Chapitre 55. Anorexie mentale
Anorexie mentaleL’anorexique s’offre au regard. Elle nous donne à voir et à penser…
Et que voyons-nous devant le tableau qu’elle nous impose, débarquant, plus ou moins en urgence, dans nos bureaux, dans les salles de consultation ou le service de Pédiatrie?
En premier lieu, un défi et un scandale.
Un défi : défi de ces jeunes filles qui, face à une société qui prône des possibilités nouvelles et jusque-là inégalées de consommation et de réussite personnelle, répondent par des conduites de refus et d’autodestruction d’elles-mêmes. Jeunes filles qui auraient «tout pour être heureuses» et dont la conduite apparaît comme une insulte à la raison et au bon sens.
Un scandale aussi, d’autant plus révoltant qu’il nous confronte à l’appétence pour la mort ou du moins à la souffrance et au masochisme. Le triomphalisme anorexique entre en résonance avec l’idéal de fonctionnement d’une société qui développe le culte des performances, du factuel, des sensations, qui fait du refus du manque sa valeur de vie et qui subordonne la réussite à ce qui se voit.
L’anorexique est placée sous le signe de l’ambiguïté et du paradoxe. Elle peut être vue tour à tour comme une jeune fille décharnée, au bord de l’épuisement, avec une dimension dépressive et même abandonnique, qui suscite la compassion et l’envie de la protéger; et, parfois simultanément, comme une ascète décidée et dominatrice, dévorée par une énergie que leur activisme et leur hyperactivité ne suffisent pas à canaliser, volontiers condescendante et donneuse de leçons, hypersensible et tyrannique avec un entourage qu’elle persécute tout en se sentant elle-même persécutée.
L’anorexique ne peut pas laisser indifférent; elle interroge notre humanisme…
Compassion, inquiétude, tristesse devant ce gâchis, mais aussi colère et rage devant notre impuissance et leur triomphe masochique. Sa maigreur, exhibée et cachée tout à la fois, capte l’entourage et l’asservit plus efficacement que toute plainte. À cela, s’ajoute le déni de sa maigreur qui renforce le «coup de force» qu’elle opère sur son entourage. Elle nous impose son état physique sans discussion possible. Le paradoxe qu’elle subit et qu’elle vit, elle nous le transmet par son image tout en le niant par ses paroles. Elle refuse toute reconnaissance de la maigreur, reconnaissance qui apporterait une ouverture et situerait le corps en position tierce, objet possible de discussion, de rencontre et de préoccupations communes entre la patiente et ses interlocuteurs. À la place, elle est en situation de face à face, en miroir, qui piège toute différenciation possible. L’issue en est le mimétisme ou la confrontation.
Aujourd’hui, l’anorexie mentale est un problème de santé suffisamment inquiétant pour que les autorités sanitaires éditent une charte signée en 2009, sous l’égide de madame le ministre de la Santé, incitant fortement les publicitaires et autres agences de mannequins à ne pas prôner la maigreur comme effet de mode. De même, la Haute Autorité de santé doit prochainement publier des recommandations de bonne pratique clinique dans la prise en charge des troubles des conduites alimentaires avec en premier lieu l’anorexie mentale (HAS, à paraître fin 2010).
L’anorexie mentale est une pathologie au carrefour du médical, du psychiatrique et du social. Si l’origine psychique des troubles est reconnue, l’aspect physique ainsi que les troubles somatiques qui en découlent inquiètent davantage l’entourage, et c’est pourquoi, bien souvent, la famille fait appel au pédiatre ou au généraliste, à une diététicienne ou au nutritionniste ou encore adresse l’enfant aux urgences pédiatriques. Les aspects somatiques sont au devant de la scène (avec parfois un pronostic vital engagé). L’influence sociale et culturelle a aussi son importance, tant dans la genèse des troubles que dans la place que ces jeunes filles occupent, avec souvent des déscolarisations importantes et des difficultés d’insertion sociale. En revanche, la religion («anorexie sainte»), avec les critères de jeûne et de pureté, n’a plus aujourd’hui de place dans les descriptions cliniques.
Données épidémiologiques
L’anorexie mentale touche essentiellement les jeunes filles, avec un sex ratio de 9 filles pour 1 garçon.
