4 Problème des défenses
En ce début de siècle, on ne peut plus envisager d’une façon trop globale ce qu’on appelle « les mécanismes de défense du Moi » comme on le faisait dans le courant du siècle dernier, nos connaissances portant sur la métapsychologie, et en particulier la topique, ayant sensiblement progressé.
On ne saurait, à l’heure actuelle, considérer le concept de « Moi » comme une instance aussi générale qu’on le faisait autrefois. Les auteurs francophones qui ont fait progresser nos conceptions en matière de narcissisme, et les auteurs anglophones qui ont très largement développé l’étude du « Soi » ( Self) ont mis en évidence l’erreur commise par les premiers traducteurs de Freud qui ont utilisé le terme de « Moi » pour rendre compte du Ich allemand. Or le Ich (pronom personnel de la première personne du singulier employé au nominatif, c’est-à-dire sujet individuel actif de l’action) ne correspond pas au Moi qui traduit le Mich allemand, c’est-à-dire un accusatif utilisé pour désigner l’objet concerné par le verbe, c’est-à-dire ici le sujet se prenant lui-même [c’est-à-dire soi-même, c’est-à-dire son « Soi »] comme objet. Ce qui concerne la relation narcissique et non pas la relation d’ordre génital où le sujet « Je » vise justement un autre objet.
Parmi les mécanismes de défense nous devons donc considérer d’une part les mécanismes assez élaborés pour défendre le Ich (c’est ce qu’on appelle, à tort, en français, le « Moi »)1 et ceux qui sont tout simplement chargés de défendre l’existence du narcissisme c’est-à-dire le « Soi » ( Self).
Il existe bien entendu des mécanismes chargés de défendre les différentes instances de la personnalité (Ça, Idéal de Soi, Idéal du Moi, Surmoi) d’un conflit pouvant naître entre elles, comme des conflits pouvant opposer l’ensemble de toutes les instances (y compris donc le « Moi » et le « Soi ») contre certaines pressions provenant de la réalité extérieure.
Les mécanismes de défense ne bénéficient pas, en général, d’une très bonne réputation. On les considère trop vite sous leur seul aspect conflictuel, voire pathologique alors que tout le côté adaptatif de leurs fonctions se trouve passé sous silence. Un sujet n’est jamais malade « parce qu’il a des défenses » mais parce que les défenses qu’il utilise habituellement s’avèrent comme soit inefficaces, soit trop rigides, soit mal adaptées aux réalités internes et externes, soit trop exclusivement d’un même type et que le fonctionnement mental se voit ainsi entravé dans sa souplesse, son harmonie, son adaptation.
D’autre part on confond souvent les défenses du Moi (utilisées pathologiquement ou non) avec les résistances, notions qui ne concernent que les défenses employées dans le transfert (et dans la cure psychanalytique en particulier) par un sujet qui se défend spécifiquement contre le contact thérapeutique et les prises de conscience des différents aspects de ce contact, en particulier dans le jeu des associations d’idées qui se trouve ainsi entravé de manière à diminuer l’angoisse relationnelle.
E. Bibring et D. Lagache distinguent d’un côté les mécanismes de défense, automatiques, inconscients, sous la dépendance des processus primaires et dont le but demeure la réduction de la tension pulsionnelle et de l’angoisse qui en résulte, et d’un autre côté les mécanismes de dégagement régis par les processus secondaires (principe de réalité) visant aux aménagements des conditions internes du sujet en fonction d’une adaptation souple aux conditions externes et ne nécessitant pas un évitement quelconque de cette situation : par exemple le travail du deuil ou la familiarisation avec la situation anxiogène, autrement dit son intégration et son contrôle.
Il serait par ailleurs fâcheux de réduire le rôle des mécanismes de défense aux seules dimensions du classique « conflit névrotique » : quand il s’agit en effet d’organisation de mode névrotique, génital et œdipien, le conflit se situe évidemment entre les pulsions sexuelles et leurs interdictions (introjectées dans le Surmoi). L’angoisse est alors l’angoisse de castration et les défenses tendent à diminuer cette angoisse, soit en facilitant la régression à l’égard de la libido, soit en aménageant des exutoires régressifs, par exemple auto-, ou allo-agressifs, reprenant en l’érotisant la violence instinctuelle primitive.
