Chapitre 53. Scarifications
ScarificationsIdentitéUrgencespédiatriquesDepuis quelques années, les jeunes qui se scarifient sont plus nombreux. Et pour de multiples raisons bien compréhensibles, ils sont admis aux urgences pédiatriques. Le corps est ainsi mis en avant, mais bien souvent pour traduire une difficulté psychologique voire psychiatrique. Après les soins médicaux de première urgence, le pédopsychiatre de liaison est alors appelé à rencontrer le jeune.
Plus rarement, c’est au sein du service de pédiatrie où il est hospitalisé que le jeune va se scarifier. C’est le cas dans les unités d’adolescents accueillant des jeunes adolescents fragiles. Qu’en est-il de cette propension aux scarifications? Quelles significations et quels sens donner à ces attaques du corps? Quel accueil et quels soins peuvent être proposés dans une unité de pédiatrie? Quelle est la place du pédopsychiatre de liaison? Telles sont les questions abordées dans ce chapitre.
Tous les marquages et toutes les attaques du corps n’ont pas le même sens; Il peut s’agir de jeux enfantins (tatouages Malabar), de rites traditionnels (tatouages, «pactes de sang»), d’effets de mode (piercings), de modalités d’expression («body art»), mais aussi de signes de souffrance (scarifications, griffures), ou de conduites pathologiques (brûlures, automutilations).
Le point commun, c’est la peau. Et de tout temps, la peau a servi aux hommes pour dire leur appartenance et leurs croyances. La peau, comme enveloppe vivante, filtre extraordinaire entre le dedans et le dehors, lieu d’expression de soi… La peau, une «feuille de quotidien» (Pommereau, 2006) pour connaître les mauvaises nouvelles du jour, une feuille de route identitaire, un véritable passeport qui marque des étapes et s’en souvient (cicatrice). La peau fait identité. Le célèbre «Moi-peau» (Anzieu, 1985), avec son trait d’union, résume à lui seul cette formidable intrication. La peau est un lieu de fabrication de soi.
Les expressions courantes, telles «sauver sa peau», «risquer sa peau», «avoir quelqu’un dans la peau», «entrer dans la peau d’un personnage», «être bien dans sa peau», témoignent de ce que la peau et le moi se confondent.
Et à l’adolescence, à l’heure où l’identité est en question, la peau est au centre de tous les regards. Au moment de la puberté, la peau vient trahir… elle devient éruptive comme si elle s’acharnait à révéler l’intime, les troubles, les émois, les pensées inavouées… La peau devient support et théâtre de ce qui se joue.
Dans notre société, le règne de l’apparence et de la maîtrise de sa propre image concorde mal avec les bouleversements pubertaires qui affectent la peau. Au passage, les adultes ne sont pas épargnés, qui passent leur temps à tenter d’effacer les marques du temps (rides…). Alors en miroir, faut-il s’étonner que l’adolescent qui souffre marque son corps, comme pour se différencier?
Si certains adolescents expriment le besoin de marquer leur peau dans une dynamique d’affirmation de soi (tatouage discret et romantique), il n’en est pas de même de ceux qui vont se scarifier et par là même risquer leur peau. C’est de ces derniers dont il sera question ici. Nos réflexions s’inspirent largement des travaux de Pommereau et Le Breton et reposent sur l’enseignement du DIU de médecine et santé de l’adolescent que nous coordonnons (Duverger, 2009).
Description des scarifications
La scarification est une incision cutanée, une entame infligée sur la peau. C’est la forme la plus courante des blessures corporelles délibérée des adolescents qui vont mal. Ce ne sont pas des automutilations, puisqu’elles n’entraînent pas la privation irréversible d’un membre ou d’un organe.
Les scarifications sont en nette augmentation depuis une dizaine d’années (Le Breton, 2003; Pommereau et al., 2009; Choquet & Ledoux, 1994).
Cliniquement, nous pouvons décliner deux formes de scarifications : les scarifications typiques et les scarifications atypiques.
Scarifications typiques
Elles s’observent typiquement chez les filles de 13 à 18 ans.
Il s’agit d’incisions superficielles faites sur le dos de la main, le poignet ou l’avant-bras opposé à la main directrice, plus rarement sur la jambe. Elles sont souvent multiples et parallèles les unes aux autres, «barrant» le segment de membre considéré, mais peuvent aussi s’entrecroiser pour déterminer un quadrillage. Elles sont réalisées au moyen d’objets usuels et tranchants divers (cutters, ciseaux, lames de rasoir, compas scolaire, punaises…) ou d’objets détournés de leur fonction (bouts de verre, couvercle de CD, bord de carte électronique, clé…). Dans tous les cas, l’entourage est impuissant.