C’est avant tout une pathologie rencontrée à l’adolescence, avec deux pics de survenue, vers 12 ou 13 ans et 18 à 20 ans; c’est-à-dire au moment où la question de la dépendance à l’égard de la famille se pose.
Cette pathologie peut également survenir chez des jeunes filles beaucoup plus jeunes, avant la puberté (anorexie prépubère). Cette situation est de plus en plus fréquente et appelle une prise en charge différente car la dynamique mise en jeu n’est pas la même.
La fréquence de l’anorexie mentale reste stable, voire en légère augmentation dans les populations de race blanche des sociétés occidentales. Elle touche environ 1 % de la population totale des adolescentes. L’incidence annuelle en France (pour 100 000), tous âges confondus, est de 14,6 pour les femmes et de 1,8 pour les hommes, mais ces taux sont beaucoup plus élevés dans la tranche d’âge 15–24 ans (Alvin & Marcelli, 2005). Elle concerne classiquement les classes sociales élevées et moyennes.
Un corps en souffrance
CorpsLe diagnostic de l’anorexie mentale est avant tout clinique. L’anorexie mentale se définit cliniquement par la présence d’une triade symptomatique, dite des «3 A» : anorexie, amaigrissement, aménorrhée.
Anorexie
Souvent inaugurale, elle présente le plus souvent des caractéristiques traduisant sa nature psychologique. Il s’agit d’une conduite active de restriction alimentaire, souvent justifiée au début par un régime qui deviendra de plus en plus drastique, pouvant conduire à une aphagie. La sensation de faim disparaît progressivement, et à la perte d’appétit se substitue une intolérance à l’alimentation.
Cette anorexie s’accompagne d’attitudes particulières et de rituels face à la nourriture : collection de recettes, tyrannie pour nourrir les autres, triage d’aliments, grignotage de portions infimes, mâchonnements interminables, mélanges alimentaires étonnants… Les jeunes filles sont très au fait des calories que contiennent les aliments et sont souvent dans un comptage incessant et obsédant des calories qu’elles ingèrent.
Amaigrissement
Progressif, il peut passer inaperçu car les jeunes filles anorexiques portent souvent des vêtements amples pour cacher leur cachexie. Ces jeunes filles ne sont jamais satisfaites des kilos perdus et continuent malgré tout à ne plus s’alimenter. Elles ont perdu toute trace de discernement et sont envahies par cette obsession de maigrir; elles n’ont qu’un objectif, celui de perdre du poids, coûte que coûte.
Lors de la première consultation, l’amaigrissement est souvent massif et peut atteindre jusqu’à 50 % du poids initial. L’aspect physique est évocateur : disparition des formes féminines (seins, fesses et hanches effacées), corps anguleux et décharné, visage cadavérique avec des joues creuses, yeux enfoncés dans les orbites, cheveux secs et ternes…
La méconnaissance, voire le déniDéni, de la maigreur est constante, à des degrés variables. Le désir éperdu de minceur et la peur de grossir conduisent à des vérifications incessantes du poids, des mensurations et de la valeur caloriques des aliments. Ils confirment le trouble de la perception de l’image du corps. Parfois, existent des fixations dysmorphophobiques de certaines parties du corps.
La mesure de l’amaigrissement se fait grâce à l’indice de masse corporelle (IMC), qui répond à la formule : IMC = poids (en kg) / [taille (en m)]2. Normalement, l’IMC se situe entre 18 et 25. En dessous de 18, on évoque la maigreur, et en dessous de 14, il est question de dénutrition. L’hospitalisation est recommandée lorsque l’IMC se situe en dessous de 13 ou 14; il existe un risque de décès important si l’IMC descend en dessous de 11 (30 % des patientes).
Aménorrhée
L’aménorrhée coïncide avec le début de l’anorexie dans 55 % des cas; elle précède l’anorexie dans 15 % des cas et la suit dans 30 % des cas. Elle confirme le diagnostic. Elle peut être primaire (jeune fille non réglée) ou secondaire (après 3 mois de règles régulières). Dans l’évolution de l’anorexie mentale, c’est un des derniers symptômes à disparaître (élément de bon pronostic). Elle peut être masquée par la prise de la pilule. En dehors d’une grossesse, toute aménorrhée chez une adolescente doit faire suspecter une anorexie mentale.
