Chapitre 3 Vision binoculaire et déséquilibres oculomoteurs
L’enjeu des déséquilibres oculomoteurs et l’objectif des ajustements chirurgicaux que nous sommes amenés à effectuer sur les muscles oculomoteurs pour les corriger (cf. chapitre 4) ne peuvent se comprendre qu’à partir de la fonction visuelle, c’est-à-dire de la binocularité.
Fonction de l’appareil oculomoteur
La fonction de l’appareil oculomoteur est d’assurer la motilité coordonnée, conjuguée et réciproque, des deux yeux qui constitue la composante motrice de la binocularité (cf. chapitre 2). Celle-ci peut être interrompue du fait :
d’un déséquilibre oculomoteur et des troubles sensoriels qu’il entraîne ;
d’un trouble sensoriel d’origine organique et du déséquilibre oculomoteur, dit secondaire, qu’il provoque.
Les déséquilibres oculomoteurs représentent, quelle que soit leur étiologie, la pathologie motrice de la binocularité.
Vision binoculaire
La vision est constitutionnellement binoculaire : elle procède d’un système perceptif visuel central et unique qui traite simultanément les signaux qui lui sont transmis à partir des deux capteurs visuels périphériques, c’est-à-dire les yeux [1]. Autrement dit, la vision est binoculaire sur la base de la vision simultanée des deux yeux, de même que l’audition est biauriculaire sur la base de l’audition simultanée des deux oreilles. La différence entre les systèmes visuel et auditif réside dans la mobilité des yeux.
Vision simultanée : la base de la vision binoculaire
Pour que la vision binoculaire puisse s’exercer, les deux yeux doivent en conséquence être coordonnés non seulement au niveau sensoriel par les voies sensorielles afférentes, mais nécessairement aussi au niveau moteur par les voies oculomotrices efférentes : l’expression de leur coordination sensorielle est la correspondance rétinienne, celle de leur coordination motrice, l’équilibre oculomoteur. Les coordinations sensorielle et motrice doivent, en outre, être coordonnées entre elles, ou autrement dit, être concordantes : la vision binoculaire est le résultat de la concordance sensorimotrice ; elle est normale en cas de concordance entre correspondance rétinienne normale et orthophorie ; elle est anormale en cas de concordance entre correspondance rétinienne anormale et déviation strabique, et alors d’autant plus performante que la déviation est petite et stable.
La binocularité est une composante constitutive de la fonction visuelle ; elle est fondée sur la vision simultanée des deux yeux, la correspondance rétinienne, la correspondance motrice – selon les lois de la correspondance binoculaire de Hering, et la concordance sensorimotrice.
La vision simultanée désigne en même temps la réception simultanée des deux signaux tels qu’ils parviennent de la périphérie et que l’on peut qualifier de « vu » simultané : c’est à partir de lui que vont s’élaborer la fusion, normale ou anormale, et la vision stéréoscopique, plus ou moins performante. À la classification de la binocularité en trois degrés doit se substituer aujourd’hui une classification à deux niveaux : la vision simultanée et, à partir de celle-ci, d’une part la fusion en une image unique et d’autre part la vision stéréoscopique innée en trois dimensions (figure 3.1).
Le processus central de la vision simultanée est capable d’adaptations chez l’enfant, grâce à la plasticité cérébrale, lorsqu’il existe une incompatibilité entre les signaux transmis au système visuel à partir des deux yeux et vus simultanément. Si tel est le cas, il élimine la part gênante, c’est-à-dire centrale, du signal de l’un des yeux : en cas d’anisométropie, il le fait par la suppression de l’image la moins contrastée, en cas de déséquilibre oculomoteur, par la suppression de l’une des deux images également nettes (en alternance l’une des deux images ou toujours de la même) ou, lorsque les deux conditions sont réunies, par l’association des deux phénomènes. En cas de strabisme incomitant précoce, la suppression est sélective et ne porte que sur le secteur du champ du regard où les yeux ne sont pas alignés.
L’adulte, dont l’équilibre oculomoteur est rompu, n’a plus la capacité de neutraliser l’image gênante. Il ne peut échapper à la diplopie et à la confusion, à moins de retrouver, parfois au prix d’autres troubles ou inconvénients, l’usage de la binocularité.
La recherche de la binocularité peut imposer au patient soit :
• un effort accommodatifanormal, souvent au prix :
Cette recherche paraît aller de soi pour les sujets dont les potentialités binoculaires sont restées normales ; mais elle se constate aussi, dans les limites du possible, chez les sujets dont les potentialités sont anormales en cas de microtropie stable (cf. chapitre 18).
Déséquilibres oculomoteurs et instabilités oculomotrices1
Les déséquilibres oculomoteurs et les instabilités oculomotrices constituent la pathologie motrice de la vision binoculaire.
