Chapitre 55 Corticoïdes par voie générale
À la fin des années quarante, les propriétés anti-inflammatoires thérapeutiques des corticoïdes ont été démontrées pour la première fois et presque simultanément par Kendall, Hench et Reichstein, qui ont reçu pour cette découverte un prix Nobel de médecine en 1950[1,2]. Les corticoïdes ont peu à peu pris une place majeure dans le traitement de la plupart des maladies systémiques, notamment les maladies auto-immunes. Bien qu’ayant transformé le pronostic de la plupart de ces maladies, les corticoïdes ont cependant rapidement vu leur réputation ternie, à l’échelle du grand public du moins, en raison de la survenue de possibles et relativement fréquents effets indésirables. Ceux-ci sont pourtant souvent évitables ou tout du moins peuvent être prévenus ou atténués.
Actions des corticoïdes
ACTIVITÉ ANTI-INFLAMMATOIRE
Les corticoïdes restent à ce jour les anti-inflammatoires les plus puissants de la pharmacopée. Cette action anti-inflammatoire résulte de différents mécanismes, notamment d’une inhibition de certaines fonctions leucocytaires, macrophagiques en particulier, impliquées dans la réaction inflammatoire[3–5]. Les corticoïdes diminuent ainsi l’accès des leucocytes aux sites inflammatoires, la production et les effets de certains facteurs humoraux pro-inflammatoires, tels que l’IL-2, l’IL-6, le TNFα, mais aussi la synthèse des prostaglandines et de certains leucotriènes. Ils agissent également sur les cellules endothéliales en inhibant certaines de leurs fonctions, notamment en diminuant la perméabilité capillaire et donc l’arrivée et le passage des leucocytes aux sites inflammatoires. Les corticoïdes possèdent ainsi une action anti-inflammatoire systémique et tissulaire en agissant sur les trois étapes de l’inflammation — vasodilatation et hyperperméabilité vasculaire ; chimiotactisme des leucocytes et phagocytose ; prolifération fibroblastique et synthèse de collagène et de mucopolysaccharides.
AUTRES
Données pharmacologiques de base et modalités de prescription
ÉQUIVALENCES DES DIFFÉRENTS CORTICOÏDES
Un principe d’équivalence de l’action anti-inflammatoire des corticoïdes a été proposé, déterminée essentiellementin vitro (tableau 55-I), prenant donc imparfaitement en compte les différences de biodisponibilité de chacune des molécules.
PHARMACOCINÉTIQUE
La pharmacocinétique des corticoïdes dépend de leur absorption digestive, de leur volume de distribution, de leur biotransformation et de leur mode d’élimination. La prednisone est transformée en prednisolone — forme active mais d’absorption plus variable si elle est prise telle qu’elle — dans le foie par une 11β-hydroxylase déshydrogénase. La liaison à l’albumine est prépondérante lorsque la concentration de prednisolone plasmatique est élevée, expliquant pourquoi une majoration des doses de prednisone ou de prednisolone ne conduit pas à des effets automatiquement plus importants, du moins à forte posologie — effet de saturation[6]. La liaison plasmatique est plus faible avec certains composés, comme la dexaméthasone ou la méthylprednisolone.
MODALITÉS DE PRESCRIPTION
VOIE ORALE
Par voie orale, il faut préférer la prednisone à la prednisolone, dont l’absorption est moins régulière et la biodisponibilité moins bonne. Les doses quotidiennes varient de quelques milligrammes à des doses plus importantes, pouvant aller jusqu’à 2 mg/kg par jour chez l’enfant dans certaines indications. Les corticoïdes doivent classiquement être pris le matin afin de respecter le cycle nycthéméral physiologique de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien et ainsi d’en limiter le freinage. Au cours de certains rhumatismes inflammatoires, comme la polyarthrite rhumatoïde, la dose est parfois répartie en deux voire trois prises quotidiennes, afin d’avoir une action antalgique couvrant la totalité du nycthémère.