Autres signes cliniques
Cette triade symptomatique classique se complète généralement par d’autres signes, patents ou à rechercher par l’interrogatoire et à l’examen clinique. Il s’agit de :
• potomanie : propension à boire de grandes quantités d’eau (plusieurs litres par jour);
• mérycisme (régurgitation et remastication des aliments) : rare et ayant une signification de gravité;
• vomissements, souvent provoqués;
• hyperactivité motrice (marche, course à pied, sport intensif) avec méconnaissance de la fatigue;
• prises de laxatifs ou de diurétiques, pour contrôler l’évacuation de nourriture.
Associés, ces troubles peuvent induire des désordres biologiques graves.
Enfin, l’examen somatique retrouve généralement :
• des cheveux secs et tombants, des ongles striés et cassants, une peau sèche, un lanugo, une hypertrichose, des érosions buccales, des dents abîmées;
• des troubles cardiovasculaires : pâleur, acrocyanose, froideur des extrémités, hypotension, bradycardie, œdèmes de carence;
• une hypothermie;
• une constipation.
Contexte psychologique habituel
Dans l’entretien initial avec la jeune fille et ses parents, plusieurs caractéristiques psychologiques sont habituellement rencontrées, parmi lesquelles :
• la méconnaissance de la maigreur est constante. Elle reflète le trouble de la perception de l’image du corps. Les besoins physiologiques sont niés. S’y associe un déni de la gravité de l’état de santé, d’autant que la maigreur croissante entraîne un sentiment de bien-être et de triomphe;
• un désir éperdu de minceur et la peur de grossir occupent une part croissante de l’activité mentale;
• un isolement relationnel. L’adolescente n’est plus intéressée par les sujets de conversation des adolescents de son âge; elle se replie et s’isole;
• une dépendance relationnelle : les relations avec les parents et la fratrie sont des relations de dépendance. L’anorexie mentale apparaît comme une tentative de se dégager de cette emprise, de cette relation de dépendance. L’adolescente anorexique inverse les rôles, dans la mesure où c’est la famille qui devient dépendante de son bon vouloir. Cette emprise manipulatrice assure le succès d’un illusoire contrôle de la sphère affective. Les conflits avec les parents sont alors inévitables et contribuent à l’autorenforcement de la conduite;
• une sexualité activement et massivement refoulée, désinvestie. Il existe une absence de plaisir corporel et sexuel, un défaut d’investissement érogène du corps. Les transformations du corps liées à la puberté sont niées;
• le besoin de maîtrise s’exprime au niveau du corps; le corps est maltraité, sans conscience de la mise en danger. L’anorexique est une perfectionniste de la privation;
• l’hyperinvestissement scolaire est une autre expression du besoin de maîtrise. Il se caractérise par une appétence de connaissances, une hyperactivité psychique avec vérifications et peur de l’imaginaire. Les apprentissages sont préférés à la créativité; l’intellectualisme vise la mise à distance de toute émotion et fait partie des conduites de réassurance narcissique et de conformité à un idéal de perfection. L’intelligence n’est pas pour autant supérieure aux autres jeunes filles de leur âge;
• Enfin, il faut noter l’absence de troubles psychiatriques majeurs de type psychotique.
Comorbidité psychiatrique
La comorbidité psychiatrique est difficile à évaluer mais semble importante; on retrouve dans certaines études près de 63 % de patientes anorexiques présentant un trouble affectif sur la vie entière (Herzog et al., 1993). Cette comorbidité est d’autant plus importante qu’il s’agit de forme mixte (anorexie-boulimie). Les troubles psychiatriques retrouvés en association avec l’anorexie mentale sont :
• les troubles dépressifs : très fréquents, voire constants pour certains auteurs (Jeammet, 1984). La présence d’affects dépressifs est souvent considérée comme la marque d’une organisation défensive moins rigide et moins fixée;
• les troubles anxieux : 30 à 65 % des anorexiques hospitalisées en ont présenté dans leurs antécédents dont des TOC (Godart et al., 2003);
• La consommation de drogues ou d’alcool.
