5 Contribution de la clinique à l’analyse de l’intelligence au travail
Une découverte clinique : l’engagement du corps dans le travail
Les recherches cliniques sur le travail ont contribué à mettre en évidence une forme spécifique d’intelligence développée en situation réelle de travail qui s’appuie sur la mobilisation de mécanismes psychiques contribuant au processus de « subjectivation » de la matière, de la machine, de l’outil, ou voire du comportement de l’autre, si l’on pense aux activités de service. La description clinique proposée par R. Linhart (1971) sur l’ouvrier et l’élaboration de son outil technique qu’est son établi en représente un des exemples les plus célèbres. À l’intelligence déployée en situation de travail on peut donner le nom d’« ingéniosité », en vue de mettre en évidence son caractère inventif et pratique basé sur l’expérience du travail, dont en voici quelques exemples.
Le rapport personnel et « intime » aux machines
« Dans l’entreprise, le rapport des ouvriers aux machines-outils conventionnelles sur lesquelles ils travaillent est rendu par des périphrases (images) et des comparaisons. Elles ont en commun qu’elles expriment un attachement personnel et une affinité personnelle spécifiques. On dit par exemple que les ouvriers de métier sont « mariés » à leur machine, que « l’homme et la machine » ne font qu’un, que les ouvriers lorsqu’ils parlent de leur machine, disent « ma machine » (…). Selon les termes d’un ouvrier : « un rapport personnel est nécessaire, car elle a ses caprices et la précision n’est possible que lorsqu’on connaît la machine » (F. Böhle, B. Milkau, 1998).
Le jeu de Scrabble
Une enquête réalisée dans une industrie pétrochimique a mis en évidence que les agents de conduite qui surveillent les installations en salle de contrôle ont l’habitude de jouer au Scrabble, dans les phases de fonctionnement en « régime de croisière » (C. Dejours, 1993). Cette pratique insolite sur le lieu de travail génère chez les ouvriers de la culpabilité, dans la mesure où la surveillance devrait être constante. Ils dissimulent donc cette pratique ordinaire. Il est apparu que, quand le process fonctionne et est bien réglé, les ouvriers s’ennuient. Cette situation d’inactivité les irrite et les angoisse. En jouant au Scrabble, ils partagent une occupation conviviale et se calment. Le jeu de Scrabble nécessite également de prendre du temps, de la réflexion entre les coups. Pendant ce temps, l’un ou l’autre se lève et vérifie ou règle les débits ou les pressions et revient à sa place. Mais en réalité, pendant le jeu, ils « écoutent » le process : le bruit, les vibrations, le ronronnement des installations. Le corps est imprégné de ce bruit de fond. Et quand survient un bruit anormal, une vibration plus basse en fréquence par exemple, le corps de l’ouvrier réagit, il se lève. Alors que si les ouvriers se mettent à écouter activement le bruit, en y pensant, tous les bruits deviennent suspects. Il faut une certaine « détente » pour que les sens soient en éveil, pour s’accorder sensoriellement avec le fonctionnement des installations. Les ouvriers « auscultent » ainsi le fonctionnement de l’installation en jouant. Cette auscultation n’est possible que pour des ouvriers expérimentés, car elle ne leur a pas été enseignée ou apprise par des consignes. Mais elle peut s’apprendre au contact des ouvriers plus anciens.
Corps et travail de soin
D’autres observations cliniques tirées du travail soignant mettent en évidence l’engagement du corps des soignants dans le travail qui conditionne le développement des habiletés. Le travail de soin se caractérise par le fait qu’il consiste la plupart du temps à anticiper les besoins des patients. Avec l’expérience, les soignants sont alertés par certains signes corporels (couleur et odeur de la peau des malades par exemple) qui les avertissent de la survenue possible de complications. La manipulation répétée des corps malades modifie également leur sensibilité : les aides-soignantes disent qu’elles s’« endurcissent » en s’habituant aux odeurs, à la vue du sang. Cette sensibilité issue de l’expérience du travail les conduit à élaborer des conduites spécifiques qui peuvent passer pour incongrues, suspectes, voire contre-productives pour un observateur extérieur. En service de soins intensifs, il arrive que les infirmières ne suivent pas la règle de sécurité selon laquelle il faut, dans les soins apportés aux malades du sida, porter des gants. Cependant, cette transgression a une visée pratique et éthique, quand la mort du malade approche, retirer ses gants permet de conserver un « contact » humain et permet de lui témoigner une marque de compassion par le contact direct de sa peau (M.C. Carpentier-Roy, 1991). Au cours des toilettes et des activités avec des malades d’Alzheimer, des aides-soignantes mettent en scène des jeux relationnels en conversant avec le dément, en faisant semblant de se faire passer pour des personnes connues de leur entourage, à partir des bribes d’histoire tirées du dossier, des anecdotes données par les familles, des conduites du patient lui-même (I. Gernet, F. Chekroun, 2008). Les aides à domicile intervenant elles aussi auprès de bénéficiaires atteints de la maladie d’Alzheimer modulent et modifient leur voix derrière la porte, quand il arrive que les bénéficiaires, confus, ne les reconnaissent plus et refusent de les laisser entrer dans leur domicile, ou les accueillent prêts à les frapper avec des ustensiles (balai, casserole, canne, parapluie…). Inventer une vie aux patients, jouer à faire semblant d’être des personnes proches permet de restaurer une symétrie relationnelle et contribue à anticiper les troubles du comportement et les émergences de la violence des patients déments.