En revanche, dans les organisations psychotiques, toute une partie prédominante du conflit profond se joue avec la réalité. L’angoisse est une angoisse de morcellement, soit par crainte d’un impact trop violent de la part de la réalité, soit par crainte au contraire de la perte du contact avec cette même réalité. Les défenses contre une telle angoisse demeurent tant qu’il est possible du mode névrotique ; mais ceci ne suffit souvent pas et apparaît alors les défenses propres au système psychotique : autisme (essai de reconstitution du narcissisme primitif avec son circuit fermé), déni de la réalité (en tout ou partie) nécessitant parfois la reconstruction d’une néoréalité, l’ensemble de ces démarches conduisant à la classique position délirante.
Dans tout le groupe des états-limites enfin, le conflit se situe entre la pression des pulsions prégénitales sadiques orales et anales dirigées contre l’objet frustrant et l’immense besoin que l’objet idéal répare cette blessure narcissique par une action extérieure gratifiante permettant enfin d’aborder l’Œdipe dans de bien meilleures conditions d’équipement affectif. L’angoisse qui en découle est l’angoisse de perte d’objet, c’est-à-dire l’angoisse de dépression. Les défenses seront donc essentiellement centrées sur les moyens d’éviter cette perte et conduisent à un double manichéisme : clivage interne entre ce qui est bon (Idéal du Soi) et mauvais (immédiatement projeté vers l’extérieur) et clivage externe (entre gentils et méchants : non-Soi). À ceci s’ajoute une habile supercherie pulsionnelle inversée : une défense contre le prégénital gênant par des éléments pseudo-génitaux de couverture et de façade. On assiste à un essai de pansement de la blessure narcissique archaïque par un narcissisme secondaire en circuit ouvert, avide, mais impuissant à colmater le manque narcissique fondamental…
Il semble trop facile de considérer que le refoulement entre en jeu de façon spectaculaire dans les névroses en général et l’hystérie en particulier : que la régression anale, les formations réactionnelles et l’isolation sont spécifiques de ce qu’on appelle « la névrose obsessionnelle », que la projection signe la paranoïa ou l’introjection la mélancolie alors que dans la schizophrénie la régression tendrait vers l’état fusionnel initial ; chez les états-limites (et nombre de phobiques qui s’y attachent) le clivage des imagos est supposé permettre autant les évitements que les surinvestissements compensateurs et idéalisés.
Contre-investissement
Les mécanismes de défense constituent des opérations de protection mises en jeu par le Moi ou le Soi pour assurer leur propre sécurité ; ce sont donc, au double sens de l’expression, des « défenses ». Ces défenses ont à jouer contre l’émergence jugée interdite, et en cela dangereuse, des représentations pulsionnelles provenant du Ça (voir le Point de vue topique, chapitre 2).
La théorie freudienne décompose le contenu de la pulsion en deux éléments distincts : l’affect (ou teinte affective émanant de la pulsion et non refoulable dans l’inconscient) et la représentation (contenu concret d’un acte de pensée). Seules les représentations, par le jeu des traces mnésiques liées aux perceptions antérieures et significatives, subissent un sort très varié, selon le droit qui leur est reconnu par les censures de demeurer ou non fixées aux affects correspondants, c’est-à-dire aux mêmes pulsions de départ, aux mêmes objets, et aux mêmes buts pulsionnels. C’est sur les représentations que portent nombre de mécanismes de défense et en particulier le refoulement alors que la répression porte sur les affects.
Lorsque le Surmoi et les instances idéales s’opposent à l’investissement par le conscient de représentations pulsionnelles indésirables, il y a d’abord désinvestissement de la représentation pulsionnelle anxiogène. Une certaine quantité d’énergie psychique va donc être rendue disponible et ne peut demeurer ainsi. Elle sera aussitôt réutilisée dans un contre-investissement en portant sur d’autres représentations pulsionnelles, d’aspect différent, pouvant être parfois conscientes parce qu’édulcorées et autorisées. Le tour ainsi joué aux représentations interdites les élimine du champ conscient au profit d’autres représentations « contre-investies » et sans danger apparent.
Formation réactionnelle
Il s’agit d’un contre-investissement, dans une attitude autorisée, de l’énergie pulsionnelle retirée aux représentations interdites : par exemple la sollicitude peut être une formation réactionnelle contre des représentations violentes ou agressives, de même que les exigences de propreté de l’obsessionnel constituent une formation réactionnelle contre son désir de souiller.
C’est un mécanisme précoce mais fragile qui se développe avec prédilection pendant la période de latence au profit des valeurs mises en avant par les contextes historiques, sociaux et culturels2, et au détriment des besoins pulsionnels frustes, agressifs ou sexuels directs, tout en cherchant à les drainer de façon indirecte. Cet aspect fonctionnel et utilitaire contribue à l’adaptation du sujet à sa réalité ambiante.
