Chapitre 52 Collyres cortisonés
Historique
À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les seuls traitements dont on disposait pour traiter l’uvéite étaient l’atropine et l’aspirine ; on utilisait également des moyens tels que l’induction de fièvre à l’aide de vaccins (typhoïde, entre autres) ou des sources externes de chaleur pour limiter l’inflammation[1]. Les premiers traitements par corticoïdes sont en fait, à la fin des années quarante, des traitements par hormone pituitaire (ACTH). Les effets anti-inflammatoires de l’ACTH ont été décrits pour la première fois par Hench en 1949[2] et, rapidement, les premières expériences ophtalmologiques ont été rapportées, dans l’uvéite, l’épisclérite ou la rétinite hémorragique[3,4].
Une des premières mises au point est celle de Wood en 1950[4] : il décrit une série de quatorze patients uvéitiques traités avec ACTH ou cortisone, décrit pour la première fois la possibilité d’un traitement topique et précise l’étendue des indications possibles : uvéites, sclérokératites, pemphigus, brûlures par bases, kératoconjonctivites vernales. À cette époque, on était conscient de l’immense espoir nourri par la cortisone, mais également de ses nombreux effets secondaires : dès 1950, McLean rapporte le problème de l’élévation de la pression intraoculaire[5].
Mode d’action
Les corticoïdes agissent sur l’inflammation :
L’action anti-inflammatoire des différentes molécules est bien répertoriée pour des molécules données par voie générale[6] (tableau 52-I). Il est souvent difficile de transposer ces données à la voie topique car, précisément pour compenser ces différences, la concentration des molécules a été adaptée dans les préparations proposées à la vente. Par exemple, si l’on définit un « équivalent dexaméthasone » (Éq. Dexa) comme l’action d’une goutte de dexaméthasone à 0,1 %, on arrive à des actions comparables entre les différents collyres du commerce :
Effet minérallocorticoïde | Effet anti-inflammatoire | |
---|---|---|
Dexaméthasone | 0 | 25-30 |
Bétaméthasone | 0 | 25-30 |
Triamcinolone | 0 | 5 |
Méthylprednisolone | 0,5 | 5 |
Prednisolone | 0,8 | 4 |
Prednisone | 0,8 | 4 |
Cortisol | 1 | 1 |
Peu de données sont en revanche disponiblesin vivo. Il a été suggéré que l’acétate de prednisolone 1,0 % avait le meilleur effet anti-inflammatoire dans les kératites expérimentales, mais des études plus tardives ont montré une efficacité similaire de l’acétate de fluorométholone sur le même modèle[7]. En revanche, un collyre d’acétate de prednisolone à 1,0 % permet de réduire significativement l’activité des polynucléaires dans le film lacrymal après abrasion de l’épithélium cornéen, quand des concentrations de 0,1 % d’acétate de prednisolone, de dexaméthasone ou de fluorométholone sont inefficaces[8].
Pharmacocinétique
La pharmacocinétique des collyres cortisonés a été largement étudiée chez le lapin. L’extrapolation chez l’homme doit se faire avec prudence, car la cornée est plus fine et le rythme de clignement plus lent chez le lapin. En tenant compte des modifications induites par l’anesthésie générale et des considérations sur la masse corporelle ou la vascularisation de l’orbite chez le lapin, les concentrations observées chez l’homme sont en principe plus basses que chez le lapin[6].
Globalement, les collyres cortisonés ont une pénétration rapide et partielle dans l’œil. Par exemple, après administration topique d’acétate d’hydrocortisone radiomarquée, le pic de concentrationdans le stroma cornéen intervient au bout de vingt minutes et diminue ensuite à un tiers de sa valeur en deux heures[9].
EN FONCTION DE L’ÉTAT DE L’ŒIL
La principale voie de passage d’un collyre cortisoné dans l’œil est l’épithélium cornéen lipophile[6]. En effet, lorsqu’on interdit le passage cornéen chez le lapin, les concentrations d’hydrocortisone diminuent d’un facteur 70 dans le stroma cornéen et d’un facteur 40 dans l’iris et la chambre antérieure[9].
À l’inverse, la pénétration des corticoïdes dans l’œil peut être augmentée en cas d’inflammation intraoculaire par altération des barrières hémato-oculaires ou par altération de l’épithélium cornéen[10].
D’autres facteurs ont une influence plus limitée : la rupture de la barrière capsulaire postérieure (aphakie ou pseudophakie avec capsulotomie) augmente la pénétration intravitréenne et, dans un œil vitrectomisé, la pénétration mais aussi l’élimination des corticoïdes sont augmentées[11].
EN FONCTION DU PRINCIPE ACTIF
Les acétates sont liposolubles et ont théoriquement une meilleure biodisponibilité cornéenne que les phosphates, hydrosolubles[6]. En revanche, lorsque l’épithélium est altéré, les phosphates pénètrent beaucoup mieux que les acétates[12].
L’administration de collyres fortifiés n’a pas d’intérêt : on a montré que, par exemple, la concentration optimum de prednisolone était de 1 % et que la biodisponibilité n’augmentait pas avec des concentrations plus élevées[13].
