Chapitre 41. Transplantation rénale
TransplantationMortDeuilAngoisseCulpabilitéLes transplantations rénales sont de plus en plus fréquentes et se réalisent chez des enfants de plus en plus jeunes. Dans la majorité des cas, ces transplantations se déroulent aujourd’hui sans problème somatique majeur (Broyer, 1985).
Mais qu’en est-il du vécu psychique de ces enfants? Comment cette transplantation rénale s’intègre- t-elle dans le développement psychique? Quelle place l’organe greffé vient prendre dans la psyché de l’enfant? Comment ces enfants font-ils pour «vivre avec l’organe d’un autre»?
La transplantation rénale chez l’enfant et l’adolescent n’est-elle pas une situation typique de la rencontre entre le somatique et le psychique? Entre le pédiatre et le psychiatre d’enfants? Une situation caractéristique de la pédopsychiatrie de liaison?
Rappels sur la transplantation rénale chez l’enfant
La transplantation rénale est aujourd’hui le traitement de choix de l’insuffisance rénale terminale de l’enfant (Niaudet, 2001). Il s’agit d’une thérapeutique palliative de plus en plus répandue dans le traitement de cette affection. Cette greffe de reinGrefferénale s’effectue après une phase de dialyse ou, de plus en plus souvent, de manière préemptive. La préparation à la greffe est une étape importante qui nécessite un bilan très approfondi, médical, immunologique et psychologique. La greffe de rein améliore grandement la qualité de vie des enfants et adolescents (Duverger, 2005a et b).
Différents types de transplantation
L’Établissement français des greffes a fixé la limite de transplantation pédiatrique à 16 ans, de sorte que tout jeune de moins de 16 ans est prioritaire sur la liste d’attente des greffes. Cela permet de diminuer grandement les délais d’attente avant de recevoir un greffon (en moyenne 4,3 mois pour les greffes avec donneur décédé). Et ces dernières années en France, la greffe de rein concerne près de 90 enfants de moins de 16 ans.
Il existe deux grands types de transplantations rénales :
• transplantation à partir d’un rein de donneur décédé (en état de mort encéphalique);
• transplantation avec rein de donneur vivant apparenté, le plus souvent un des deux parents.
Ce deuxième type de transplantation donne de meilleurs résultats en termes de survie actuarielle des greffons. Dans les deux cas, surveillance rigoureuse et régulière ainsi que traitement immunosuppresseur à vie sont nécessaires. Une mauvaise observance des traitements précipite certains rejets de greffe.
Globalement, la transplantation rénale a de nombreux avantages qui touchent au bien-être global : meilleures performances cognitives, plus grande activité physique, meilleurs résultats scolaires, plus grande autonomie (mobilité, voyage…), souplesse diététique, sexualité et fertilité… Elle a aussi certains inconvénients : suivi médical à vie, préjudices esthétiques, effets secondaires des traitements immunosuppresseurs, observance aléatoire, inconfort d’un rejet chronique et enfin, spectre d’une seconde greffe…
Complications
Les causes d’échecs sont représentées essentiellement par les rejets, aigus, précoces et irréversibles ou le plus souvent chroniques, après plusieurs années.
Parmi les principales complications des transplantations rénales chez l’enfant, citons la nécrose tubulaire aiguë, les thromboses vasculaires, les complications urologiques, l’hypertension artérielle, les complications infectieuses (virales, bactériennes et parasitaires), les lymphomes. La récidive de la maladie initiale sur le greffon est cause de rejet dans 5 à 15 % des cas.
La croissance staturale des enfants, qui dépend en partie de la fonction rénale et des traitements corticoïdes, est souvent meilleure après la transplantation.
Les traitements immunosuppresseurs et corticoïdes ont tous des effets secondaires, parfois graves; ce qui ne favorise pas l’observance, souci majeur des jeunes transplantés.
À l’adolescence, les enjeux esthétiques (cicatrices, taille, effets secondaires des médicaments), les problèmes de puberté et de fertilité sont parfois au premier plan. Ils peuvent retentir sur la scolarité et les activités extrascolaires.
Enfin, il existe des complications psychologiques essentiellement représentées par des troubles anxieux et dépressifs.
Transplantation rénale et aventure psychologique
Les transplantations d’organes apparaissent comme l’une des avancées les plus spectaculaires et fascinantes de la médecine contemporaine. Les progrès de la science en ce domaine sont tels que certaines transplantations (notamment rénales) sont devenues «routine» pour les équipes… La médiatisation qui en est faite montre à quel point ces transplantations touchent la sensibilité de tout un chacun et déclenchent des émotions où s’entremêlent admiration, fascination et simultanément angoisse et horreur. Appel à l’imaginaire, constructions chimériques, aspects spectaculaires se retrouvent dans de nombreuses œuvres, comme Frankenstein de M. Shelley (1818), Et mon tout est un homme de Boileau-Narcejac (1965) ou la Quatrième Main, un des derniers romans de J. Irving (2002), en littérature, le Bras du démon de C. Godart et F. Clavé (1996) en bande dessinée, L’Intrus, un essai philosophique de J.-L. Nancy (2000), ou bien encore au cinéma Tout sur ma mère de P. Almodovar (1999) et Créance de sang, un des derniers romans policiers de M. Connelly, porté à l’écran par Clint Eastwood (2002)… Autant d’expressions de cette problématique de transplantation d’organe, révélant que «vivre avec l’organe d’un autre» (Consoli & Baudin, 1994) ne va pas de soi et que nous sommes toujours entre fiction et réalité.
