3: À la rencontre des joueurs excessifs

Chapitre 3 À la rencontre des joueurs excessifs



Comment savons-nous qu’il y a des joueurs excessifs ? C’est à coup sûr une banalité de rappeler que le joueur n’est « excessif » ou « pathologique » qu’à l’aune d’une catégorisation, où se mêlent de façon complexe équipements de vigilance publique et entreprises de soin, voire même dispositifs de « travail sur soi » (Vrancken et Macquet, 2006). Bien que la pratique du jeu comporte une part non négligeable de dissimulation, il est possible de rencontrer les joueurs, surtout s’ils sont dans l’excès : les cadres sociaux de la rencontre sont solidement étayés. Mais notre observation et par voie de conséquence notre rencontre, seraient incomplètes si nous négligions un autre cadrage : celui qui est construit par le joueur dans l’accomplissement même de son investissement. Le travail sur soi ne suffit pas à rendre compte de cet engagement dans le jeu. Il nous faudra donc aussi partir à la rencontre du sens porté par les joueurs, sans le réduire à l’illusion.



Le travail de réception sociale du jeu


En tant que dispositif, le jeu est à la croisée d’une histoire politique heurtée, faite de mesures d’accompagnement et de dérogations (Martignoni-Hutin, 1993) et d’une histoire morale, faite de variations sur le probable et le destin (Valleur, 2010). Mais il possède, dans les sociétés modernes, voire post-modernes, la force des dispositifs constants dont l’impact économique est énorme, mesurable pour la France en dizaines de milliards d’euros de chiffre d’affaire et en dizaines de milliers d’emplois. Le jeu participe pleinement aux transformations des pratiques de sociabilité, à mesure qu’évoluent les liens entre les individus, le rapport au temps et à l’espace (Giddens, 1996), à la parole et au corps (Marzano, 2007). Ni totalement aventuriers, ni totalement conformistes, mais tous concernés, les groupes sociaux effectuent un véritable travail de réception sociale, qui fait varier le sens que prend l’excès. Ce travail de réception fait aussi varier le sens accordé au fait de jouer plutôt à tel jeu qu’à tel autre : le bandit manchot, la roulette, le jeu vidéo ont ainsi une valeur distinctive, selon la conception de Bourdieu (1978) et pas seulement ludique. Être un joueur excessif, ce n’est peut-être pas une figure sociale aussi simple que ce que nous serions tentés de le croire, puisqu’il est tant de façons de l’être. À supposer que nous puissions néanmoins nous appuyer sur une catégorie comme « joueur excessif » en neutralisant dans de bonnes conditions ces variations, nous serions confrontés à un autre type de cadrage sociétal des pratiques correspondantes : nous avons affaire à une trajectoire de désocialisation paradoxale plutôt qu’à un état. Rompre avec les réseaux de sociabilité antérieurs ( « couper les ponts »), tout en masquant ces ruptures, établir de nouvelles communautés orientées par le jeu, sont parmi les composantes fondamentales du cadrage de cet itinéraire. Notre rencontre avec le joueur excessif n’aura donc lieu que pour autant que nous aurons pu comprendre, en reprenant la terminologie utilisée par Granovetter (2000) en sociologie économique, comment sont recomposés des liens sociaux forts (avec les proches), faibles (avec des personnes de référence), circonstanciels (avec des commensaux) et en observant à quel prix et pour combien de temps ils sont activés ou désactivés. L’analyse de Becker (1985) a montré, pour les fumeurs de marijuana, que cette trajectoire est avant tout une carrière, qui doit autant aux préoccupations des professionnels qu’à la recherche par l’usager des moyens de consommation. Et c’est là le troisième cadrage social de l’addiction : celui qui place le joueur excessif dans un programme institutionnel de vigilance reposant sur la valeur fondamentale de souci.


C’est une dimension d’une vision du monde – certains parlent d’éthique (Reyre et al., 2010) – qui combine souci de soi (cura), soin (cure) et sollicitude de proximité (care). Cette combinaison spécifique de valeurs équipe des gestes techniques de prise en charge en activant une deuxième dimension, qui définit des critères d’efficacité pour l’action : la rencontre avec le joueur est au bout d’une série d’actions professionnelles qui seront tantôt pensées comme cumulables, tantôt subordonnées à la mise en œuvre d’équipements de soutien, tantôt appréciées si elles incitent à l’autonomie (Trépos, 2007). D’autres contributions dans le présent ouvrage éclairent suffisamment les différentes techniques de traitement et de resocialisation pour qu’on ne s’y attarde pas ici. Il suffira de dire que notre rencontre dépend donc aussi des dispositions prises par les sociétés pour rendre visibles les joueurs excessifs en tant qu’ils devraient bénéficier de dispositifs spécifiques de retour dans la Cité. Et pour les rendre visibles, on peut avoir recours à un séquençage commode permettant de définir les continuités et les ruptures entre le ludique attribué à certaines pratiques de jeu et le pathologique attribué à d’autres, selon une échelle de comportements (contrôlé, à risque, pathologique). Trois grandes catégorisations de séquençage sont actuellement largement pratiquées : le SOGS (en lien avec le DSM-III), le dispositif issu du DSM-IV et l’Indice Canadien du Jeu Excessif. Elles présentent des tableaux différents et il n’est pas certain que le joueur excessif de l’une apparaisse comme tel dans l’autre. Une deuxième manière de rendre visible le joueur excessif consiste à le situer au sein d’un continuum, tel le « continuum ordalique » (Valleur, 1997). Sans doute faut-il mettre en perspective ces deux options : le séquençage facilite l’épidémiologie, le continuum invite au soin.


En définitive, pour pouvoir parler sociologiquement des joueurs excessifs, nous devons cumuler trois prudences : celle qui est appelée par l’existence de valeurs différentielles accordées à la pratique du jeu, celle qui résulte de la complexité des liens établis par une trajectoire de joueur, celle qui n’autorise pas à détacher le joueur des principes de soin portés par les institutions de prise en charge.

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May 23, 2017 | Posted by in GÉNÉRAL | Comments Off on 3: À la rencontre des joueurs excessifs

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