Chapitre 27 Maladies inflammatoires chroniques de l’intestin et uvéites
Considérées comme rares dans la première partie du XXe siècle, les maladies inflammatoires cryptogénétiques (ou chroniques) de l’intestin (MICI) ont connu une augmentation spectaculaire de leur incidence dans la période de l’après-guerre jusqu’à nos jours, principalement en Europe et en Amérique du Nord. Leur prévalence y a doublé en l’espace de cinquante ans pour atteindre un plateau vers le milieu des années quatre-vingt-dix.
L’incidence de la rectocolite hémorragique (quinze à vingt pour 100 000) est en règle plus importante que celle de la maladie de Crohn (six pour 100 000) dans les différentes parties du monde, à l’exception notable de la France, de la Belgique et du Canada [1,2]. En France, environ 60 000 personnes sont touchées par la maladie de Crohn et 40 000 par la rectocolite hémorragique, ce qui correspond à une incidence de trois mille et deux mille nouveaux cas par an respectivement.
Historique et épidémiologie
Des facteurs ethniques ont été évoqués dès la description originale de Crohn, avec une prévalence plus grande dans la population juive ashkénaze. En revanche, les MICI semblent exceptionnelles chez les Noirs africains et la plupart des groupes de population de l’Inde [3]. Toutefois, les parts respectives de l’hérédité et de l’environnement restent toujours à préciser.
Physiopathologie
Les mécanismes qui aboutissent à l’inflammation chronique du tube digestif et ceux qui président aux manifestations systémiques des MICI ne sont pas encore tous clairement identifiés. Il est d’ailleurs possible que ces processus menant à une poussée inflammatoire varient selon les patients, voire chez un même individu au cours de sa vie. Il existe néanmoins une interaction évidente entre le terrain génétique du patient, son environnement, particulièrement infectieux, et la réponse immunitaire exprimée (fig. 27-1).
Fig. 27-1 Les MICI : maladies multifactorielles résultant de l’interaction de facteurs génétiques et environnementaux.
FACTEURS GÉNÉTIQUES
Le premier gène de susceptibilité pour la maladie de Crohn a été localisé en 1996 dans la région péricentrique du chromosome 16 [4]. Ce gène, NOD2/CARD15, code une protéine intracellulaire impliquée dans la défense immunitaire innée qu’on retrouve dans les macrophages et les cellules épithéliales. Cette protéine joue un rôle de surveillance intracellulaire en reconnaissant des fragments de paroi bactérienne à gram positif et à gram négatif. Trois mutations du gène apparaissent fréquentes. Il s’agit des variants R702w, G908R et 1007fs, qui aboutissent à une modification de la partie carboxyterminale de la protéine CARD15, directement impliquée dans l’interaction avec les parois bactériennes (cf. fig. 43-2 du chapitre 43). La mutation du gène abolit les propriétés de reconnaissance de la protéine CARD15 et altère la régulation de la réponse inflammatoire vis-à-vis de la flore bactérienne commensale et pathogène.
D’autres influences génétiques ont été mises en évidence en étudiant les manifestations extradigestives des MICI : il semble exister une prédisposition génétique particulière aux manifestations extradigestives des MICI impliquant le système HLA. Chez les patients atteints de rectocolite hémorragique, l’association HLA-B8/DR3 serait liée à une augmentation d’un facteur dix du risque de cholangite sclérosante primitive. Les sujets atteints de rectocolite hémorragique qui expriment l’HLA-DRB1*0103 (DR103) auraient également un risque plus élevé de manifestations articulaires et oculaires. Les patients exprimant HLA-B27 et HLA-B58 ont un risque plus élevé d’uvéite [5].
FACTEURS ENVIRONNEMENTAUX
La répartition prédominante dans l’hémisphère nord, la présence de foyers plus ou moins vastes bien individualisés, l’atteinte de populations émigrées pour qui l’incidence de la maladie tend à rejoindre celle de la population autochtone, suggèrent l’influence de facteurs environnementaux. Ceux-ci pourraient être de nature infectieuse ou non infectieuse [6].
Le rôle du tabac est en revanche bien établi [7]. Lors de la maladie de Crohn, le tabagisme actif augmente le risque d’apparition de la maladie et aggrave l’évolutivité des lésions, particulièrement chez la femme. L’inverse est constaté au cours de la rectocolite hémorragique, justifiant parfois le recours à des patchs de nicotine.