Et comme souvent dans pareille situation, la réalité dépasse la fiction et il s’agit chaque fois de penser l’impensable, de faire la part des choses entre réalité et représentations imaginaires, de mettre des mots sur des affects confus, angoissants, parfois culpabilisants ou bien encore déstructurants et dépersonnalisants, bref de «réussir à mener à bien un véritable travail psychique» (Consoli & Baudin, 1994). Ce travail psychique s’apparente à une aventure psychologique avec tous ses aléas et concerne aussi bien le jeune en attente de greffe que son entourage familial.
Si le vécu psychique de la transplantation est lié au type d’organe transplanté et à la symbolique qui s’y rattache, certaines problématiques semblent communes à l’ensemble des transplantations d’organes. Sont remises en question bon nombre de problématiques essentielles portant sur le sentiment d’identité, de filiation, la confrontation à la mort, le soi et le non-soi, le dedans et le dehors, l’intimité et l’autre, la propriété privée et le bien collectif, le sacré et le profane… L’image et les représentations du corps sont bousculées.
À l’hôpital d’enfants, nos rencontres avec les enfants et adolescents en attente de transplantation rénale apparaissent comme des situations paradigmatiques de la pédopsychiatrie de liaison. L’accompagnement psychologique de ces enfants est en effet source de nombreuses questions à l’interface du corps et de la pensée. Mais la bibliographie portant sur le sujet, particulièrement importante, s’intéresse plus au devenir des patients sur le plan socioprofessionnel, familial ou scolaire plutôt qu’aux avanies intrapsychiques. Ce constat est encore plus vrai en ce qui concerne les travaux sur l’enfant (Schwering, 2001). En France, ce sont surtout les travaux de G. Raimbault (1969) et de J.-C. Crombez & P. Lefebvre (1973) qui ont ouvert la voie; ont suivi ceux de S. Consoli et A. Danion-Grilliat (1998), de S. Pucheu (1998), d’A. Danion-Grilliat (2001), K. Gueniche (2000) et Schwering, 1993, Schwering, 2000 and Schwering, 2001, J. Ascher et J.-P. Jouet (2004), J.-B. Stora (2005) et P. Duverger et al. (2005b).
Problématiques spécifiques de la transplantation rénale
Période d’attente du greffon
Lorsque le projet de greffe est décidé et le bilan effectué commence une période d’attente, source d’angoisse. L’ambivalence est notable, l’enfant et ses parents sont à la fois pressés et simultanément inquiets. Cette période est raccourcie chez l’enfant de moins de 16 ans puisqu’il est prioritaire sur les listes d’attente. Cependant, dans certaines situations médicales complexes, ces durées sont parfois longues. La vulnérabilité psychique est grande, et les implications émotionnelles sont multiples. Un accompagnement psychologique est cependant rarement demandé dans ces situations.
Vécu de la greffe
Une fois la période aiguë post-greffe passée, l’enfant réalise progressivement. De nombreuses questions se posent alors : D’où vient le greffon? Comment faire avec lui? À qui appartient-il? un homme? une femme? quel âge?
Les remaniements psychiques sont tantôt discrets et silencieux, tantôt visibles et bruyants. Ils sont sous-tendus par des problématiques spécifiques de la transplantation rénale, parfois envahissantes mais rarement verbalisées (Duverger & coll, 2005c).
Sentiments de déception et de désillusion
La transplantation rénale n’est pas une guérison. Elle est pourtant attendue et vécue comme telle, malgré les précisions et informations données par les médecins et infirmières. Ainsi, d’un point de vue psychopathologique, la transplantation rénale ravive parfois la maladie chronique; elle réveille la chronicité, la réactive plus qu’elle ne la résout… Même s’il n’existe aucun signe de rejet d’un point de vue médical. Au plus fort, cela peut se traduire par une dépression post-transplantation (Cochat & Vial, 2005).
Cette dépression est d’autant plus importante que l’idéalisation de la greffe a été grande. D’autres facteurs y participent : contraintes liées à la surveillance médicale, regard des autres, dysfonctionnements du greffon, incertitudes sur l’avenir. Le passage à l’acte n’est pas exceptionnel : non-observance des consignes thérapeutiques, mises en danger, automutilations, conduites suicidaires…
Cette dépression peut s’étendre à la famille.
Confrontation à la mort
MortLes angoisses de mort sont fréquentes. Mort d’une fonction vitale, rénale, mais aussi mort évitée. Toute transplantation rénale expose l’enfant à l’éventualité de sa propre mort. Cette confrontation à la mort est crainte et évitée par de nombreux mécanismes psychopathologiques et conduites régressives.