Enfin, il faut noter qu’après une longue période d’anorexie mentale, il existe un certain appauvrissement du fonctionnement psychique (Brusset, 1977).
Bilan complémentaire
Ce bilan permet de confirmer le diagnostic et de mesurer l’importance des répercussions somatiques de l’anorexie. Il va aussi permettre de suivre l’évolution de l’état somatique au fur et à mesure de la prise en charge. Ce bilan somatique systématique retrouve :
• des troubles métaboliques : hypoglycémie, hypokaliémie, hyponatrémie, hypoprotidémie, hypercholestérolémie, hyperamylasémie;
• une anémie hypochrome, avec leucopénie et hyperlymphocytose;
• des troubles hormonaux :
– T3 basse, T4 et TSH normales, réponse normale mais retardée à TRH,
– hypo-œstrogénie, baisse de FSH et LH,
– cortisolémie augmentée,
– GH souvent augmentée;
• des troubles cardiovasculaires : hypotension et bradycardie;
• une diminution de la densité minérale osseuse par ostéoporose à l’absorptiométrie osseuse.
Le pédopsychiatre de liaison doit connaître ces résultats pour mesurer réellement l’état physique de la jeune fille. Il est inutile voire dangereux de commencer une prise en charge psychothérapique devant un état de cachexie et lors de perturbations somatiques majeures. La psychothérapie n’a de sens qu’après une remise en état physique suffisamment bonne. Le premier temps de la prise en charge des cas graves commence donc toujours par une remise en état somatique.
Des signes de gravité à repérer
Les jeunes filles admises ou hospitalisées à l’hôpital pédiatrique représentent les cas les plus graves. C’est souvent l’association de plusieurs signes qui marque la gravité somatique :
• amaigrissement rapide et supérieur à 30 % du poids du corps ou IMC < 13;
• bradycardie inférieure à 40 battements par minute;
• troubles du rythme cardiaque, liés à l’hypokaliémie;
• hypotension inférieure à 9/5;
• hypothermie;
• épuisement aux activités physiques et scolaires;
• ralentissement psychique et dépression;
• troubles de la conscience;
• troubles biologiques graves.
Enfin, l’altitude, les efforts intenses, une diarrhée et des vomissements répétés, une infection intercurrente, peuvent faire décompenser un état physique déjà précaire. Dans ces situations de gravité, tant physique que psychique, pédiatre et pédopsychiatre doivent s’entendre sur les priorités et les mesures d’urgence à mettre en place.
Des formes cliniques
À côté de la forme clinique classique et stéréotypée, plusieurs formes cliniques sont décrites.
Anorexie-boulimie
Forme mixte, elle concerne entre 25 et 50 % des anorexies, ce qui suggère que la conduite anorexique est une lutte constante contre la faim et l’impulsion boulimique. Des symptômes sont souvent associés : cleptomanie, anxiété, dépression, culpabilité…
Anorexie mentale du garçon
Rare (5 à 10 %), cette forme serait en augmentation. Des troubles de la personnalité et de l’identité sexuelle sont souvent associés.
Anorexie prépubère
La perte de poids est souvent rapide; elle s’accompagne d’un retard de croissance. Les antécédents de troubles des conduites alimentaires dans l’enfance et de troubles dépressifs sont fréquents. L’anorexie mentale prépubère reflète souvent un trouble massif du développement, et son pronostic semble plus grave. Cette forme semble actuellement de plus en plus fréquente.
Anorexie tardive
Elle survient après l’adolescence et est déclenchée par le mariage ou la naissance du premier enfant. S’y associent des troubles dépressifs francs. Elle est plus volontiers chronique.
Anorexie mineure
Près de 10 % des jeunes filles brillantes de classes sociales élevées dans les pays occidentaux présentent une anorexie fruste, autour de 18 ans, qui disparaît spontanément au bout d’un an.
Étiopathogénie
À ce jour, aucune cause ni aucun facteur spécifique n’ont pu être mis en évidence, à l’origine de l’anorexie. C’est plutôt la conjonction de plusieurs facteurs qui est mise en avant pour tenter d’expliquer ce comportement alimentaire.