Parfois préméditées voire ritualisées, les scarifications peuvent aussi être impulsives, dans un grand moment de tension.
L’adolescente est souvent seule lorsqu’elle se scarifie, en cachette.
Rarement exhibées, elles sont pourtant souvent indirectement suggérées à travers d’énormes pansements. À l’inverse, certaines adolescentes s’emploient à les dissimuler avec d’amples vêtements.
Les scarifications laissent généralement des cicatrices fines qui s’effacent avec le temps.
Scarifications atypiques
Elles sont plus inquiétantes et nécessitent impérativement un avis spécialisé.
Il s’agit de scarifications :
• survenant avant la puberté ou après 18 ans;
• durables, répétées et d’intensité croissante;
• survenant chez le garçon;
• affectant d’autres parties du corps : face, cou, thorax, abdomen, cuisses, organes génitaux;
• représentant des lettres et mots morbides (mort, «no future»…), des motifs et symboles elliptiques, des tags cutanés;
• effectuées avec une violence extrême et associées à des automutilations;
• dans un contexte délirant (d’après Pommereau, 2006).
Ces atypicités sont des signes de gravité. Ils doivent faire évoquer l’hypothèse de troubles graves de la personnalité, de troubles structuraux (psychose), associés ou non à des troubles de l’humeur.
Typiques ou atypiques, ces attaques du corps réalisent des actes de rupture qui constituent des conduites d’agir, au même titre que celles qu’elles annoncent ou auxquelles elles sont souvent associées : fugues, ivresses, intoxications volontaires médicamenteuses, «défonces»… Rarement envisagées par leurs auteurs comme un moyen d’en finir, les scarifications constituent cependant des indicateurs de risque suicidaire.
En toute scarification, il ne faut pas voir une pathologie psychiatrique. Cependant, toute scarification signe une souffrance. Et ce qui importe, c’est la souffrance qu’elle exprime (ou plutôt qu’elle imprime, sur la peau).
Fonctions de la scarification : la scarification est un langage
Ces scarifications relèvent d’un langage et en ce sens elles ont plusieurs fonctions, tant pour le sujet lui-même que pour l’entourage.
Une fonction d’expression : expression d’un mal-être
Paradoxalement, la première fonction d’une scarification semble être celle d’un cran d’arrêt à la souffrance, d’une tentative de trouver un soulagement; même si ce soulagement passe par une violence retournée contre soi. Une fonction d’apaisement qui prévaut sur son aspect douloureux. Ici, la scarification vient tenter de stopper une souffrance, envahissante. Les jeunes qui se sont scarifiés (mais aussi certains qui ont pu attenter à leurs jours) expriment d’ailleurs souvent, au décours immédiat du passage à l’acte, un apaisement, un calme, même relatif. L’acte vient court-circuiter le psychisme, et ce court-circuit de la pensée, dans l’économie psychique du jeune, est révélateur d’une incapacité à mettre en mot, à symboliser, d’une «panne de sens». Ce mode d’expression est à son tour aveuglant… Et, comme dans tout passage à l’acte, subsiste toujours une part irréductible d’opacité. Mais au-delà du sens que peut prendre le passage à l’acte, sa fonction est bien d’arrêter de souffrir.
Autrement dit : «d’avoir mal, ça fait moins mal» (Nakov, 2000). Une douleurDouleuret souffrance pour arrêter la souffrance; un remède paradoxal qui fait mal, pour souffrir moins… Comme si une douleur visible, autogérée, maîtrisée, pouvait à la fois rendre compte et signifier l’incommensurable de la souffrance psychique. Raccourci saisissant qui met en exergue combien les sentiments éprouvés «du dedans» sont loin de ce qui semble pouvoir être lu «du dehors», et avec quelle facilité nous sommes entraînés dans une suite de clivages, prisonniers des couples d’oppositions devant l’énigmatique de la souffrance : culpabilité et agressivité, acharnement et abandon, amour et haine, pulsion de vie et pulsion de mort.
