4 Le paradoxe de la double centralité : centralité de la sexualité et centralité du travail vis-à-vis de la santé mentale
Centralité de la sexualité
La métapsychologie psychanalytique représente le modèle le plus pertinent pour apprécier les processus subjectifs mobilisés par la rencontre avec le travail. En France, le modèle structural (J. Bergeret, 1972 ; 1985) est celui qui est le plus fréquemment utilisé dans le champ de la psychopathologie clinique pour distinguer les différents modes d’organisation du fonctionnement psychique à partir de facteurs essentiels comme les défenses, le type d’angoisse et les modalités de la relation d’objet. L’intérêt du modèle structural est qu’il permet de distinguer des modes d’organisation du fonctionnement psychique (mode névrotique, psychotique ou limite) des formes de décompensations (pathologies névrotiques ou psychotiques). Mais il présente également des limites, en particulier la rigidité supposée des modes de structuration de la personnalité (ligne névrotique, psychotique ou a-structuration) qui résistent difficilement aux données issues de la clinique témoignant de la présence de types de fonctionnement hétérogènes chez un même sujet.
Le développement du fonctionnement psychique est, en psychanalyse, étroitement articulé sur la référence à la centralité du sexuel qui organise le travail imposé à l’appareil psychique par les pulsions et leurs destins (S. Freud, 1915). Le modèle du travail psychique, chez S. Freud, est celui de l’élaboration psychique (ou perlaboration) dont le travail de deuil, le travail de rêve, le travail d’analyse, le travail de remémoration, le travail de mélancolie ou encore le travail de la pensée en constituent des modalités spécifiques. Leur visée commune est de conduire à des transformations quantitatives et qualitatives, qui organisent la dynamique psychique, en traitant les excitations pulsionnelles et l’angoisse résultant du conflit intrapsychique entre les systèmes (première topique) ou instances (deuxième topique). Freud insiste tout au long de ses écrits métapsychologiques sur le pouvoir mutatif du travail psychique qui se retrouve dans la notion d’Arbeit (Traumarbeit, Trauerarbeit, Durcharbeiten, Kulturarbeit…). L’analyse théorique du statut de cette notion d’Arbeit dans la théorisation psychanalytique conduit à réexaminer les rapports entretenus entre travail et sexualité (C. Dejours, 2009).
Cependant, en psychopathologie et en psychanalyse, le travail ordinaire est rarement appréhendé comme autre chose qu’un décor, ou un élément de la réalité externe sur lequel peuvent être déplacés certains conflits ou qui peut, dans certaines conditions venir précipiter l’actualisation de conflits intrapsychiques liés à la sexualité infantile.
Le rôle du travail est brièvement évoqué par S. Freud dans ses propositions théoriques sur la sublimation, qui, en tant que destin pulsionnel, suppose une modification du but de la pulsion et vise des objets socialement valorisés. La sublimation consiste à détourner la pulsion sexuelle de son but premier, qui est la satisfaction, et suppose un destin non sexuel de la pulsion, envisagé par Freud à travers la soumission aux exigences de la civilisation à l’engagement dans la construction de la culture. Mais Freud ne propose pas une théorie de la sublimation étayée sur l’activité ordinaire du travail. Les hommes présenteraient même une aversion naturelle pour le travail, dans la mesure où ils ressentent comme pénibles les efforts demandés par la culture pour permettre la vie en commun.
« Il n’est pas possible d’apprécier de façon suffisante, dans le cadre d’une vue d’ensemble succincte, la significativité du travail pour l’économie de la libido. Aucune autre technique pour conduire sa vie ne lie aussi solidement l’individu à la réalité que l’accent mis sur le travail, qui l’insère sûrement tout au moins dans un morceau de la réalité, dans la communauté humaine. La possibilité de déplacer une forte proportion de composantes libidinales, composantes narcissiques, agressives et même érotiques, sur le travail professionnel et sur les relations humaines qui s’y rattachent, confère à celui-ci une valeur qui ne le cède en rien à son indispensabilité pour chacun aux fins d’affirmer et justifier son existence dans la société. L’activité professionnelle procure une satisfaction particulière quand elle est librement choisie, tant qu’elle permet de rendre utilisable par sublimation des penchants existants, des motions pulsionnelles poursuivies ou constitutionnellement renforcées. Et cependant le travail, en tant que voie vers le bonheur est peu apprécié par les hommes. On ne s’y presse pas comme vers d’autres possibilités de satisfaction. La grande majorité des hommes ne travaille que poussés par la nécessité et de cette naturelle aversion pour le travail qu’ont les hommes, découlent les problèmes sociaux les plus ardus » (S. Freud, 1929).
Dans L’Avenir d’une illusion Freud propose de définir la culture comme « tout ce en quoi la vie humaine s’est élevée au-dessus de ses conditions animales et ce en quoi elle se différencie de la vie des bêtes » (S. Freud, 1927). La culture serait donc d’essence spécifiquement humaine et se définirait par deux caractéristiques :
• par les savoirs et savoir-faire acquis par les hommes pour dominer les forces de la nature et gagner des biens pour satisfaire leurs besoins ;
• par la mise en place de dispositifs nécessaires pour régler les relations des hommes entre eux (répartition des biens).
La culture produit des dispositifs et des instruments qui sont utiles à l’homme. Mais elle impose aussi des limites à la satisfaction individuelle. Un des moyens pour empêcher l’hostilité envers la culture serait le retournement des pulsions hostiles sur le Moi propre, par le renforcement du Surmoi et de la conscience morale (S. Freud, 1929).
Pour Freud et la plupart des auteurs à sa suite, c’est essentiellement à partir de l’activité de création de l’artiste, ou du penseur, que la théorie psychanalytique envisage la dynamique de la sublimation qui organise les rapports entre sujet et collectif (E. Séchaud, 2005) et délaisse finalement le rôle joué par le travail ordinaire.
Dans le courant psychosomatique également, le travail se trouve le plus souvent relégué au plan d’un élément factuel. Les rêves de travail, fréquents chez les malades somatiques, sont analysés comme les témoins des modifications de la fonction onirique. Les rêves de travail, ne seraient pas l’expression de l’engagement de la subjectivité dans le travail, mais plutôt des rêves de réalité, équivalents de l’insomnie, marqués par une carence élaborative et répondraient à l’empêchement de rêver en continuant à travailler (M. Sami-Ali, 1980).
À partir de la référence à la psychanalyse, on peut repérer différents courants théoriques qui s’appuient sur des investigations et des interventions réalisées dans le monde du travail et de l’entreprise, en vue d’apprécier les rapports entre individuel et collectif.
Perspective socio-analytique
La perspective socio-analytique est représentée par E. Jaques (1955) et I. Menzies (1960). Ils proposent, dans la perspective de l’école anglaise se référant aux propositions de M. Klein et W.R. Bion sur le travail psychique et l’activité de symbolisation, que les processus sociaux contribuent à soutenir les processus défensifs individuels élaborés par les sujets pour lutter contre l’angoisse et la dépression. Par l’intermédiaire des mécanismes d’introjection et de projection, les objets internes seraient déposés dans les institutions sociales. L’investissement de ces institutions par les sujets et en particulier la recherche de cohésion entre les individus dans la construction des structures sociales (comme les systèmes de rôles ou de position) et les mécanismes culturels (conventions, coutumes, règles, tabous…) seraient le témoin d’une défense contre l’anxiété « psychotique » résultant d’éléments psychiques non symbolisés.

Stay updated, free articles. Join our Telegram channel

Full access? Get Clinical Tree