La réalité de la transplantation rénale et de l’acte chirurgical réactualise fantasme et angoisse de castration, de morcellementAngoissede castrationAngoissede morcellement. L’enfant se défend vis-à-vis de ses craintes de mutilation et de mort par des mécanismes de dénégation.
D’autre part, la transplantation rénale est vécue comme un retour en puissance, celle d’un ressuscité, d’un revenant… Une renaissance, une résurrection et, à un niveau surmoïque, une rédemp- tion. Cette vision de renaissance consiste en elle-même en une nouvelle défense contre l’angoisse de mort où la greffe devient un moyen magique… Ces sentiments d’immortalité, ces fantasmes archaïques de toute-puissance, voire des rêves de vie éternelle, sont parfois à l’origine de comportements d’agitation et d’instabilité de type maniaque.
Processus de deuil
DeuilL’enfant doit faire le deuil d’une partie de lui-même devenue mauvaise (insuffisante, inefficace, malade voire hostile…), à laquelle vient se substituer une partie semblable et étrangère mais saine, l’organe du donneur.
Outre le deuil d’un corps entier, «complet», cette résurrection se fait le plus souvent grâce au cadavre. Quel effet déstabilisant, voire traumatique, peut avoir cette expression «rein de cadavre» sur l’imaginaire et les fantasmes de l’enfant greffé? sur son entourage?
La transplantation expose aussi à l’idée de la mort du donneur : quelqu’un est mort pour que l’on puisse prélever son rein… ou du moins s’est sacrifié s’il s’agit d’un donneur vivant. La question de la dette (à jamais laissée ouverte) est entière. De plus, il s’agit d’une mort attendue… et souhaitée. La liste d’attente est une liste où l’on attend la mort d’un autre, pour vivre. La culpabilité vient complexifier un processus de deuil souvent mal élaboré. Enfin, comme le veut actuellement la loi, le donneur est inconnu du receveur, ce qui est source de tous les fantasmes et de questions sans réponses…
Mécanismes d’«incorporation psychique» du greffon
C’est une question centrale posée à la suite de la greffe : «Va-t-elle prendre?»
Le mécanisme d’incorporation psychique du greffon (Crombez & Lefebvre, 1973; Schwering, 2001) est d’autant plus marqué que l’enfant est grand et conscient que sa vie est reliée à la présence de ce «corps étranger».
D’autre part, ce processus s’effectue différemment selon qu’il s’agit d’un «rein de cadavre» ou d’un rein de donneur vivant apparenté (souvent un parent). Le processus d’incorporation psychique se fait de façon progressive et discontinue dans le schéma corporel. Il peut s’étendre sur de longues durées. Trois phases sont repérables (Danion-Grilliat, 2001) :
• une phase initiale : celle du corps étranger. L’organe transplanté est perçu comme rapporté au corps propre. Cela peut entraîner des angoisses persécutives ou une idéalisation du greffon, vécu comme un objet précieux et fragile qu’il faut protéger;
• une seconde phase : celle de l’incorporation partielle;
• une troisième phase : celle de l’incorporation complète, caractérisée par l’acceptation du nouvel organe qui devient partie intégrante de l’enfant.
Ce travail psychique peut parfois être un échec. Quoi qu’il en soit, l’angoisse du rejet est toujours là, plus ou moins bien vécue. Et si un rejet survient, de quel rejet s’agit-il? Rejet immunologique? Rejet psychologique? S’il ne convient pas de départager ce qu’il en est de l’organique ou du psychologique, le rejet est vécu comme un échec où l’enfant s’y sent toujours pour quelque chose…
Enfin, l’identité sexuelle est parfois remise en question sur un plan imaginaire, avec le fantasme d’un donneur de sexe différent de soi…
Ambivalence à l’égard du greffon
Durant tout le travail d’incorporation psychique du greffon, oscillent des sentiments de méfiance voire de vécu persécutif, de mise à distance… mais simultanément, le greffon est source d’une hyperprotection, une attention de tous les instants. Ces ressentis peuvent alterner et ne sont pas fixés. L’ambivalence est donc souvent présente autour de l’organe transplanté, simultanément bon et mauvais objet.
Blessures et failles narcissiques
La transplantation rénale confronte l’enfant à l’image traumatisée de son corps : corps et organe défaillants, corps insuffisant, corps mutilé (fistule artérioveineuse, cicatrices…), corps morcelé, corps greffé… Le corps est marqué de souffrances; il stigmatise et rappelle à l’ordre quotidiennement; il renvoie à une réalité douloureuse. Ces agressions extérieures que sont les traitements et les interventions chirurgicales ne génèrent-elles pas une certaine fragilité psychique?
Face à ces agressions, le jeune enfant est le plus souvent passif; il les subit et les accepte en apparence plutôt bien. Peu de questions, peu de demandes émergent. Cependant, la réappropriation et l’acceptation de ce corps transformé sont-elles aussi bien vécues? Les modifications corporelles n’accentuent-elles pas la notion d’anormalité, voire d’étrangetéÉtrangeté (inquiétante)? Qu’en est-il des fantasmes d’identification à un inconnu «imagé»?

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