Facteurs psychiques
Personnels
Il n’est généralement pas retrouvé de difficultés particulières dans la petite enfance (notamment d’un point de vue alimentaire); l’enfance est sans histoire, aconflictuelle. Le souci principal de la jeune est de correspondre à l’attente de la mère. Tout au plus, existe-t-il des angoisses de séparation. Il n’y a donc pas de personnalité pré-morbide.
L’adolescence joue un rôle manifeste : les modifications physiologiques pubertaires, les métamorphoses corporelles et les processus psychiques de l’adolescence jouent un rôle dans l’apparition de l’anorexie. L’angoisse de la sexualité et la réactivation des problématiques œdipiennes et des conflits d’identification déstabilisent l’adolescente. Le corps trahit et les défenses psychiques s’exacerbent, se rigidifient.
Familiaux
Une absence d’autonomie des individus, un enchevêtrement des liens et un empiétement des générations sont souvent retrouvés. La crainte des conflits est fréquente; tout est fait pour les éviter. Ce sont des familles «sans histoires».
Facteurs sociaux et culturels
Existe-t-il un idéal de civilisation prônant l’affirmation de soi au travers d’un corps modelé, maîtrisé et contrôlé pour en faire un instrument de puissance et de conquête, d’avantage que de plaisir? Y a-t-il un impact du modèle de la femme mince et des mannequins de mode sur des adolescentes au narcissisme défaillant? La valorisation des performances scolaires et sportives ne vient-elle pas supplanter les échanges affectifs? L’évolution du rituel du repas familial et du rapport à la nourriture est-il en jeu? Autant de questions suggérant une participation culturelle à l’avènement de l’anorexie dans nos sociétés occidentales. Rien pour autant ne valide une causalité directe des effets de la société sur le comportement anorexique des jeunes filles de nos sociétés libérales et de consommation.
Facteurs physiques
Il ne s’agit pas d’un facteur étiologique, mais son impact est important.
En effet, l’hypoglycémie, l’hyperactivité physique et la dénutrition entraînent la sécrétion d’endorphines et autres métabolites qui modifient certaines perceptions et accentuent le comportement anorexique. Un cercle vicieux peut s’installer, sur le mode de l’addiction. De plus, certains systèmes de neuromédiateurs seraient impliqués dans les troubles des conduites alimentaires (sérotonine…).
Psychopathologie
Rapport au corps : de l’idéal à la destruction (Jeammet, 1997)
Pour illustrer le rapport de l’adolescente anorexique à son propre corps, citons les propos d’une jeune patiente, Laura. Celle-ci évoque le souvenir d’une scène, alors qu’elle est enfant, assise à l’arrière de la voiture de ses parents. L’espace d’un court instant, elle regarde ses cuisses et alors, une pensée surgit et s’impose : «Ce ne sont pas mes cuisses!»
Dans un même ordre d’idée et quelques années plus tard, elle évoque ses déambulations devant les vitrines de noël de sa ville… Et là, adolescente déjà filiforme, elle perçoit son reflet dans une vitrine, et, paniquée, s’entend dire : «Ce n’est pas mon corps».
Une puberté refusée, un corps rejeté
À la puberté, le corps de l’anorexique n’est pas perçu comme un corps féminin pulsionnel, mais est perçu, à l’opposé, comme un corps machine, un corps tube, réduit à sa fonctionnalité et objet d’emprise totale, corps fétiche, phallique, érigé, dont la fermeté et l’invariance constituent l’écran neutre qui protège du contact à l’objet et des affects envahissants et incontrôlables. Un corps sans cuisses, sans fesses, sans ventre… Ce corps anorexique, érigé, sec, asexué, sans forme, sans rondeur et sans douceur s’offre au regard. L’anorexique y traque anxieusement les traces de graisses, les signes d’assouplissement, l’émergence de formes, comme autant de marques de faiblesse, de relâchement honteux et de victoire de l’ennemi, par une reddition à l’objet haï avant tout parce que désiré.
Le rapport de la jeune anorexique à son corps est une confrontation dangereuse, souvent mortifère car dépourvue de différence tierce conduisant à un jeu de miroir où le même est «confusionnant» et le différent, destructeur – réaction en miroir traduisant une menace pour l’identité : «Qui suis-je? Qu’en est-il de ce corps? Ce corps qui échappe et trahit?»