Ces trouvailles de l’intelligence élaborées pour faire face au réel de travail qui sont caractéristiques de l’invention et de l’innovation sont également des « tricheries », des transgressions par rapport aux prescriptions qui sont spécifiques du travail ordinaire. Ces ficelles de métier se déploient le plus souvent dans la discrétion et se transmettent à l’insu des contrôles de l’activité et de la hiérarchie.
Le processus de subjectivation, qui organise les pratiques d’invention dans le travail, témoigne de la sollicitation du fonctionnement psychique à partir de l’élaboration d’un fantasme particulier : un fantasme vitaliste qui consiste à attribuer une « vie » et des réactions propres aux machines, à la matière. La familiarité avec la matière passe par un mouvement de « contact », de « palpation » et permet de diminuer la distance entre le sujet et l’objet de travail et de lui attribuer des significations subjectives. Au contraire, si celui-ci est perçu comme trop distant, il révèle alors son caractère étranger qui accentue l’expérience de perte de maîtrise qui découle de la rencontre avec le réel, rendant le sujet « maladroit », « incompétent ». Cette construction fantasmatique repose sur l’expérience du corps mobilisée en situation de travail qui rend possible la capacité d’éprouver les limites des machines par exemple, à partir du contact familier établi entre le corps et la machine (on « s’engage », on la « pousse » à fond, on « prend la matière à bras-le-corps »…). Le processus de subjectivation, qui concerne à la fois des objets inanimés, mais également la matière « immatérielle » comme le corps (le corps humain, mais également le corps des animaux dans le cas des agriculteurs [cf. M. Salmona, 1994 ; J. Porcher, 2002]) et la subjectivité de l’autre, se déploie à la faveur de l’expérience continue et renouvelée avec la situation de travail : on parle aux machines, aux animaux, aux malades, etc. L’innovation de modes opératoires inédits façonnés par l’engagement persévérant dans le travail peut aboutir au développement de nouvelles formes de sensibilité du corps, de sorte que le sujet se retrouve en situation d’éprouver des affects inattendus et inédits (comme dans le cas de l’ouvrier qui « aime » sa machine par exemple).
Théorie psychanalytique du corps
Pour rendre compte de la genèse de nouveaux modes de sensibilité et d’affects suscités par la rencontre avec le travail, il est nécessaire de convoquer une théorie du corps érotique – non réductible au corps biologique gouverné par les réactions physiologiques. À partir de la théorie psychanalytique, il est possible de postuler l’existence d’un « deuxième corps » formé à partir du corps des besoins physiologiques. La notion freudienne d’étayage permet de rendre compte du fait que l’économie biologique est détournée au profit de la satisfaction pulsionnelle (S. Freud, 1905). L’enfant est capable d’utiliser sa bouche, d’abord dévolue à la fonction physiologique d’alimentation, mais aussi d’autres zones de son corps – électivement les zones érogènes – pour trouver du plaisir. Grâce à l’étayage, la pulsion se dégage au moins partiellement de l’instinct, grâce à un processus de « subversion » du biologique au profit de l’économie libidinale. Différents organes, en particulier les parties du corps qui limitent l’intérieur de l’extérieur comme les organes des sens, les sphincters, la peau, les muqueuses et les organes moteurs, concourent à l’installation du primat du désir sur le registre des besoins à partir des excitations qui s’éprouvent dans le corps. La sexualité ne serait donc pas innée, mais résulte de l’étayage des pulsions sur le registre des besoins, initié par le corps à corps entre l’adulte et l’enfant, notamment au cours des soins. La relation entre l’enfant et les adultes est organisée par la dépendance du nouveau-né vis-à-vis des soins auxquels il est livré. Cette dépendance aux soins révèle le déséquilibre qui gouverne la relation entre l’adulte et l’enfant qui se trouve dans un état de passivité. L’éveil prématuré de la sexualité se produirait sous l’effet du caractère séducteur des soins maternels déjà relevé par S. Freud (1911). Le sexuel dérive peu à peu du registre de l’autoconservation sous l’effet des soins séducteurs de l’adulte. Car ce dernier ne répond pas sur le strict registre de l’autoconservation en satisfaisant les besoins fondamentaux de l’enfant. Mais il propose à l’enfant des messages imprégnés de significations qui lui échappent, véritables messages « énigmatiques » qui portent la marque de la sexualité adulte (J. Laplanche, 1987). Ces messages compromis sont au principe de la « séduction par l’adulte ». Face à ces messages, l’enfant va chercher à traduire ce qui se passe dans son corps au cours des échanges avec l’adulte. Cette tentative de traduction correspond au travail de liaison psychique des excitations du corps. À partir du corps à corps entre les adultes et l’enfant va s’édifier le corps érotique, par subversion du corps biologique. Le mouvement de « décollement » du corps érotique à partir du corps biologique conserve cependant un caractère inachevé, ce qui explique que l’investissement du corps érotique soit toujours à reconquérir (C. Dejours, 2001).