RÈGLES DE PRESCRIPTION ET DÉCROISSANCE DE DOSE
La posologie et la durée de la corticothérapie par voie générale varient en fonction de l’indication et du terrain du patient. Chez les grands obèses, il faut probablement davantage se fonder sur une estimation du poids en masse maigre que sur le poids mesuré sur la balance (en limitant par exemple la dose quotidienne de prednisone à 80 mg par jour pour un sujet obèse pesant 110 kg). Une prise alternée un jour sur deux a été proposée afin de diminuer le risque d’effets indésirables, sans que le bénéfice de ce schéma soit réellement démontré. Ce schéma expose surtout à notre avis à un risque de contrôle insuffisant de la maladie. À l’inverse, il est important de ne pas maintenir inutilement des doses élevées de corticoïdes pendant de longues périodes. Lorsqu’une dose de 1 mg/kg par jour d’équivalent-prednisone a été prescrite initialement, il faut en amorcer la décroissance au bout de trois à cinq semaines, par paliers de l’ordre de 10 % de la dose antérieure, tous les quinze à vingt et un jours, jusqu’à un palier de 10 mg à 15 mg par jour, atteint en général vers le troisième mois de traitement. Il est important d’éviter une diminution brutale ou trop rapide de la dose qui peut favoriser un rebond de la maladie voire une authentique rechute. La diminution doit ensuite être prudente et progressive, par paliers de 1 mg, jusqu’à la dose minimale efficace — le plus souvent entre 5 mg et 10 mg par jour d’équivalent-prednisone —, qui sera maintenue plus ou moins longtemps en fonction de la pathologie traitée, avant d’envisager l’arrêt définitif du traitement. Différentes manifestations peuvent survenir lors du sevrage en corticoïdes, en particulier une insuffisance surrénale en rapport avec la freination prolongée de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien sous corticoïdes (observée après quatre semaines ou plus de traitement à des doses supérieures à 5 mg par jour d’équivalent-prednisone), mais aussi une dépendance physique et/ou psychique aux corticoïdes, qu’il faudra différencier d’une authentique reprise évolutive de la maladie[7]. Au moment d’arrêter les corticoïdes, de l’hydrocortisone (20 mg par jour) pourra être prescrite quelque temps (trois à six mois en moyenne), si le (ou la) patient(e) présente des signes de sevrage difficile, éventuellement après exploration de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien par un test au Synacthène immédiat (analogue de l’ACTH) : dosage de la cortisolémie à huit heures, puis soixante minutes après injection intramusculaire de 0,25 mg de tétracosactide ; si la cortisolémie est doublée à soixante minutes par rapport à la valeur basale, la prednisone ou l’hydrocortisone peuvent être arrêtées sans crainte particulière.
Effets secondaires potentiels et moyens de prévention
La corticothérapie peut entraîner de nombreux effets secondaires, mais certains, voire presque tous, peuvent être prévenus ou du moins limités. Si la corticothérapie administrée par voie générale est celle qui occasionne le plus d’effets secondaires, les traitements locaux peuvent aussi entraîner des complications, locales mais aussi générales liées au passage systémique et répété des corticoïdes, même si cela reste le souvent modéré. Le respect des doses prescrites et du mode d’administration est évidemment indispensable afin de réduire le risque de survenue de ces effets indésirables et repose dans l’idéal sur une éducation thérapeutique pour chaque patient. Récemment, le groupe européen EULAR (European League Against Rheumatism) a établi des recommandations pratiques (tableau 55-II)[8]. Il convient cependant de souligner que la fréquence de ces effets secondaires varie beaucoup d’un patient à l’autre, ce qui suggère l’existence de facteurs de susceptibilité génétique. Dans une étude portant sur deux mille cinq cents patients traités par corticoïdes[9], plus de 90 % ont eu au moins un effet secondaire, dont plus de la moitié étaient très invalidants. Les principaux effets indésirables étaient la prise de poids (70 %), une cataracte (15 %) et une ostéoporose fracturaire (12 %).
