Chapitre 5. Le jeu comme médiation dans un groupe thérapeutique d’enfants
« tu joues ou quoi? »
I. Poujol
infirmière de secteur psychiatrique
M. Peyre-Malewski
éducatéducatrice spécialisée
Dans la petite enfance (0 à 4 ans), les signes pouvant motiver une consultation sont de plusieurs ordres. Il peut s’agir de manifestations somatiques telles que : problèmes alimentaires, vomissements répétés, difficultés d’endormissement, propreté non acquise, ou de difficultés d’ordre psychologique comme la non-acquisition du langage ou bien des troubles du comportement (agressivité ou trop grande passivité)…
Dans l’enfance (4 à 12 ans), on retrouve les troubles du langage, le désinvestissement scolaire et/ou échec scolaire, les difficultés d’apprentissage, les troubles du sommeil, troubles du comportement, troubles relationnels, tous les signes pouvant entraver un bon développement de l’enfant.
Les parents sont reçus avec leur enfant dans un premier temps par un des médecins pédo-psychiatres de l’équipe. Après un ou plusieurs entretiens avec l’enfant et/ou ses parents, le médecin propose une orientation vers d’autres spécialistes de la consultation. L’équipe est pluriprofessionnelle et comprend médecins pédo-psychiatres, secrétaires, assistante sociale, cadre infirmier, psychologues, orthophonistes, éducateurs, infirmiers, psychomotriciens. Des bilans spécifiques peuvent venir compléter le diagnostic du médecin et lors des réunions de synthèse, des projets thérapeutiques différents sont définis pour chaque patient.
Suivant les difficultés ou les troubles que rencontre l’enfant, il lui sera proposé un travail en individuel (thérapie, rééducation psychomotrice, orthophonique) ou un travail au sein d’un petit groupe thérapeutique. Le cadre de référence des groupes thérapeutiques est d’inspiration psychanalytique. L’échange verbal est privilégié, l’enfant associe librement et l’analyse des mouvements transférentiels ainsi que la dynamique de groupe sont prises en compte.
L’objectif des groupes est d’amener les enfants à la symbolisation donc au langage, à la place de l’expressivité agie et souvent violente. Ces groupes thérapeutiques sont animés par un ou plusieurs soignants de même formation (infirmière) ou de formation différente (éducatrice, infirmière, psychomotricienne, psychologue…).
L’animation des groupes par un ou deux soignants est fonction d’un projet thérapeutique pour chaque enfant.
Travailler à deux soignants offre un cadre contenant, apporte un soutien réciproque lors des phases difficiles du groupe et permet aussi la relance des processus de pensée quand ceux-ci sont particulièrement attaqués, notamment avec des enfants présentant des troubles graves de la personnalité.
Cette notion de « couple thérapeutique » permet que l’un comme l’autre puissent relever, suivant les cas, les moments ou les lieux de projection, aussi bien de l’image maternelle que de l’image paternelle. Le travail avec deux soignants de formation différente est aussi enrichissant, il apporte une dynamique différente au groupe, une disponibilité plus riche aux enfants et peut parfois permettre une écoute individuelle. Cela permet après-coup l’élaboration commune d’une réflexion clinique et théorique, en s’appuyant sur les expériences et les formations de chacun.
Différentes médiations peuvent être utilisées dans les groupes thérapeutiques : la peinture, les contes… ainsi que le jeu, médiation qui est la nôtre dans le travail que nous souhaitons présenter.
L’importance du jeu dans la vie de l’enfant
Le jeu est au premier plan dans la vie de l’enfant dont il favorise le développement et la socialisation.
Freud fut le premier à voir le jeu comme un outil thérapeutique, suivi par les premières psychanalystes d’enfants, Hermine Von Hug-Hellmuth et Mélanie Klein qui firent du jeu de l’enfant un élément essentiel en le considérant comme l’équivalent de l’association libre de l’adulte. Mélanie Klein a beaucoup insisté sur l’importance de laisser libre cours au développement des associations ludiques de l’enfant, espérant atteindre les racines du processus névrotique en interprétant le transfert. « Devant les difficultés de la communication verbale, Mélanie Klein chercha une voie par laquelle l’enfant puisse s’exprimer et qui puisse se prêter à une interprétation analytique. Le jeu, en tant qu’activité naturelle de l’enfant, lui parût le moyen idéal, d’autant que c’est à travers le jeu, poursuivi en présence de l’analyste, que s’exprime la vie fantasmatique »39.