À un degré de plus, ce mécanisme conduit aux originalités du caractère propre du sujet par rapport à celui des autres. Si les formations réactionnelles deviennent trop systématiques, trop impératives, trop rigides, on entre alors dans la pathologie caractérielle. Dans les névroses classiques, ces formations demeurent puissantes mais limitées à un type déterminé spécifique du mode de relation d’objet et de chaque norme de névrose.
Formation substitutive
La représentation du désir inacceptable est refoulée dans l’inconscient. Il existe, sur le plan du principe de plaisir, un manque que le Moi va chercher à combler dans une double opération subtile et compensatoire : apporter d’une part une satisfaction de remplacement et d’autre part s’arranger pour que cette représentation consciente de remplacement se trouve tout de même capable d’évoquer le plaisir interdit sans que cela apparaisse clairement, grâce au jeu des associations d’idées. Par exemple, la transe mystique peut très bien constituer seulement un substitut de l’orgasme sexuel : en apparence il n’y a rien de sexuel, en réalité le lien avec l’extase amoureuse et physique se trouve conservé, l’affect demeurant identique. La formation substitutive constitue alors un des modes de retour du refoulé.
Cependant, la formation substitutive peut jouer bien souvent dans le sens inverse. Devant l’incapacité d’intégrer et de maîtriser les pulsions sexuelles par suite d’un certain degré d’immaturité affective lié à une carence narcissique de base, le sujet (opérant alors au registre des « défenses du Soi ») va chercher à masquer par une pseudo-sexualité substitutive de surface ses carences objectales et sexuelles, en même temps qu’il entend se rassurer contre la réalité de ses carences narcissiques. Il devient alors dommageable pour le sujet que son thérapeute se laisse prendre à cette supercherie.
Formation de compromis
C’est aussi un mode de retour du refoulé, utilisé ici sous une forme où il ne pourra pas être reconnu, non par substitution mais par déformation. Ce processus va chercher à allier ainsi dans la compromission et les désirs inconscients interdits et les exigences des interdicteurs, ce que nous rencontrons dans le rêve en particulier mais aussi dans certains symptômes (besoin d’un objet contraphobique par exemple) ou dans nombre de réalisations artistiques, ou de certains choix dans le cadre de la vie sociale.
Formation de symptômes
C’est encore un mode de réapparition du refoulé. Que ce soit sur un mode physique ou psychique ou mixte, le symptôme n’est jamais causé par le refoulement en lui-même. Il signe seulement un échec du refoulement ; il ne constitue que le résultat de cet échec.
Le symptôme résulte à la fois des trois mécanismes précédents : formation réactionnelle, formation substitutive et formation de compromis. Il ne peut donc être placé sur le même plan qu’eux, sa nature s’avérant d’emblée plus complexe que celle de chacun d’entre eux considérés isolément.
De plus, le symptôme prend d’emblée, grâce au jeu du compromis et de la substitution, un sens particulier dans chaque entité psychopathologique ; il est impliqué étroitement dans le mode de relation d’objet propre à chaque organisation morbide. La défense constituée par le symptôme va dans le sens de la lutte contre l’angoisse spécifique : éviter la castration dans la névrose, éviter le morcellement dans la psychose, éviter la perte d’objet chez l’état-limite. Les modes de formation de symptôme ne sont jamais facilement interchangeables tant que l’économie intrapsychique demeure stable. Une variation nette de la symptomatologie nécessite un changement d’économie interne, ce qu’il est primordial de rechercher dans toute relation thérapeutique, même en apparence essentiellement organique.
Refoulement
C’est le mécanisme de défense le plus ancien et le plus important décrit par S. Freud dès 1895. Il reste étroitement lié à la notion d’inconscient et de ce fait utilise à lui tout seul la part principale des énergies défensives en éliminant du champ de notre conscience des îlots entiers de notre vie affective et relationnelle profonde mais combien réelle.
