Chapitre 5 Traumatisme du rachis cervical moyen et inférieur
Épidémiologie
L’épidémiologie des lésions traumatiques cervicales varie selon le pays d’origine, le mode de vie des habitants, le recrutement des patients, la spécialisation des centres d’accueil, les méthodologies utilisées. Deux études européennes récentes permettent néanmoins de dégager certains points communs [1, 2]. La fréquence des atteintes cervicales est estimée entre 11 et 13 %. Elles surviennent principalement après une chute ou un accident de la circulation. Elles siègent dans plus de 80 % des cas entre C5 et C7 et sont souvent associées à des troubles neurologiques. Suite aux progrès de l’imagerie en coupe, les modalités de prise en charge n’ont cessé d’évoluer. Le scanner multidétecteur est devenu le gold standard pour le diagnostic des lésions osseuses. En comparaison, la sensibilité des radiographies standard varie entre 52 et 61 % [3, 4] et quand celles-ci montrent une fracture cliniquement non significative, on estime qu’il existe dans 30 % des cas une seconde localisation [5]. Conscients de ces données, nous avons mené une étude prospective en vue de limiter au maximum le nombre de faux négatifs en cas de traumatismes mineurs satisfaisant aux critères NEXUS ou C-CSR. Cette étude démontre que les patients de plus de 55 ans ne supportant pas la station debout ne tirent aucun bénéfice des radiographies standard et justifient une exploration scanographique d’emblée. L’IRM a ses indications propres. Elle est indispensable en cas de lésion médullaire à radiographie et/ou à scanner normal ayant pour acronymes la Sciwora (spinal cord injury without objective radiological abnormality) ou la Sciworet (spinal cord injury without radiological evidence of trauma). Elle est hautement recommandée en cas d’indication chirurgicale.
De la particularité des lésions du rachis cervical
La courbure en cyphose et la présence des verrous antirotatoires (voir fig. 1.23) créent des conditions biomécaniques aux conséquences multiples. Elles diversifient le spectre des lésions vertébrales. Elles autorisent une plus grande variété de déplacements intervertébraux, voire des déplacements stéréotypés de type rotatoire regroupant sous forme d’un syndrome radiologique unique des lésions aussi différentes que la luxation unilatérale et les différentes sortes de fractures articulaires [6]. Elles expliquent la prédilection de certaines lésions pour un niveau vertébral donné, prédilection que nous avons pu constater à propos de plus de 258 cas de fractures traitées au centre de traumatologie de Strasbourg [7, 8]. Enfin, elles motivent l’utilisation de nouvelles classifications des fractures, différentes de celles du rachis thoracolombaire [9, 10].
Pour décrire ces lésions nous utiliserons la classification d’Argenson [11] et prendrons pour référence, à l’instar de celui-ci, un sous-groupe homogène de 136 patients indemnes de toute pathologie antérieure, traités chirurgicalement dans nos services. La similitude des données épidémiologiques et statistiques entre ces deux séries est tout à fait frappante. L’âge moyen des patients était de 34 ans avec une sex-ratio de deux hommes pour une femme. L’étiologie comportait un accident de la circulation (AVP), une chute, un accident de sport, un plongeon dans respectivement 58, 25, 10 et 9 % des cas.
Lésions par compression
Tassement cunéiforme
Le mécanisme est une compression en légère flexion. Le tassement ne concerne que la partie antérieure du corps vertébral. Le mur postérieur, l’arc neural et le complexe ligamentaire postérieur restent intègres (fig. 5.1). Cette lésion, présente dans 7 % des cas, affecte neuf fois sur dix un homme et siège en C6 ou C7 dans 80 % des cas.
Fracture comminutive ou burst fracture
Le mécanisme est une compression axiale. Le tassement affecte tout le corps vertébral. Le mur postérieur est lésé. L’irruption d’un fragment osseux dans le canal vertébral peut entraîner une compression médullaire : le risque de tétraplégie est d’autant plus grand que le fragment est volumineux (fig. 5.2). Les rares cas que nous avons rencontrés siégeaient, exclusivement en C7. Le scanner montre parfaitement l’éclatement du corps vertébral. Dans de rares cas, il révèle une fracture uni-articulaire postérieure ou une luxation unilatérale évoquant un mécanisme associé en rotation.
Tear drop fracture
La tear drop fracture représente 20 % des lésions du rachis cervical moyen et inférieur. Les vertèbres C5 et C6 sont concernées dans respectivement 50 et 25 % des cas. C’est, après les luxations, la seconde cause de compression médullaire traumatique. Elle est présente dans environ 80 % des cas. Le syndrome cordonal antérieur domine le tableau clinique. Il associe une perte variable de la motricité et de la sensibilité thermo-algique, alors que la sensibilité proprioceptive est conservée. C’est d’ailleurs dans ce contexte que Schneider et Kahn ont identifié cette variété particulière de fractures caractérisée par une fracture du coin antéro-inférieur du corps vertébral [12]. Le mécanisme est celui d’une compression axiale en hyperflexion, l’exemple le plus typique étant celui du plongeon en eau peu profonde. Cette lésion affecte essentiellement l’adulte de la trentaine. Le sex-ratio de 9 hommes pour 1 femme est le plus élevé de la série et reflète vraisemblablement une plus grande prise de risque du sexe masculin.
