Chapitre 3 La sensorialité : aux confins de l’identité ?
Pour une sensori-motricité pulsionnelle et messagère
Pourquoi la « sensorialité » prend-elle une place aussi importante dans la compréhension psychodynamique des pathologies contemporaines ?
On peut remarquer que les souffrances autistiques, les anorexies, les pathologies limites, narcissiques identitaires font appel à des modalités expressives qui utilisent la sensorialité qui se désorganise de manière régressive. Ainsi, dans l’autisme, on peut assister à une recherche de sensations privilégiées par l’enfant autiste mais au détriment d’une coordination sensorielle globale (absence de consensualité). Ceci traduit ce que B. Golse nomme « segmentation », qui constitue un mode privilégié de défense inscrite dans le sensoriel, la recherche est celle d’un refuge dans la sensation sans possibilité de s’ouvrir à la communication avec le monde (somme de sensations juxtaposées).
Chez les adolescents qui présentent une souffrance narcissique identitaire, les scarifications corporelles ont aussi une valeur économique de décharge et d’agrippement autour d’une sensation pour conjurer la douleur psychique. En même temps, on peut considérer ces attaques corporelles comme un signal d’appel d’une souffrance qui ne se représente pas psychiquement et qui est adressée à un autre qui n’entend pas le discours mais que l’on force à voir.
Dans le même registre, l’anorexique pénalise son corps et abolit les sensations que celui-ci pourrait convoquer de manière incontrôlable.
L’agueusie ou perte du goût est une caractéristique anorexique d’abolition de la sensation. La dimension hallucinatoire se corrèle avec certaines sensations olfactives au cours desquelles inhaler une odeur alimentaire peut donner la sensation de grossir.
Comme on le voit à travers ces exemples, toute une série de désorganisations apparaissent dans des registres qui concernent le développement très précoce du corps et de la psyché. La défense sensorielle peut se manifester de manière développementale par arrêt du développement ou de manière régrédiente par régression vertigineuse sans point de fixation, que ce soit au niveau phallique, anal ou oral.
Pour S. Freud « rien n’est dans la pensée qui ne fût préalablement dans les sens » (Totem et tabou, 1913), cette remarque indique à quel point S. Freud inscrit la dimension sensorielle comme base de la constitution de l’appareil psychique (appareil à penser les pensées). Il précise : « Les perceptions que nous recevons de nos sens psychiques sont elles-mêmes plus ou moins des projections, selon le sens particulier qu’elles impliquent : celles associées à notre sens du toucher et du goût sont une affaire interne. Le sens de l’odorat se met déjà à projeter ses perceptions dans l’espace environnant. L’ouïe les partage équitablement entre le monde interne et externe et quant à la vue, ses perceptions sont complètement projetées. Impressions et images inscrites dans les couches optiques de notre cerveau et qui sont dès lors plutôt localisées loin à l’arrière du crâne nous semblent en fait exister dans le monde extérieur. À tel point, je dois ajouter, que pendant des milliers d’années les hommes ont cru que c’était leurs yeux qui projetaient des espèces de rayons sur les objets. Ne serait-il pas pareil, [conclut S. Freud], pour nos perceptions externes de l’espace et du temps et cette traduction en langage psychanalytique des vieux arguments a priori de Kant, ne serait-elle pas une manière de lui donner raison ? » (M. Bonaparte, 1940).
Rôle des flux sensoriels
A. Bullinger (2010) décrit précisément le rôle des flux sensoriels coordonnés entre eux : « Quand l’œil parle à la main, leur langage est l’espace » nous dit-il. Première coordination sensorielle qui permet le creusement de l’espace et la préhension de l’objet.
D’une manière générale, les flux sensoriels sont décrits par l’auteur comme permettant, premièrement de situer la distance à la source de stimulation, deuxièmement permettant au sujet stimulé de manière plurisensorielle de s’orienter vers la source (parfois de l’éviter) et troisièmement favorisant de ce fait la préhension, la consommation éventuelle de l’objet de la stimulation.
Les réflexions de ces deux auteurs se rejoignent. Elles se confirment à travers les observations que la pathologie autistique nous révèle. Ainsi, on peut en déduire que l’enfant autiste, par la « segmentation » c’est-à-dire la juxtaposition sensorielle évite les liens et la rencontre à l’objet et ceci d’une manière extrêmement précoce.
La sensorialité est donc un mode primaire de relation à l’environnement, c’est un mode actif de liaison ou de démantèlement, mais déjà relationnel, en liaison avec le domaine émotionnel interactif. Dans certains cas comme l’autisme, il demeure prévalent et envahit le champ du développement ; dans d’autres pathologies comme l’anorexie, il s’efface pour réapparaître de manière régrédiente à la faveur de la puberté.
Sur le « plan phénoménologique », S. Freud et A. Bullinger parviennent à des conclusions identiques à partir de points de vue différents. A. Bullinger ne pose pas comme fondamentale la dimension relationnelle et libidinale de la vie psychique, tout se passe chez cet auteur comme si le développement sensoriel était un préalable à la vie psychique. Il dégage néanmoins des « invariants » extrêmement utiles à l’observation et à la thérapeutique des patients autistes.
Prenons l’exemple fourni par A. Bullinger comme modèle générique concernant les enfants « réputés hyperactifs ». L’auteur fait l’hypothèse que certains enfants dits hyperactifs développent une agitation « paradoxalement nécessaire pour stabiliser les points d’appuis corporels », celle-ci limite fortement la possibilité de maintenir l’attention sur des tâches de type scolaire. Non seulement l’enfant n’est physiquement pas stable, mais de plus, il est aux prises avec ce que A. Bullinger nomme « la double tâche » : premièrement, il doit traiter les signaux issus de ses mouvements et deuxièmement, il doit tenter de satisfaire la demande qui lui est faite d’être attentif aux activités proposées. A. Bullinger signale que l’enfant « agité » a besoin de bouger pour « maintenir présente une image corporelle évanescente ».
Dans l’anorexie, on assiste à une régression sans point de fixation jusqu’à cette étape première de la sensation d’existence (identitaire).
Chez l’enfant hyperactif, la quête sensorielle identitaire est d’emblée présente et la souffrance psychique va s’accentuer au fur et à mesure que la « double tâche », décrite précédemment, se fait contrainte et enfermement.
A. Bullinger décrit un axe de développement, représenté sur la figure 3.1, de la sensori-motricité qui définit des invariants sur lesquels tout sujet doit s’appuyer pour ce qu’il nomme le passage de l’organisme au « corps psychique », la sensori-motricité étant considérée comme étape préalable.

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