Les difficultés de l’adolescente anorexique pourraient se rapporter aux premiers stades du développement de l’enfant, au moment de l’instauration de la relation objectale au niveau de laquelle s’inscrit la dialectique du besoin et du désir, du désir de la satisfaction, de l’absence et de l’existence.
L’adolescente anorexique n’a pu se nourrir et s’épaissir de sa propre histoire familiale (c’est-à-dire en définitive s’identifier); que celle-ci ait été vide ou stéréotypée, qu’elle en ait été écartée faute d’avoir été investie, qu’un traumatisme l’en ait exclue ou plus insidieusement qu’elle ait été soumise, accaparée et parasitée par une problématique parentale, menaçante pour son autonomie. Et elle en fait trop pour activer ce qui a été vécu et reste énigmatique.
À la puberté, le corps se transforme et ces métamorphoses échappent, trahissent et dérangent l’adolescente, jusqu’à la déstabiliser. La puberté, et particulièrement ce corps pulsionnel féminin, va alors avoir un effet traumatique et rompre l’enchantement d’une enfance en images d’Épinal. Les anorexiques vont fuir une situation conflictuelle qui les déborde dans un double mouvement :
• de repli régressif : régression vertigineuse et drastique vers un fantasme primitif d’autarcie toute-puissante à laquelle s’associe, paradoxe apparent, une projection en avant vers une image idéale de soi, corps fantasmatique idéalisé autour duquel s’organise la négation de la castration;
• de transformation de la dépendance en une volonté d’autosuffisance, allant jusqu’à la négation de tout besoin et la répression farouche de tout ce qui est, à leurs yeux, synonyme de passivité, laisser-aller, besoin ou désir. Un tel triomphe sur soi-même et sur les autres entraîne fréquemment un sentiment de bien-être et une résurgence de fantasmes infantiles de toute puissance.
Fragilité des assises narcissiques et identitaires – Problématiques de dépendance
La puberté révèle la fragilité des assises narcissiques et identitaires et des problématiques de dépendance. Le modèle identificatoire est défaillant (en écho aux perturbations de la prime enfance) et laisse l’anorexique dans un désarroi total au moment où la problématique de séparation-individuation se réactive à l’adolescence. Le fait que l’objet (et l’autre) ne «nourrit» pas oblige à l’acharnement. L’envie est débordante, non colmatée par une possible gratitude. Elle se contiendra dans l’orgueil et le refus.
Cette situation conduit l’adolescente à refuser les liens dont elle a le plus besoin. On est ainsi face à un sujet «persécuteur persécuté» dont l’estime personnelle, profondément altérée, l’empêche de réagir sans haine et l’oblige à maîtriser la situation en lui imprimant une espèce de terreur affective. Combien d’anorexiques, tyranniques avec elles-mêmes comme avec leur entourage familial, imposent des recettes de cuisine et des repas où chacun est sommé d’en reprendre sous peine d’être disqualifié? Alors qu’elles-mêmes auront à peine effleuré une feuille de salade! Elles contraignent l’environnement à reproduire la relation de dépendance qu’elles ont eue avec leur mère, mais en sauvegardant l’apparence de leur indépendance.
Ce besoin de maîtrise, cette peur de la passivité se focalisent :
• sur le corps, avec un déni de l’amaigrissement et un refus du corps féminin;
• et sur l’environnement, avec un sentiment d’omnipotence et une emprise tyrannique.
Enfin, après plusieurs années de fonctionnement anorexique, le comportement pathologique tient parfois lieu, pour la jeune, d’«identité de compensation» face au vide identificatoire qui la hante. Le comportement anorexique vient signer l’identité même de la jeune qui ne peut alors plus n’être que représentée par son comportement. S’installe ainsi un néo-système de régulation du relationnel avec une source de jouissance perverse qui maintient la fixation à ses objets infantiles. Ce cercle vicieux psychique est renforcé par les effets de dépendance physique induits par l’anorexie chronique.