D. Winnicott définira le jeu « comme un phénomène transitionnel, entre objectivité et subjectivité », en le reliant « au plaisir et la créativité ». « Le fait que l’enfant soit capable de jouer revient ainsi à questionner ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue »40.
Winnicott fera une distinction entre le game (jeux de société ou éducatifs à la fonction réglée et donc limitée) et le playing qui recouvre l’activité même de jouer : un acte créateur.
Le jeu donc est l’activité fondamentale de l’enfant. Plusieurs auteurs se sont intéressés aux différentes sortes de jeux et ont essayé de proposer un classement comme Piaget qui a établi une classification en trois stades : les jeux d’exercices, les jeux symboliques, les jeux à règles (vers 5-6 ans).
Dès la naissance, le bébé explore son corps et celui de sa mère. « Jeux de regards, jeux d’accompagnements sonores et de langage, les premiers jeux sont d’incorporation orale »41. On connaît l’intérêt du nourrisson pour tout ce qu’il peut mettre à sa bouche ; sein ou biberon d’abord puis tout ce qu’il trouve à portée de main. Le suçotement qui satisfait d’abord un besoin physiologique procure au bébé un plaisir auto-érotique qu’il n’a de cesse de renouveler. C’est le stade oral décrit par S. Freud où le plaisir sexuel est lié à l’excitation de la cavité buccale et à la succion. Lui succédera le stade anal, le stade phallique et enfin le stade génital. Tous les moments de sensations de plaisir (bain, toilette, bercement) sont liés à la présence de la mère, par la vue, le son, le toucher. La mère devient un objet d’amour et peu à peu l’enfant s’identifie à elle selon un premier mode de relation qui subsistera d’ailleurs toute sa vie, alors même que d’autres apparaîtront. L’enfant se développe incorporant mots, sons, images, sensations, dans un échange de plus en plus partagé avec sa mère et son entourage.
Dans la deuxième année, l’enfant adore les jeux d’exploration motrice, les jeux d’emboîtement, tout ce qui se construit, se vide, se détruit, se superpose, se traîne, se remplit, signe de l’investissement de la motricité et de l’analité.
Découvrant un monde inconnu qu’il ne comprend pas et sur lequel il n’a aucun pouvoir, le jeu constitue pour l’enfant un moyen de reproduire une scène passée, de l’extérioriser et d’opérer une certaine distanciation. C’est vers dix-huit mois quand le tout-petit commence à pouvoir donner à l’objet une valeur de représentation qu’apparaissent les jeux symboliques, moyens de prendre possession du monde, de se l’approprier, de se familiariser avec lui.
Le symbole implique la représentation d’un objet absent par un signe présent plus ou moins matériel. L’enfant accorde à celui-ci un rôle déterminé ; il joue à monter à cheval, la chaise deviendra le cheval.
S. Freud en observant son petit-fils de dix-huit mois a décrit ce moment où l’enfant tente de symboliser la présence-absence de sa mère, à travers le jeu du Fort-Da ; Fort : « elle est partie » ; Da : « la revoilà » ! Le petit garçon, seul dans son lit, envoyait une bobine attachée par un long fil au bout de la pièce puis tirait de nouveau la bobine, la faisant ainsi réapparaître. À travers cette expérience, l’enfant qui était passif, à la merci de l’évènement, en répétant ce jeu, jouait alors un rôle actif, se rendant maître de la situation. « L’enfant se comporte de la même manière face à toutes les impressions qui lui sont pénibles en les reproduisant dans le jeu : par cette façon, de la passivité à l’activité, il cherche à maîtriser psychiquement ses impressions de vie »42. Avec l’exemple du jeu de la bobine, Freud a montré la valeur du jeu symbolique avec une représentation de l’objet. Mais il est nécessaire que la mère accepte ce substitut trouvé par l’enfant, qu’elle accepte que l’enfant puisse se passer d’elle, l’autorisant ainsi à jouer.
Puis, les garçons et les filles selon leurs mouvements identificatoires vont choisir des jeux plus différenciés. Les garçons investissent les moteurs, voitures, trains, soldats et épées, objets phalliques, sources de sentiment de puissance. Balles et billes permettent des jeux d’échanges et la confrontation avec les premières règles du jeu. Les filles vont prendre plaisir aux jeux rythmés de corde à sauter, d’élastiques, et de balancements dans les rondes et les danses, sources de sensations internes féminines. Elles jouent à la poupée, objet de scénarios œdipiens ou bien d’identification maternelle.