De nombreuses études indiquent que des épisodes infectieux viraux ou bactériens précèdent fréquemment la révélation des MICI ou l’une de leurs poussées. L’agent infectieux pourrait agir comme un initiateur ou un amplificateur de la maladie, notamment par le biais de réactions croisées entre antigènes infectieux et antigènes de l’hôte. La flore bactérienne est également soupçonnée de jouer un rôle important dans l’initiation ou l’entretien de la maladie. Les lésions les plus fréquentes des MICI coïncident avec les zones de haute densité de bactéries, notamment anaérobies et à gram négatif, dans le tube digestif (iléon terminal et côlon). Dans le modèle d’UlE — uvéite induite par l’injection de lipopolysaccharides (LPS) de bactéries à gram négatif par voie intraoculaire ou systémique (cf. chapitre 3) —, on obtient une inflammation oculaire de courte durée, spontanément résolutive et dépendante du terrain génétique de l’animal. Chez l’homme, il semble exister une corrélation entre le taux d’endotoxine, l’élévation de la LPS binding protein et du sCD14 (exprimé par les macrophages et se liant au LPS) dans le sang lors des poussées inflammatoires des MICI [8]. Des études prospectives menées sur les yeux d’enfants porteurs de MICI ont mis en évidence la présence quasi-systématique mais fugace d’un flare dans la chambre antérieure aux cours des poussées inflammatoires digestives. D’autres modèles expérimentaux utilisant des animaux génétiquement prédisposés ont permis de montrer l’importance de la flore intestinale dans le déclenchement de la maladie, avec l’apparition concomitante d’une immunité anti-bactérienne et d’une immunité antitissulaire selon un mécanisme de réactivité croisée.
L’existence d’un antigène cible commun à différents organes pourrait, dans un contexte génétique particulier, expliquer les manifestations extradigestives survenant parallèlement aux poussées inflammatoires digestives. Dans cette hypothèse, un des antigènes candidats proposés chez l’homme est une isoforme de la tropomyosine (hTM5) [9], exprimée dans l’œil (épithélium ciliaire non pigmenté), la peau, les articulations (chondrocytes), l’épithélium biliaire et les intestins. Des facteurs locaux de nature infectieuse et/ou traumatique, en révélant des antigènes cryptiques, expliqueraient l’atteinte ou la protection de tel ou tel organe, sur un terrain génétique particulier.
Manifestations digestives
EXAMENS BIOLOGIQUES ET BACTÉRIOLOGIQUES
La découverte de nouveaux marqueurs biologiques pour le diagnostic des MICI a constitué une avancée importante ces dernières années en facilitant des diagnostics plus précoces par des moyens non invasifs : il s’agit de la recherche d’anticorps ASCA (Anti-Saccharomyces cerevisiae Antibodies) ou/et de p-ANCA atypiques dénommés NANA (Nuclear-Associated Neutrophil Antibodies). Les ASCA (de type IgG et IgA) sont des anticorps dirigés contre la levure Saccharomyces cerevisiae et dont la cible antigénique est un composant de la paroi de la levure : le phosphopeptidomannane, nommé couramment mannane. Parmi les patients ayant une MICI à localisation colique, ces anticorps aident à différencier les patients atteints de maladie de Crohn de ceux atteints de rectocolite hémorragique ou de colite indéterminée. Suivant les études, la prévalence des ASCA chez les patients atteints de maladie de Crohn est comprise entre 40 % et 70 % et entre 6 % et 15 % dans la rectocolite hémorragique [10] ; inversement, la prévalence des NANA varie entre 40 % et 85 % chez les patients atteints de rectocolite hémorragique et entre 4 % et 20 % dans la maladie de Crohn. Ainsi, les ASCA constituent un marqueur spécifique de la maladie de Crohn avec une spécificité supérieure à 90 % et la valeur prédictive positive (VPP) de maladie de Crohn est supérieure à 88 % en cas de profil ASCA+/NANA−[11]. Le titre des ASCA ne prédit cependant pas l’activité, la durée ni la réponse au traitement de la maladie de Crohn. Inversement, les NANA constituent un marqueur spécifique de la rectocolite hémorragique avec une spécificité supérieure à 88 % et la valeur prédictive positive (VPP) de rectocolite hémorragique est supérieure à 95 % en cas de profil NANA+/ASCA−. De même, la plupart des études ne retrouvent pas de relation entre les titres de NANA et l’activité de la rectocolite hémorragique ; les NANA ne constituent donc pas non plus un marqueur de suivi thérapeutique.
EXAMENS MORPHOLOGIQUES
À l’examen microscopique des biopsies ou d’une pièce opératoire, on peut mettre en évidence des pertes de substance muqueuse, des distorsions glandulaires, une infiltration lymphoplasmocytaire du chorion muqueux, voire transmurale sous forme de nodules lymphoïdes. Dans 20 % à 30 % des cas, il existe des granulomes épithélioïdes et gigantocellulaires qui sont très évocateurs de l’affection.
Manifestations extra-intestinales
GÉNÉRALITÉS ET ASSOCIATIONS PARTICULIÈRES
On pourrait classer schématiquement ces manifestations en deux types principaux :