Au total, le désir de toute-puissance sur soi, sur les autres et sur le temps n’est finalement que le reflet dérisoire et tragique d’une insatiabilité sans fond et sans fin, d’un contrôle corporel impossible, d’une mise de fond à corps perdu et sans cesse à renouveler… En corps et encore…
Des émotions impensables
L’anorexique ne doit pas penser, pas rêver, pas ressentir d’émotions ni de plaisirs… Et son corps est le lieu privilégié d’expression de cette activité de contre-investissement d’une réalité interne qu’elle s’efforce de dénier et de réprimer (à défaut d’un refoulement souple et efficace). Déni de son appétence pour l’objet, de son envie et de ses désirs, déniDéni de la sexualitéSexualité… Elle nous montre une façon d’habiter son corps en refusant de l’éprouver. Des sensations peut-être… mais des émotions, jamais!
Elles ne se laissent pas envahir par les émotions. Elles sont souvent alexithymiques et refusent de parler d’elle de peur de trop en dire ou de peur de se laisser submerger par des émotions trop lourdes à supporter. La notion de plaisir est absente, et tout prend des proportions calculées, anticipées qui empêchent toute surprise, tout risque de se laisser surprendre et de ne plus contrôler ce qu’elles prennent soin de fermer et verrouiller. Bien souvent, quand le symptôme de l’anorexie tombe, un tableau dépressif apparaît. Ce qui a longtemps été contenu et caché derrière une maîtrise et une toute-puissance défensive vient au devant de la scène pour laisser apparaître la fragilité narcissique si longtemps ignorée.
Des sensations plutôt que des émotions
Le corps sert alors de médiateur privilégié du lien de soi à soi. Par les sensations qu’il procure, de faim (du fait du jeûne) de fatigue (liée à l’hyperactivité) de froid (du fait de la maigreur), voire de douleur, il contribue au maintien du sentiment de continuité et d’existence. Le recours aux sensations, c’est-à-dire au corps, sert à l’anorexique à maintenir à la fois une relation à elle-même (en quelque sorte de «se sentir») et à ses objets. La recherche de sensations vient éviter la confrontation aux émotions, au monde interne, c’est-à-dire aux désirs et à leurs objets. Ne pas penser, ne pas rêver, ne pas cauchemarder… car cela menacerait les assises identitaires.
La fonction perceptive et les données sensorielles permettent au sujet de s’assurer de la présence concrète des objets qui lui font défaut à l’intérieur, tout en pouvant vérifier que l’objet en question est à la fois à disposition, sous la main et toujours extérieur, c’est-à-dire sans risque de confusion avec le sujet.
Ainsi, aux graves défauts d’intériorisation, de représentations internes (émotions), l’anorexique répond par un recours à l’extérieur, au corps (sensations) et au comportement (surinvestissement perceptif).
Tout sauf penser
Penser est menaçant. Il faut pouvoir maîtriser ses pensées et ne laisser apparaître que ce qui n’est pas menaçant. C’est ainsi que fonctionne la jeune fille anorexique dans une quête de l’occupation continuelle. Une occupation qui a pour but de chasser toutes pensées intrusives qui viendrait menacer un moi bien trop fragile. L’investissement scolaire est une manière de maîtriser ses pensées. Tout est concret, calculé, mémorisé, récité. Tout cela prend du temps et occupe l’esprit. Elles sont demandeuses encore et encore de passer encore plus de temps à travailler. Cette soif d’apprendre est souvent appréciée et valorisée par les parents et les professeurs, qui sont admiratifs du travail et des résultats fournis par une élève remarquable et exemplaire. Mais, derrière cette soif d’apprendre, y a-t-il le plaisir du savoir, le plaisir de pouvoir apprendre dans le but de développer ses connaissances dans tel ou tel domaine? Apprendre pour apprendre sans aucun investissement et élaboration du savoir est souvent caractéristique. La pensée ne va pas au-delà des lignes apprises. Cela reste très scolaire. Et quand elles ne travaillent pas, elles font de la gymnastique qui a la double fonction de faire perdre du poids et des calories mais aussi de ne pas penser en se vidant la tête. Elles peuvent passer des heures et des heures à faire des activités physiques, allant parfois jusqu’à l’épuisement physique.

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