Les déséquilibres oculomoteurs, appelés strabismes, peuvent résulter de mécanismes physiopathologiques différents. Ils peuvent être :
• d’origine fonctionnelle dans les strabismes dits concomitants (cf. Strabismes et nystagmus : un mot de terminologie, p. 3), c’est-à-dire être la conséquence d’un mauvais ajustement de la vergence tonique (cf. chapitre 2) ; l’origine du déséquilibre oculomoteur se situe au niveau du contrôle central de la coordination oculomotrice, tout au moins initialement ;
• d’origine lésionnelle dans les strabismes dits incomitants, c’est-à-dire être la conséquence :
• de nature fonctionnelle et résulter :
• de nature lésionnelle, dus à une lésion touchant le système vestibulaire ou/et cérébelleux ou les voies optiques secondaires, dans le nystagmus neurologique acquis.
La vision est constitutionnellement binoculaire. Le processus central de la binocularité n’est jamais aboli : il persiste à l’arrière-plan de tous les déséquilibres oculomoteurs.
L’enjeu est la récupération de l’usage de la vision binoculaire, normale ou anormale ; sa récupération est toujours d’abord un bénéfice fonctionnel, avant d’être esthétique ; elle restitue à la vision son état de normalité ou un état proche de la normalité, c’est-à-dire sa plénitude fonctionnelle. C’est pourquoi la chirurgie des déséquilibres oculomoteurs est une chirurgie fonctionnelle.
Strabismes concomitants (cf. chapitre 18)
Strabismes concomitants, convergents ou divergents
(Cf. Strabismes et nystagmus : un mot de terminologie, p. 3.)
• Ce sont des dérèglements de l’équilibre réciproque des yeux ; ils sont, de ce fait, avant tout des déséquilibres horizontaux.
• Ils ne comportent aucune limitation des ductions monoculaires, malgré la variabilité du déséquilibre moteur.
• ils s’accompagnent d’un désordre sensoriel bi- et monoculaire plus ou moins profond.
Déséquilibre du tonus de vergence
Le déséquilibre oculomoteur responsable de la déviation des axes visuels des strabismes concomitants n’est pas, au départ du moins, la conséquence d’une déficience ou d’une impotence musculaire manifeste. Qu’il soit convergent ou divergent, le strabisme résulte d’abord d’une inadéquation du tonus de vergence [2–8] ; ce tonus est la résultante de deux composantes : une composante active, la vergence tonique de nature innervationnelle, et une composante passive, la vergence viscoélastique des muscles et de leurs enveloppes fibroélastiques.
La vergence tonique joue le rôle essentiel, car c’est elle qui, en compensant le déséquilibre viscoélastique constitutionnel de divergence des tissus orbitaires, ajuste le tonus de vergence et assure, si elle est adéquate, l’alignement des axes visuels (cf. chapitre 2). Si elle ne l’est pas, elle va, au lieu d’assumer ce rôle, déséquilibrer le tonus de vergence et provoquer une déviation proportionnelle des axes visuels : le strabisme est convergent si la vergence tonique est excessive, ou divergent si celle-ci est insuffisante (figure 3.2).
La vision de l’enfant est immature à la naissance, mais porte en elle les potentialités d’une vision binoculaire normale. La stabilisation du lien binoculaire est facilitée par l’important potentiel de convergence dont l’enfant dispose au début de la vie ; cette réserve, sûrement nécessaire au départ, diminue progressivement au cours de la croissance (cf. chapitre 2) :
• elle n’est toutefois pas dénuée de risques, car elle peut déséquilibrer le tonus de vergence, rompre le lien binoculaire encore fragile et faire basculer les axes visuels en convergence ; c’est pourquoi l’apparition des strabismes convergents est en moyenne précoce ;
• elle peut, à l’inverse, contribuer à masquer, pendant un temps plus ou moins long, une insuffisance sous-jacente de la vergence tonique ; c’est pourquoi l’apparition des strabismes divergents primitifs est en moyenne plus tardive.
Qui, du défaut d’ajustement du tonus de vergence ou de la faiblesse de la fusion, a mis l’autre en péril, a provoqué la rupture du lien binoculaire et a déclenché le strabisme reste encore discuté [9]. Nous en sommes, pour le moment encore, réduits à essayer de corriger les effets du mauvais départ ou de la défaillance de la vision binoculaire.
Certains enfants sont porteurs d’un microstrabisme, c’est-à-dire d’une anomalie sensorimotrice binoculaire ; celle-ci peut être constitutionnelle et héréditaire [10] ou se développer précocement. La fusion qui va s’établir sur la base de la microtropie et de l’anomalie de correspondance qui l’accompagne, est une fusion anormale, plus labile que la fusion normale. La décompensation du microstrabisme, c’est-à-dire son passage au strabisme à grand angle et la survenue de l’excès de convergence, sera de ce fait facilitée.