L’entrée dans la période œdipienne est associée au « jeu pour de faux » et son effet de merveilleux. Les relations amicales et sociales enfin possibles, vers la troisième et la quatrième années, permettent les jeux de groupe, les histoires inventées ensemble, les déguisements, pièces de théâtre ou de marionnettes dans des scénarios et des créations sans cesse recomposés.
Dans les jeux de socialisation, l’enfant apprend aussi à se soumettre à des règles qui organisent sa relation aux autres, partenaires ou adversaires.
Winnicott évoque le jeu comme étant « une expérience créative qui s’inscrit dans le temps et dans l’espace et qui est intensément réelle pour le patient »43. Winnicott envisage le jeu comme pouvant être une simple dramatisation du monde interne, procurant alors du plaisir, expérience qui serait du côté de la « normalité ». Mais à l’autre extrémité, le jeu peut être un déni de l’existence du monde interne, il est alors compulsif et excité, produit par l’angoisse ; il n’y a dans ce cas pas de recherche de plaisir et pas de satisfaction possible. Le jeu, pour Winnicott, est un signe de (bonne) santé chez l’enfant lorsque celui-ci prend plaisir à jouer à la fois seul et avec d’autres enfants.
« Toute la valeur du jeu infantile comme médiation thérapeutique va donc s’appuyer sur cette capacité à témoigner du monde interne de l’enfant, par un étayage dans la réalité, et être l’expression d’untravail psychique apte, dans certaines conditions à produire du sens. Parmi ces conditions, il revient au thérapeute de favoriser une sécurité transférentielle suffisante pour rendre possible ce niveau de contact avec l’enfant. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement d’accompagner le jeu mais de contribuer à sa création. Ce que souligne le concept de Winnicott concernant la séance de jeu définie comme une rencontre qui va du savoir jouer de l’analyste au pouvoir jouer de l’enfant. »44
Le groupe thérapeutique
À la consultation, nous recevons des enfants qui souvent sont en difficulté à être en relation avec les autres enfants, ce qui rejaillit sur leur attitude vis-à-vis du jeu. Souvent ils ne savent pas jouer, parfois ils s’oublient dans le jeu mais rarement ils sont en paix avec ce mode d’expression.
Nous utilisons comme médiation le jeu, non pas pour nous intéresser à l’activité ludique en soi qui aurait une valeur pédagogique ou d’apprentissage, mais à tout ce qui va se passer autour des jeux de l’enfant, ce qu’il va manifester par ses jeux, ses dires ou son comportement, par sa relation aux autres enfants ou aux adultes, ce qu’il va jouer de ses conflits internes, de ses difficultés et de ses symptômes. Ses manifestations peuvent être questionnées par les autres enfants ou soignants et des réponses diverses, des solutions nouvelles et insoupçonnées peuvent être mises en commun et partagées.
Le cadre
Lieu et matériel
Il est composé d’une vaste pièce occupée dans un de ses coins par une structure en bois où les enfants peuvent monter par un escalier de quelques marches et glisser sur des pans légèrement inclinés favorisant les glissades et les jeux moteurs.
Nous avons aménagé un espace de regroupement autour d’une table où la place de chacun est matérialisée même lorsque l’un des membres du groupe est absent.
Nous avons laissé volontairement un grand espace libre au milieu, occupé selon les jeux choisis.
Dispositif
Le groupe thérapeutique a lieu chaque semaine, à la même heure, avec les mêmes soignants. Il dure 1 heure. Il s’agit ici d’un groupe ouvert (possibilité d’arrivées et de départs d’enfants au cours de la séance, durée non définie à l’avance). Nous insistons sur le cadre. Il est en effet important de proposer aux enfants un cadre contenant. Pour ce faire, il nous semble impératif que le groupe se déroule dans la même pièce. L’enfant y trouvera progressivement ses repères et investira cet espace à son rythme au fil des séances. Le facteur temps a également son importance. Le groupe doit avoir lieu chaque semaine à la même heure. Il suppose donc une régularité des enfants et des soignants. La permanence des soignants est de toute importance, importance de la continuité psychique, affective afin que les mouvements transférentiels puissent se déployer en toute sécurité.
Les enfants connaissent les quelques règles énoncées au début de la première séance de groupe. On s’écoute, on respecte l’autre, enfant ou adulte, on ne fait pas mal à l’autre, on ne se fait pas mal à soi-même. Ce sont des règles que nous avons établies et que les enfants respectent, même si souvent il y a des transgressions. Les enfants savent que nous interviendrons à chaque fois sur ces transgressions ou sur les difficultés que l’enfant peut avoir face à ces règles. Nous sommes en quelque sorte les garants du cadre que nous imposons, ce qui est rassurant pour les enfants et ce qui leur permet de s’appuyer dessus pour s’affirmer et se confronter aux autres. Nous devons en faisant respecter ses règles amener l’enfant à être dans le « verbal » et non dans « l’agi ».