Il convient pourtant de noter, d’une part, que le refoulement, sous son aspect strictement fonctionnel, est indispensable à la simplification de notre existence courante et n’implique pas à tout coup une présomption morbide. D’autre part, quand il entre en jeu de façon pathologique, il s’agit par présomption d’organisations névrotiques ou tout du moins de systèmes défensifs de mode névrotique même au sein de structures différentes. Dans les autres organisations, moins élaborées génitalement que les névroses, on a découvert justement peu à peu d’autres mécanismes de défense plus spécifiques ; nous les décrirons ultérieurement. Mais nous ne saurions trop insister d’emblée, avec S. Freud, sur le fait que le refoulement authentique demeure, quant à lui, essentiellement centré sur une dialectique génitale et qu’il intéresse avant tout le versant sexuel de la libido. On considère souvent le refoulement comme un mécanisme habituel, banal, allant de soi. Les choses ne sont pas si simples car le refoulement ne fait justement pas partie des processus défensifs les plus primaires et les plus archaïques. C’est un mécanisme assez « noble » d’abord parce qu’il touche aux élaborations génitales, ensuite parce qu’il se révèle comme coûteux (en énergie psychique), enfin parce qu’il se présente comme assez confortable par rapport à tout un autre groupe de mécanismes plus élémentaires.
Refoulement primaire
Il reste d’une époque archaïque, individuelle ou collective, où toute représentation gênante (images de la scène primitive, de menaces pour la vie ou de séductions par l’adulte) se trouvait automatiquement et immédiatement refoulée sans avoir eu à devenir consciente ; c’est le pôle attractif par la suite, les points de fixation des refoulés ultérieurs touchant aux mêmes genres de représentations.
Freud n’a jamais cessé de postuler l’existence d’un refoulement primaire en relation avec l’existence d’un « Inconscient primaire ». Ceci suppose la présence d’une inscription sexuelle dans l’imaginaire primitif de l’enfant, dès la naissance. Mais en même temps aussi l’impossibilité pour cette inscription sexuelle de devenir tout de suite opératoire, en raison d’un refoulement primaire immédiat. L’inscription sexuelle primitive ne pourra s’avérer opératoire que dans une structuration plus avancée de l’appareil psychique ce qui préparera ainsi la mise en jeu de l’Œdipe et de tous ses aléas qu’il convient d’écarter alors du registre conscient sous la pression d’un refoulement secondaire, générateur de l’inconscient secondaire.
Refoulement secondaire ou refoulement proprement dit
Il consiste en un double mouvement et d’attraction par les fixations du refoulement primaire et de répulsion par les instances interdictrices : Surmoi (et Moi dans la mesure où il devient l’allié du Surmoi).
Retour du refoulé
C’est soit une simple « échappée » du processus de refoulement, soupape fonctionnelle et utile (rêve, fantasmes), soit une forme parfois déjà moins anodine (lapsus, actes manqués), soit des manifestations franchement pathologiques d’échec réel du refoulement (symptôme).
Le refoulement ne porte que sur les représentations des pulsions interdites, grâce à un jeu de désinvestissements d’abord des représentations angoissantes par le préconscient (par exemple les filles des rues dans les phobies), puis de contre-investissement de l’énergie pulsionnelle disponible, aussitôt réinvestie sur d’autres représentations autorisées (objet contraphobique). Ce contre-investissement crée une dépense énergique constante indispensable sans laquelle le refoulé réapparaîtrait aussitôt sous les formes décrites plus haut.
Le refoulement proprement dit n’organise ni les formations substitutives ni les formations de compromis ni les symptômes. Ces phénomènes signent seulement le retour du refoulé, c’est-à-dire l’échec du refoulement, son débordement et non pas sa simple mise en jeu.
Le refoulement ne joue qu’après la distinction entre conscient et inconscient, et l’apparition du langage. L’inconscient, c’est ce qui n’est pas verbalisé, les représentations de choses ; le conscient au contraire correspond au verbalisé, aux représentations de mots.
S. Freud avait d’abord pensé que le refoulement se trouvait à l’origine de l’angoisse. Mais l’élaboration de sa deuxième topique et le rôle déterminant attribué au Moi comme instance refoulante l’ont amené (Inhibition, symptôme et angoisse) à montrer comment, au contraire, l’angoisse créait le refoulement et à décrire le refoulement comme un jeu mobile et vivant, sans cesse en action, d’investissements, désinvestissements et contre-investissements de représentations les plus variées liées aux pulsions et aux affects désagréables pour les instances interdictrices.
Cependant, comme on le remarque par ailleurs bien souvent, la première conception freudienne ne semblait pas devoir se voir invalidée pour autant. En effet si la seconde théorie de l’angoisse s’adapte très bien à la clinique des entités névrotiques, la première théorie de l’angoisse peut être considérée comme s’adaptant aux économies prégénitales dans la mesure où le refoulement primaire justement n’est point le résultant de l’angoisse existentielle d’essence narcissique mais au contraire sa cause déclenchante.