Une scarification, c’est l’expression matérialisée d’un mal-être, l’extériorisation d’un processus psychique, l’expression externalisée d’une souffrance sous forme d’empreinte sur le corps, de marque concrète qui tente de représenter les vicissitudes et aléas du travail psychique. Il y a là une représentationReprésentationsde la maladie concrète, charnelle, de la souffrance. L’indicible, voire l’impensable, vient s’inscrire sur la peau, à défaut d’être autrement symbolisé. Ces jeunes qui se scarifient n’en disent pas grand-chose – ils sont même parfois bien embarrassés pour en dire quelque chose… à part le classique «C’est plus fort que moi!»
Pour ces jeunes, c’est le signe d’un débordement, d’un trop insupportable et en même temps le soulagement d’une tension, mise hors de soi. Cette mise à distance sur la peau serait une façon de se défaire d’une tension, en l’exprimant, sous forme de fissure, d’une saignée. Répondre à ce débordement de haine, de rage et d’angoisse par un exutoire à portée de main.
Parfois enfin, pour ceux qui vont le plus mal, la scarification a valeur de sacrifice (un scarifice). Par le sacrifice d’une partie de soi dans la douleur et le sang, le jeune s’efforce de sauver l’essentiel. Il s’agit de payer le prix de la souffrance pour essayer de s’en extirper, quitter une place assignée insupportable, s’acquitter d’une demande écrasante et permettre ainsi d’échapper à l’horreur. L’enjeu est de ne pas mourir. Le jeune accepte de se séparer d’une part de soi pour sauver le tout de son existence (Le Breton, 2002). L’escalade est parfois périlleuse, le jeune pouvant actionner la «bombe» à tout moment… Il y a dans la scarification sacrificielle une (dé)monstration qui rappelle l’acte des kamikazes.
Ces diverses fonctions d’expression d’un mal-être sont toujours retrouvées, de manière plus ou moins explicite et intriquée.
Une fonction d’inscription : inscription dans la chair
La scarification vient aussi signer un acte de maîtrise, un moyen de lutter contre la passivité. En effet, dans le geste de se scarifier, l’adolescente tente de prendre la main sur elle-même, sur son corps; de décider de son destin : «Je fais ce que je veux avec mon corps… Je suis libre!» Une manière de s’éprouver dans la sensation pour se sentir exister. Ce n’est pas un hasard si ces attaques du corps surviennent à l’adolescence, au moment où le corps échappe et trahit. Cela renvoie au nécessaire travail d’appropriation du corps pubère… pour se connaître, et se reconnaître. La scarification vise à soulager une tension tout en conservant la maîtrise; enjeu trouvant son prolongement dans le triomphe sur l’objet.
Il ne s’agit plus là d’un passage à l’acte ou d’un aveuglement mais d’une tentative pour sortir de l’impuissance. L’inscription dans la chair vient marquer ce désir de prendre le contrôle de soi, la maîtrise de ses émotions, des tenants et aboutissants de sa vie : «Je décide!» Lorsque l’adolescente n’a plus que sa peau pour exprimer ce désir de vivre comme bon lui semble, on peut penser qu’elle est fragile et démunie et qu’elle mérite toute notre attention, surtout si ces scarifications se répètent.
Une autre fonction de la scarification, c’est qu’elle vient signer un acte de rupture, une coupure, une césure entre un avant et un après. En faisant effraction en soi, le jeune en appelle à une autre présence au monde; il espère s’expulser de soi, advenir. Il y a là une volonté, inconsciente, de vouloir faire date, trace… Et la cicatrice vient comme une signature, une inscription charnelle de soi, sur soi. Cet acte de rupture doit faire trace, s’inscrire et se lire. Par la trace sur la peau, il y a une mise en relief de ce qui se joue dans le processus adolescent.
C’est enfin l’écriture d’une souffrance sur le corps et donc soumise au regard de l’autre. Force est de constater que la lésion intéresse une partie de soi que l’adolescent peut facilement exhiber ou cacher, sans porter gravement préjudice à son image. Le couplage «agi/subi» s’assortit ainsi du «montré/caché»; il manifeste la volonté de garder la mainmise sur les expressions de soi (Pommereau, 2006).
Dans tous les cas, la notion de marquage est essentielle, vécue comme un besoin d’inscrire sur soi les souffrances intimes, pour à la fois les affirmer mais aussi s’en défaire.
Une fonction de communication : une adresse à l’Autre
La scarification exprime et imprime. Elle a aussi fonction de communication, d’adresse à l’Autre (à l’Autre soi-même, du côté de l’inconscient, et à l’autre que soi). La peau est l’éternel champ de bataille entre soi et l’autre, et surtout entre l’autre en soi.

Stay updated, free articles. Join our Telegram channel

Full access? Get Clinical Tree