• une avulsion triangulaire ou en forme de goutte – d’où la dénomination de tear drop – du coin antéro-inférieur du corps vertébral. Le fragment détaché est plus ou moins volumineux et peut à l’extrême emporter la totalité du mur antérieur. Il reste rattaché au disque sous-jacent par l’intermédiaire des fibres de Sharpey. Le déplacement est généralement minime, la plupart du temps il reste plus ou moins dans le prolongement du mur antérieur de la vertèbre sous-jacente ;
• un recul en bloc du corps vertébral dans le canal rachidien responsable de la compression des cordons antérieurs de la moelle. Ce recul majore l’impression de déplacement du fragment triangulaire. Il crée également un diastasis horizontal ou un bâillement à divergence postérieure de l’interligne interapophysaire avec la vertèbre sous-jacente ;
• un trait de refend sagittal transcorporéal témoignant de la compression axiale. Le scanner met parfaitement en évidence cette fracture–séparation. Sur les coupes axiales passant par le plateau vertébral inférieur, on retrouve l’image pathognomonique d’une fracture en T à trois fragments : le fragment triangulaire en avant et les deux hémivertèbres droite et gauche (fig. 5.3). Cette fracture sagittale ne touche jamais la hauteur du mur postérieur, contrairement au burst fracture où elle est toujours diminuée ;
• une atteinte de l’arc postérieur sous forme de fracture verticale siégeant classiquement à la jonction lame–processus articulaire. La présence de ces fractures est directement corrélée à l’importance de l’éclatement transversal. Dans cette atteinte de l’arc postérieur, les piliers postérieurs c’est-à-dire les processus articulaires, sont toujours intacts ;
• une atteinte discoligamentaire. En cas de tétraplégie, elle concerne tout le segment mobile rachidien. À ce stade, l’IRM n’est pas indispensable. Au contraire, elle peut s’avérer délétère pour la moelle si sa mise en œuvre retarde la décompression médullaire et la fixation chirurgicale. En l’absence de troubles neurologiques ou en cas de troubles mineurs, elle permet un bilan exhaustif des lésions comprenant selon le cas une déchirure discale ou des ruptures du ligament longitudinal postérieur, des ligaments jaunes et/ou interépineux, des capsules articulaires (fig. 5.4) ;
• une atteinte médullaire dont la nature – contusion, hématome ou section – va conditionner le pronostic.
Fig. 5.4 Tear drop fracture de C5 avec contusion médullaire.
a. Image en goutte bien visible sur la radiographie de profil.
Fuentes distingue quatre stades selon l’importance des lésions associées au fragment triangulaire [13] à savoir :
• le stade 1 avec une fracture sagittale incomplète ou occulte ;
• le stade 2 avec fracture sagittale complète sans déplacement postérieur ;
• le stade 3 reprenant le stade 2 avec un déplacement postérieur modéré et une cyphose inférieure à 20° ;
• le stade 4, le plus abouti, avec déplacement postérieur important et cyphose supérieure à 20° englobant toutes les lésions que nous avons décrites précédemment. À ce stade, on retrouve souvent sur le corps vertébral, en plus du fragment triangulaire et de la fracture sagittale, un discret tassement cunéiforme antérieur.
Lésions par traction en flexion ou en extension
Au chapitre 2, nous avons vu que ces lésions s’articulent autour d’un pivot ou axe de rotation avec des forces de compression et de traction se répartissant de part et d’autre de celui-ci selon le mouvement concerné. Les lésions intéressent essentiellement le segment mobile rachidien. En fonction de la violence du traumatisme, on aura des entorses (bénigne ou grave) ou des luxations. Les premières ont pour pivot de rotation le centre de mobilité vertébrale, c’est-à-dire l’axe passant par la partie postérieure du corps vertébral. Les secondes ont un pivot plus antérieur (fig. 5.5).
Lésions en hyperflexion
Les lésions du segment mobile rachidien s’étendent de l’arrière vers l’avant.
Entorse bénigne
Comme son nom l’indique, il s’agit d’une lésion bénigne à type d’étirement ou d’élongation sans substratum anatomique. Les rachialgies siègent de manière diffuse sur la ligne médiane postérieure. Elles cèdent rapidement sous antalgiques voire spontanément en quelques jours. Les clichés dynamiques faits à distance en cas de persistance des douleurs restent toujours normaux. Le scanner et l’IRM sont inutiles.
Entorse grave postérieure
Elle se définit par une rupture du complexe ligamentaire postérieur pouvant s’étendre jusqu’au ligament longitudinal postérieur. La douleur est généralement élective, centrée sur un espace interépineux. C’est une lésion instable qui, par rupture successive ou élongation progressive de l’appareil ligamentaire, va inexorablement évoluer vers la luxation. Le traitement est chirurgical. L’entorse grave représente 23 % des lésions du rachis cervical. Les étages C5–C6 et C6–C7 représentent à parts égales 80 % des répartitions. Contrairement à d’autres séries, on note une prépondérance de femmes jeunes autour de 25 ans. Le diagnostic est souvent retardé en raison des contractures musculaires pouvant masquer le déplacement initial. Dans certains cas, l’attention peut être attirée par des discrètes lésions osseuses telles qu’un minime tassement cunéiforme, une petite avulsion du listel ou d’un ostéophyte antérosupérieur, un discret arrachement du bord supérieur d’une lame, une fracture horizontale d’un processus épineux. Le diagnostic repose sur la constatation d’au moins trois critères sur quatre établis par White ou Louis à savoir :
• un écart interépineux ou plus exactement interlamaire anormal ;
• une subluxation interapophysaire postérieure avec découverte de plus de 50 % des surfaces articulaires ;
• une angulation intervertébrale supérieure à 11° ;
• un spondylolisthésis supérieur ou égal à 4 mm au-dessus de C4, 2 mm en dessous de C4.