La mobilisation du corps érotique dans le travail conduit à trouver une solution inédite, qui se matérialise sous la forme principale de l’intuition. L’activité de figuration du monde, qui résulte de l’engagement du corps dans le travail, opère donc des transformations dans la dynamique psychique et par conséquent modifie le rapport que le sujet entretient avec la réalité, ce qui fait dire par exemple à A. Giacometti : « je ne sais ce que je vois qu’en travaillant » (A. Giacometti, 1952).
La clinique de l’intelligence au travail révèle par ailleurs que les processus psychiques qui sous-tendent le développement des habiletés au travail ne peuvent être anticipés et prévus à l’avance. Le travail requiert une mobilisation du corps qui sent mais aussi qui éprouve la peur, le doute, la perplexité, le plaisir de la réussite… Ce sont les changements ressentis par le corps (bruits, odeurs, chaleur, mais aussi l’ennui) qui mobilisent la curiosité et la recherche de solution. Le corps, engagé dans la rencontre avec les objets techniques (machines, outils, instruments) tout autant qu’avec le corps et la subjectivité de l’autre est ici affecté, c’est-à-dire mobilisé au service du sens des gestes de travail. En d’autres termes, le corps soutient l’intentionnalité du travail : savoir moduler sa voix pour se faire entendre des personnes âgées, le commentaire ludique des gestes techniques effectués par l’infirmière qui s’occupe d’un enfant, tout aussi bien que le réglage d’un moteur à l’oreille, requièrent du « tact » et de l’imagination, en vue de faire face aux situations inédites ou inattendues. Ces habiletés, en plus de se déployer sous la logique du secret et de la ruse, conservent la plupart du temps leur caractère implicite, de l’ordre de l’insu, de savoir-faire que l’on désigne comme « habituel » ou « naturel », car elles sont en avance sur la symbolisation sous la forme d’une représentation et d’une connaissance formalisées et mobilisables par le sujet.
L’investigation des processus psychiques qui organisent la clinique de l’intelligence au travail demande à être approfondie, notamment à partir d’une discussion théorique portant sur le statut du corps dans la métapsychologie psychanalytique. La thèse du primat du corps dans le travail de la pensée, à partir de la référence à la théorie de la séduction généralisée de J. Laplanche, mais aussi des théorisations psychosomatiques sur le corps érotique (C. Dejours, 1986 ; 2009), permet de rendre compte du fait que la sensibilité du corps est construite au cours des échanges précoces entre l’adulte et l’enfant, mais est aussi marquée par les impasses de la relation. La perlaboration de la souffrance issue de la rencontre avec le travail serait, pour une part, tributaire de la construction du corps érotique. Des impotences du corps résultent des maladresses, incapacités et défauts de sensibilité qui peuvent se révéler à l’occasion de l’épreuve du travail.
Mais l’énigme que constitue le travail peut également contribuer à enrichir le travail d’élaboration de l’expérience singulière du corps convoquée dans le développement des habiletés professionnelles et contribuer à développer de nouvelles formes de sensibilité du corps. Dans ce processus, l’inscription dans un collectif de travail peut jouer un rôle important, en favorisant les conditions à partir desquelles le sujet sera en mesure de pouvoir élaborer l’expérience du travail et d’en rendre compte (cf. infra).

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