dans des organes particuliers [21]. La pharmacocinétique de sa diffusion dans l’œil après administration par voie systémique n’est pas bien connue.
La pégylation de l’IFNα, c’est-à-dire la fixation de chaînes de polyéthylène glycol (PEG) sur un ou plusieurs sites protéiques de l’IFNα pour en augmenter la taille et le poids moléculaire, a permis de modifier la pharmacocinétique et la pharmacologie de l’IFNα. La demi-vie des IFNα pégylés est ainsi allongée, leur clairance diminuée et la concentration sérique de l’IFNα est élevée de manière prolongée et régulière, ce qui permet de réduire le nombre d’injections nécessaires à une seule par semaine. Le PEG-IFNα-2a est administré habituellement à la dose fixe de 180 µg par voie sous-cutanée une fois par semaine. La posologie du PEG-IFNα-2b est de 1,5 µg/kg par voie sous-cutanée une fois par semaine.
UTILISATION DES INTERFÉRONS EN OPHTALMOLOGIE
IFNα
L’IFNα-2a a été employé dans le traitement des uvéites résistantes et/ou chez les patients ayant fait de multiples rechutes malgré la prise d’autres traitements, corticoïdes et/ou immunosuppresseurs, en particulier ceux atteints de maladie de Behçet. Les résultats immédiats obtenus avec l’IFNα-2a sont très intéressants, avec une réponse au traitement dans plus de 60 % ou 70 % des cas, souvent très rapide. Toutefois, ces données proviennent uniquement d’études rétrospectives ou observationnelles et de revues de la littérature, avec un cumul maximal de quatre cents patients traités par IFNα-2a dans cette indication rapportés à ce jour [24–36]. Son efficacité n’est souvent que transitoire ou suspensive [28,33,34]. Dans une série récente de quarante-cinq patients atteints d’uvéite réfractaire [28], l’arrêt de l’IFNα-2a (3 millions d’unités, trois fois par semaine) n’a été possible que chez 44 % des trente-deux sujets considérés comme répondeurs, après une durée moyenne de trente mois de traitement, et a été suivi de rechutes chez plus d’un patient sur trois. Un espacement des injections et/ou une diminution de la dose d’IFNα sont proposées par certains auteurs lorsque la réponse au traitement est jugée satisfaisante et prolongée, plutôt que l’arrêt complet [37]. La durée optimale du traitement n’est pas connue, mais elle est clairement plus longue qu’en hépatologie, où la durée d’un cycle de traitement varie de six à douze mois en général pour l’infection chronique par le VHC.
L’IFNα-2b a été moins souvent utilisé pour le traitement des uvéites réfractaires ou à rechutes [38], alors que les quelques données disponibles ne suggèrent pas de supériorité de l’IFNα-2a dans cette indication.
L’IFNα a également été employé dans le traitement de la choroïdite serpigineuse [39], du syndrome de Vogt-Koyanagi-Harada [40] ou de l’uvéite associée à l’infection par le virus HHV-8 [41]. Les formes pégylées d’IFNα n’ont pour le moment pas été employées en ophtalmologie, ou de manière très anecdotique, encore confidentielle.
L’administration locale d’IFNα est peu utilisée mais a été rapportée en ophtalmologie, de manière assez marginale. L’application d’IFNα en topique a permis de traiter un cas d’ulcère de Mooren [42] et quelques patients atteints de pemphigoïdes oculaires cicatricielles [43] ; il a été utilisé en prévention du trouble cornéen après kératectomie photoréfractive au laser [44]. Les injections sous-conjonctivales d’IFNα-2b immédiatement après trabéculectomie chez les patients atteints de glaucome à angle ouvert ont donné des résultats intéressants, avec peu de complications (quelques lésions épithéliales cornéennes transitoires) [45]. L’effet des injections intravitréennes d’IFNα n’a été étudié que dans des modèles animaux. L’injection intravitréenne d’une dose unique de 2 millions d’unités d’IFNα-2b entraîne, chez le lapin, une inflammation immédiate du vitré puis des hémorragies rétiniennes, qui régressent cependant en un à sept jours. L’administration intravitréenne d’IFNα n’est de ce fait pas préconisée chez l’homme, même si l’injection d’une dose plus faible (1 million d’unités) n’entraîne aucun problème chez le lapin [46].