27: Maladies inflammatoires chroniques de l’intestin et uvéites

Chapitre 27 Maladies inflammatoires chroniques de l’intestin et uvéites



Considérées comme rares dans la première partie du XXe siècle, les maladies inflammatoires cryptogénétiques (ou chroniques) de l’intestin (MICI) ont connu une augmentation spectaculaire de leur incidence dans la période de l’après-guerre jusqu’à nos jours, principalement en Europe et en Amérique du Nord. Leur prévalence y a doublé en l’espace de cinquante ans pour atteindre un plateau vers le milieu des années quatre-vingt-dix.


Les MICI comprennent la maladie de Crohn et la rectocolite hémorragique, ainsi qu’un petit contingent de formes indéterminées, qui seront parfois élucidées au cours de leur évolution en l’une ou l’autre des deux entités principales.


L’incidence de la rectocolite hémorragique (quinze à vingt pour 100 000) est en règle plus importante que celle de la maladie de Crohn (six pour 100 000) dans les différentes parties du monde, à l’exception notable de la France, de la Belgique et du Canada [1,2]. En France, environ 60 000 personnes sont touchées par la maladie de Crohn et 40 000 par la rectocolite hémorragique, ce qui correspond à une incidence de trois mille et deux mille nouveaux cas par an respectivement.


Des manifestations inflammatoires extradigestives peuvent être associées à la maladie de Crohn et à la rectocolite hémorragique, évoluant parallèlement ou indépendamment des signes intestinaux. Parmi ces manifestations inflammatoires extradigestives sont répertoriées des atteintes oculaires dans 2 % à 13 % des cas ; ce pourcentage atteint 50 % lorsqu’il existe une arthropathie axiale associée.




Historique et épidémiologie


L’individualisation des MICI comme entité pathologique est récente. La première description est celle d’une iléite terminale par les New-Yorkais Crohn, Ginsburg et Oppenheimer en 1932. Ils individualisaient alors une pathologie inflammatoire non-tuberculeuse d’étiologie inconnue touchant des sujets jeunes, parfois associée à des manifestations extradigestives.


Bien que présentes dans toutes les régions du monde, les MICI se répartissent selon un gradient nord-sud touchant principalement les pays d’Europe du Nord (Scandinavie, Grande-Bretagne, Belgique, nord de la France) et d’Amérique du Nord, incluant toutefois dans l’hémisphère sud l’Australie, l’Afrique du Sud et la Nouvelle-Zélande.


L’âge du diagnostic est situé chez les adultes jeunes majoritairement entre vingt et quarante ans, avec un second pic moins marqué vers la soixantaine, mais les individus de tous âges sont concernés, y compris les enfants et les nourrissons. Dans la plupart des études, la maladie de Crohn est légèrement plus fréquente chez les femmes (sex-ratio : 1,3), tandis que la rectocolite hémorragique s’observe plus souvent chez les hommes (sex-ratio : 0,8).


Des facteurs ethniques ont été évoqués dès la description originale de Crohn, avec une prévalence plus grande dans la population juive ashkénaze. En revanche, les MICI semblent exceptionnelles chez les Noirs africains et la plupart des groupes de population de l’Inde [3]. Toutefois, les parts respectives de l’hérédité et de l’environnement restent toujours à préciser.



Physiopathologie


Les maladies inflammatoires chroniques du tube digestif sont fréquemment associées à des atteintes inflammatoires d’autres organes, ce qui les apparente à des maladies systémiques. Certaines manifestations extra-intestinales évoluent parallèlement aux MICI, tandis que d’autres évoluent indépendamment, reflétant plutôt une susceptibilité auto-immune commune.


Les mécanismes qui aboutissent à l’inflammation chronique du tube digestif et ceux qui président aux manifestations systémiques des MICI ne sont pas encore tous clairement identifiés. Il est d’ailleurs possible que ces processus menant à une poussée inflammatoire varient selon les patients, voire chez un même individu au cours de sa vie. Il existe néanmoins une interaction évidente entre le terrain génétique du patient, son environnement, particulièrement infectieux, et la réponse immunitaire exprimée (fig. 27-1).




FACTEURS GÉNÉTIQUES


Une prédisposition génétique à la maladie de Crohn a été évoquée par B.B. Crohn lors de sa première description d’agrégation familiale en 1934. Le risque de développer une MICI en cas d’antécédent familial au premier degré est de deux à huit fois supérieur à celui de la population générale. Cette prédisposition familiale est plus importante pour la maladie de Crohn que pour la rectocolite hémorragique.