Plus rarement le strabisme convergent résulte d’un dérèglement de la syncinésie accommodation – convergence, sans déséquilibre sous-jacent du tonus de vergence, du moins initialement : il est purement « accommodatif ». Dans sa forme dite « réfractive » (ou typique), le déséquilibre oculomoteur est consécutif à une anomalie de la réfraction ; dans celle dite « par excès de convergence », l’excès peut être primitif ou consécutif à une hypo-accommodation constitutionnelle ; dans la forme que nous appelons « mixte » (plutôt qu’atypique), les deux mécanismes sont associés (cf. chapitre 18).
Symptômes surajoutés ou facteurs de variabilité
À la déviation qui résulte du déséquilibre du tonus de vergence s’ajoutent (cf. figure 3.2) :
• des mouvements de vergence compensateurs d’origine sensorielle, que Bielschowsky a appelés l’innervation compensatoire ; ces mouvements mettent en jeu les vergences d’ajustement, c’est-à-dire la vergence fusionnelle, la vergence accommodative et désaccommodative et la vergence de proximité, pour compenser de façon permanente ou de façon plus ou moins intermittente la déviation de base ; c’est grâce à eux que les strabismes divergents primitifs restent longtemps intermittents et de ce fait potentiellement normosensoriels [11] et que, dans les phases de divergence, l’angle apparaît inférieur à celui que l’on mesure ;
• et/ou des excès de convergence, phénomènes d’hypercinésie dissociés dus au dérèglement de la syncinésie accommodation – convergence ; ils se manifestent en liaison ou non avec l’effort accommodatif ; ils accroissent la déviation de façon plus ou moins permanente [12] ; ils ont un effet aggravant sur le déséquilibre oculomoteur et sur les troubles sensoriels bi- et monoculaires [11] ;
• et avec le temps, ainsi que Scott l’a montré, une modification structurelle des muscles, que l’on peut qualifier d’anatomisation de la déviation : les forces viscoélastiques des muscles et de leurs enveloppes fibroélastiques, normales au départ, s’ajustent à la déviation strabique ; elles participent ainsi de plus en plus au déséquilibre du tonus de vergence ; elles contribuent à le modifier, parfois à l’accroître et peuvent finalement se substituer au dérèglement initial de la vergence tonique [13].
Angle de base et variabilité de la déviation
À partir des composants de la déviation strabique décrits ci-dessus, nous pouvons distinguer, avec Javal, « la partie fixe et la partie variable de la déviation » [14]2 ou, en termes actuels, l’angle de base et la variabilité de la déviation.
Le déséquilibre de la vergence tonique et la part de la déviation résultant de son « anatomisation » constituent le déséquilibre de base ou l’angle de base du strabisme (cf. chapitre 18).
Ce terme a été introduit par Bielschowsky [15] et désigne pour l’auteur l’angle sous dissociation binoculaire (sous écran alterné) qu’il considère comme l’angle « de référence » d’un strabisme concomitant.
Le sens que nous lui donnons ici est ce que Javal appelait la « partie fixe » d’un strabisme, c’est-à-dire l’angle en vision binoculaire de loin (50 m), sans interruption de la vergence fusionnelle mais intervention des vergences accommodative et de proximité.
En raison des mouvements de vergence compensateurs et/ou des excès de convergence, la déviation strabique est nécessairement variable : elle est, à chaque instant, la résultante du déséquilibre de base et des phénomènes de variabilité surajoutés. La variabilité n’est donc pas un épiphénomène, mais une donnée fondamentale et constante.
Il est, de ce fait, possible de déterminer, dans chaque cas de strabisme concomitant, un angle minimum et un angle maximum (cf. chapitre 5). Selon que les variations résultent d’excès de convergence ou de mouvements de vergence compensateurs, ces variations ont une signification différente qui conduit à des stratégies chirurgicales différentes (tableau 3.1) (cf. tableau 3.2 infra et chapitre 18) :
• pour l’ésotropie, l’angle minimum représente l’angle de base et l’angle maximum, la somme de celui-ci et de l’amplitude des excès de convergence surajoutés ;
• pour l’exotropie, l’angle maximum représente l’angle de base et l’angle minimum ou nul, la différence de celui-ci et de l’amplitude des mouvements de vergence compensateurs.
Strabismes | L’angle de base est : | La variabilité est due : |
---|---|---|
Ésotropies | L’angle minimum | Aux excès de convergence qui augmentent la déviation |
Exotropies | L’angle maximum | Aux vergences compensatrices qui réduisent ou annulent la déviation |
Conséquences pour la chirurgie des strabismes concomitants
L’objectif de la correction chirurgicale découle de ce qui précède. Le principe de base est d’ajuster les forces déséquilibrées de muscles normaux pour (ré)aligner les axes visuels, en d’autres termes (cf. tableau 3.1) de :