Déroulement des séances
Pendant les séances, après avoir accueilli les enfants dans la salle d’attente, nous nous retrouvons tous ensemble autour de la table pour nous donner des nouvelles sous la forme d’échanges spontanés. Ce moment que nous qualifions de « retrouvailles » est un moment où le groupe cimente son unité. Chaque enfant nous parle ou non de sa semaine, de sa relation aux autres, de ses difficultés. Ensuite, nous discutons ensemble du choix des jeux, pour la suite de la séance. Même s’il n’y a pas d’accord commun, nous n’imposons pas un jeu particulier.
C’est ainsi que d’emblée, ces enfants qui sont en difficulté dans leur relation aux autres ne se retrouvent pas naturellement pour jouer ensemble. Notre propos n’est pas de les obliger à le faire mais de les amener à partager ensemble une expérience de groupe dans laquelle peu à peu ils pourront mettre à profit ce travail, en fonction de leurs problématiques personnelles.
L’enfant va progressivement s’approprier ce lieu en tant qu’espace mais également s’appuyer sur ses pairs et sur les thérapeutes pour pouvoir surmonter ses propres difficultés.
Confidentialité et travail avec les familles
Les enfants savent que ce qui se « joue » et se dit pendant les séances reste au sein du groupe. En effet, pour que l’enfant puisse faire sienne cette expérience de groupe où il a la possibilité d’expérimenter sa place de sujet, avec ses conflits, ses désirs, sa solitude aussi, il est important que ce qui s’y passe appartienne à l’enfant. Cela laisse une place entière à l’enfant et il sait que ses propos ne seront pas répétés à ses parents. Libre à lui, après la séance, d’en dire quelque chose ou pas à ses parents.
Lorsqu’une indication de groupe pour un enfant est envisagée, nous rencontrons l’enfant et ses parents pour un premier contact et pour évaluer le travail possible de l’enfant au sein du groupe. Tout au long de l’année, nous sommes à la disposition de la famille qui si elle le souhaite peut nous solliciter. Cependant, à chaque fin d’année scolaire, nous rencontrons à nouveau l’enfant et sa famille pour évoquer ou non la poursuite du travail.
Le travail avec les parents est mené parallèlement par un médecin de l’équipe qui les reçoit régulièrement. En effet, le travail mené avec l’enfant peut avoir des répercussions qui bouleversent le système familial qui a été inconsciemment mis en place. Ainsi, la famille trouve un lieu où elle peut exprimer ses inquiétudes, ses questions, les régressions possibles transitoires… Ceci lui permet d’être entendue et soutenue. De plus, ce travail de consultation familiale permet de préserver l’espace thérapeutique de l’enfant. Lorsque ce travail ne peut se faire, il peut compromettre le suivi de l’enfant soit par des tentatives d’envahissement des parents du suivi de l’enfant, soit par des ruptures brutales de prises en charge.
Le groupe d’enfants
Luc
Luc a consulté au CMP car sa maman s’inquiétait beaucoup des coups qu’il recevait à l’école et du fait qu’il ne se défendait pas. « C’est la tête de turc, il est couvert de bleus et de bosses. Dernièrement, dans la cour de récréation des filles ont voulu l’étrangler avec une écharpe ».
Le médecin référent de Luc nous a demandé de l’intégrer dans le groupe afin de comprendre ce qui peut se passer pour lui, « quelle est l’attitude de Luc pour susciter autant d’agressivité à son égard ? Pourquoi se laisse-t-il ainsi malmener ? ».
Nous avons rencontré Luc et ses parents. Sa maman le décrivait comme très passif lors des conflits, subissant terriblement, pleurant pour un oui et un non mais par ailleurs pouvant passer par des moments d’agressivité en se disputant notamment avec sa sœur aînée. Luc est le deuxième enfant et le seul garçon de la fratrie de 3 enfants.
Madame nous parle de sa propre enfance. Ses parents sont d’origine étrangère et se sont séparés lorsqu’elle était âgée de douze ans. Elle a vécu avec son père et sa belle-mère nous relatant des relations difficiles avec cette dernière qui les tapait, son frère et elle, reprochant à son père, d’avoir laissé faire. « J’ai souvent été punie injustement…».