Niveaux de preuve. I-A : méta-analyses d’essais randomisés ; l-B : essais randomisés ; ll-A : essais non randomisés ; ll-B : études expérimentales (essais pilotes en ouvert) ; lll : séries descriptives (comparatives, études de corrélation, études cas-contrôles) ; lV : comité d’experts, avis d’experts. | ||
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Numéro | Texte de la recommandation | Niveau de preuve |
1a | Les effets secondaires potentiels des corticoïdes doivent être présentés et expliqués aux patients avant de les débuter | IV |
1b | Cette information doit être accompagnée de conseils et d’information concernant le schéma thérapeutique et la gestion du traitement (éducation thérapeutique) | IV |
1c | S’il est prévu que le traitement par corticoïdes soit prolongé, une carte d’information sur les corticoïdes, sur laquelle figure la date de début du traitement, un calendrier avec les différents paliers de dose prescrite, doit être fournie aux patients | IV |
2a | La dose initiale, le schéma de décroissance de la dose et la durée du traitement dépendent de la pathologie sous-jacente, de son activité, des facteurs de risque d’effets indésirables du patient et de sa réponse au traitement | IA-III |
2b | La prise des corticoïdes à des heures précises de la journée est préférable, afin de respecter le rythme circadien de la maladie et de la sécrétion naturelle de glucocorticoïdes | – |
3 | Avant de débuter un traitement par corticoïdes, les facteurs de risque et les comorbidités de chaque patient doivent être évalués et traités si besoin (notamment une hypertension artérielle, un diabète, un ulcère gastrique ou duodénal, une fracture récente, une cataracte ou un glaucome, une infection (chronique), une dyslipidémie, une prise associée d’anti-inflammatoires non stéroïdiens) | IV |
4 | En cas de prise prolongée de corticoïdes, la dose minimale efficace doit être constamment recherchée, avec réduction progressive de la dose en cas de réponse au traitement ou de rémission ; les raisons de poursuivre le traitement doivent être régulièrement évaluées (arrêt dès que possible) | IV |
5 | Durant le traitement, surtout si celui-ci est prolongé, le poids des patients, leur pression artérielle, leurs taux de lipides sanguins et de glucose sanguin et urinaire doivent être surveillés, en association à la recherche régulière d’un œdème périphérique, d’insuffisance cardiaque et/ou d’hypertonie oculaire | IV |
6a | Les patients recevant ≥ 7,5 mg/jour d’équivalent-prednisone pour une durée supérieure à trois mois doivent avoir une supplémentation en calcium et vitamine D | IA |
6b | La prescription de bisphosphonates pour limiter le risque d’ostéoporose cortico-induite doit être appréciée au cas par cas, en fonction des facteurs de risque associés, notamment les résultats d’une ostéodensitométrie | IB-III |
7 | Les patients recevant des corticoïdes et des anti-inflammatoires non stéroïdiens doivent recevoir une protection gastrique par inhibiteurs de la pompe à protons ou misoprostol (on peut également préférer prescrire un inhibiteur sélectif de la cyclo-oxygénase de type 2 plutôt qu’un anti-inflammatoire non stéroïdien classique) | 1A–IB |
8 | Tous les patients sous corticoïdes depuis plus d’un mois et qui doivent subir une intervention chirurgicale, doivent avoir une prise en charge adaptée, avec majoration éventuelle des doses de corticoïdes pour encadrer le geste et/ou prescription transitoire d’hydrocortisone pour éviter une insuffisance surrénale aiguë liée au stress de l’intervention | IV |
9 | La prise de corticoïdes durant la grossesse n’entraîne pas de risque fœtal ou maternel supplémentaire (par rapport au risque éventuel lié à la maladie sous-jacente) | IB–III |
10 | La croissance des enfants prenant des corticoïdes doit être surveillée de près et régulièrement ; un traitement par hormone de croissance doit être discuté en cas de ralentissement de la courbe de croissance | IB |
OBÉSITÉ FACIOTRONCULAIRE ET PRISE DE POIDS
Prescrits à forte dose et de manière prolongée, les corticoïdes entraînent inéluctablement une modification de la répartition des graisses, identique à ce qui peut être observé au cours d’un syndrome de Cushing. L’accumulation des graisses prédomine à la partie supérieure du corps et s’associe à une amyotrophie des ceintures et des quadriceps. Le visage prend souvent un aspect lunaire, avec à l’extrême une bosse de bison dans le bas de la nuque et un comblement des creux graisseux sus-claviculaires. Une hypertrophie du tissu adipeux, avec apparition de lipomes sous-cutanés et/ou d’une lipomatose médiastinale, épidurale, voire de l’espace rétro-orbitaire, peut également survenir, qui régresse le plus souvent lentement après l’arrêt ou la diminution des corticoïdes[10,11]. La prise de poids, inhérente à cette modification de répartition graisseuse, peut être majorée par une suralimentation induite par l’effet orexigène des corticoïdes, dont il faut avertir les patients.