Lorsqu’on compare des concentrations de dexaméthasone, de prednisolone et de fluorométholone dans le même véhicule, les concentrations finales dans l’humeur aqueuse sont similaires[6].
L’etabonate de loteprednol est une molécule qui se transforme dans la cornée en un dérivé inactif[14]. Cette particularité a été exploitée pour limiter les risques d’augmentation de la pression intraoculaire.
EN FONCTION DE LA FORME GALÉNIQUE
De nombreux moyens ont été développés pour augmenter la biodisponibilité des collyres[15] : les collyres cortisonés sont disponibles en unidoses ou en flacon, sous forme de solution, de suspension ou de pommade (tableau 52-II).
Les gels et pommades augmentent le temps de résidence du principe actif au contact de la cornée, mais ils peuvent également constituer un « piège » pour la molécule, avec une diminution paradoxale de la quantité de principe actif qui pénètre dans l’œil[12,16].
Une suspension peut doubler la biodisponibilité les concentrations cornéennes et intracamérulaires par rapport à une solution[17]. Il a été montré qu’une suspension d’acétate de prednisolone pouvait produire une concentration intraoculaire de corticoïdes vingt fois plus élevée qu’une solution de phosphate de prednisolone[6]. L’avantage d’une suspension est d’avoir un temps de contact augmenté avec la cornée, qui autorise une diminution de la dose pour une même biodisponibilité, donc une moindre toxicité. Le principal problème des suspensions est celui de la granulométrie : les microparticules en suspension ne doivent pas avoir un diamètre supérieur à 90 pm et il faut rappeler à l’utilisateur d’agiter le flacon avant usage, faute de quoi un dépôt peut se former, entraînant une diminution de la concentration du principe actif délivré jusqu’à 25 % de sa valeur initiale[18].
En revanche, l’utilisation des lentilles souples hydrophiles peut être considérée comme l’équivalent d’un insert avec n’importe quelle molécule[15].
EN FONCTION DU RYTHME D’ADMINISTRATION
Si augmenter les concentrations de principe actif n’a pas d’effet sur l’efficacité, le rythme d’instillation est un facteur crucial. En effet, lorsqu’on modifie le rythme d’administration de la prednisolone 1 %, son efficacité est multipliée par cinq en cas d’administration d’une goutte toutes les heures et par six en cas d’administration toutes les cinq minutes, par rapport à une administration toutes les quatre heures[19].
Effets secondaires
Les effets secondaires les plus fréquents sont le glaucome et la cataracte cortisonés. Ces effets sont connus depuis longtemps après administration locale, topique ou systémique. Ces complications ophtalmiques ont été également décrites après administration locale extra-ophtalmologique ou inhalation[1], même si ce point reste controversé[20].
GLAUCOME CORTISONÉ
PHYSIOPATHOLOGIE
Le risque de développer un glaucome cortisoné est sujet à des variations individuelles importantes. Il serait plus élevé chez 34 % à 42 % des patients[1,21,22], avec des facteurs de risque particulièrement élevés chez les patients aux antécédents de glaucome ou dont les parents au premier degré ont développé un glaucome[23] — chez qui le risque pourrait augmenter à pratiquement 100 % pour le patient glaucomateux[1] —, mais également chez les diabétiques et les forts myopes[24].
L’augmentation de la pression intraoculaire peut commencer dès la troisième semaine après l’initiation du traitement, mais peut survenir à tout moment. Elle est généralement réversible à l’arrêt du traitement. Chez le petit enfant, le glaucome cortisoné peut poser le diagnostic différentiel avec un glaucome infantile avec des signes très évocateurs, tels que photophobie, larmoiement, buphtalmie ou cornée trouble[25].
Les stéroïdes augmentent la pression intraoculaire par diminution de l’excrétion d’humeur aqueuse. Le mécanisme exact n’est pas clairement élucidé : modifications morphologiques du trabéculum[23], accumulation de glycosaminoglycanes dans le trabéculum par inhibition de leur catabolisme[26], inhibition de la phagocytose des corps étrangers par les cellules endothéliales trabéculaires ou inhibition de la synthèse des PGE2 et PGF-2α, qui toutes deux augmentent le flux excrétoire d’humeur aqueuse. Il est maintenant fortement suspecté que l’effet des corticoïdes sur la pression intraoculaire implique des récepteurs spécifiques de forte affinité[27], indiquant une action directe des corticoïdes sur les cellules trabéculaires[28]. Les mêmes récepteurs sont présents dans les cellules de l’iris, du corps ciliaire, de la cornée, de la sclère, du trabéculum et du canal de Schlemm. Il est donc possible que le même mécanisme soit à l’œuvre dans l’efficacité anti-inflammatoire et dans la propension à augmenter la pression intraoculaire des corticoïdes, et qu’il soit difficile de dissocier l’efficacité anti-inflammatoire et le potentiel d’élévation de la pression intraoculaire[1,29].
Enfin, les corticoïdes pourraient augmenter la pression intraoculaire après induction de l’expression du gèneTIGR/MYOC (locus GLCIA), situé sur le chromosome 1, et production de myociline[23].