Le premier gène de susceptibilité pour la maladie de Crohn a été localisé en 1996 dans la région péricentrique du chromosome 16 [4]. Ce gène, NOD2/CARD15, code une protéine intracellulaire impliquée dans la défense immunitaire innée qu’on retrouve dans les macrophages et les cellules épithéliales. Cette protéine joue un rôle de surveillance intracellulaire en reconnaissant des fragments de paroi bactérienne à gram positif et à gram négatif. Trois mutations du gène apparaissent fréquentes. Il s’agit des variants R702w, G908R et 1007fs, qui aboutissent à une modification de la partie carboxyterminale de la protéine CARD15, directement impliquée dans l’interaction avec les parois bactériennes (cf. fig. 43-2 du chapitre 43). La mutation du gène abolit les propriétés de reconnaissance de la protéine CARD15 et altère la régulation de la réponse inflammatoire vis-à-vis de la flore bactérienne commensale et pathogène.


D’autres influences génétiques ont été mises en évidence en étudiant les manifestations extradigestives des MICI : il semble exister une prédisposition génétique particulière aux manifestations extradigestives des MICI impliquant le système HLA. Chez les patients atteints de rectocolite hémorragique, l’association HLA-B8/DR3 serait liée à une augmentation d’un facteur dix du risque de cholangite sclérosante primitive. Les sujets atteints de rectocolite hémorragique qui expriment l’HLA-DRB1*0103 (DR103) auraient également un risque plus élevé de manifestations articulaires et oculaires. Les patients exprimant HLA-B27 et HLA-B58 ont un risque plus élevé d’uvéite [5].


Toutefois, l’implication physiopathogénique des gènes du complexe majeur d’histocompatibilité reste difficile à confirmer du fait de l’importance du déséquilibre de liaison dans cette région.



FACTEURS ENVIRONNEMENTAUX


La répartition prédominante dans l’hémisphère nord, la présence de foyers plus ou moins vastes bien individualisés, l’atteinte de populations émigrées pour qui l’incidence de la maladie tend à rejoindre celle de la population autochtone, suggèrent l’influence de facteurs environnementaux. Ceux-ci pourraient être de nature infectieuse ou non infectieuse [6].


Le statut socio-économique — sans distinction ethnique ou géographique — semble être un facteur favorisant la survenue d’une MICI. En revanche, il n’a pu être clairement établi les parts respectives du mode d’alimentation, de l’hygiène ou d’autres facteurs liés à une surpopulation. Néanmoins, que ce soit pour les maladies auto-immunes ou les pathologies allergiques, il apparaît que des facteurs protecteurs dans la petite enfance, comme une hygiène et une stérilisation importantes, puissent devenir des facteurs de risque ultérieurs pour les MICI. On a pu constater l’existence d’une relation inverse entre la mortalité infantile et la maladie de Crohn. Une alimentation de type fast-food ou pauvre en fibres a été incriminée, de même que la présence de produits toxiques utilisés dans l’agriculture, mais aucune preuve n’a encore pu étayer cette hypothèse.


Le rôle du tabac est en revanche bien établi [7]. Lors de la maladie de Crohn, le tabagisme actif augmente le risque d’apparition de la maladie et aggrave l’évolutivité des lésions, particulièrement chez la femme. L’inverse est constaté au cours de la rectocolite hémorragique, justifiant parfois le recours à des patchs de nicotine.


Plusieurs données épidémiologiques plaident pour une origine infectieuse des MICI. Leur mode de progression, leur répartition en foyers très actifs et l’observation de cas conjugaux de la maladie de Crohn, atteignant chacun des conjoints avec plusieurs années d’intervalle, évoquent une maladie transmissible. Des études longitudinales menées en Suède évoquent la possibilité d’une infection virale périnatale, impliquant la rougeole. De plus, le virus a été retrouvé par hybridation in situ sur certaines pièces opératoires de patients atteints de maladie de Crohn au sein de lésions de vascularites granulomateuses. Son rôle dans la genèse de la maladie reste mal compris.


Une deuxième piste infectieuse concerne les mycobactéries, plus particulièrement Mycobacterium paratuberculosis, responsable d’une maladie animale (« maladie du boyau blanc » ou maladie de Johne) répandue dans le bétail et cliniquement proche de la maladie de Crohn. Sa mise en évidence chez l’homme dans de nombreuses études est néanmoins difficile à interpréter, car elle fait appel à des techniques d’amplification génique très sensibles et donc sujettes à caution.


De nombreuses études indiquent que des épisodes infectieux viraux ou bactériens précèdent fréquemment la révélation des MICI ou l’une de leurs poussées. L’agent infectieux pourrait agir comme un initiateur ou un amplificateur de la maladie, notamment par le biais de réactions croisées entre antigènes infectieux et antigènes de l’hôte. La flore bactérienne est également soupçonnée de jouer un rôle important dans l’initiation ou l’entretien de la maladie. Les lésions les plus fréquentes des MICI coïncident avec les zones de haute densité de bactéries, notamment anaérobies et à gram négatif, dans le tube digestif (iléon terminal et côlon). Dans le modèle d’UlE — uvéite induite par l’injection de lipopolysaccharides (LPS) de bactéries à gram négatif par voie intraoculaire ou systémique (cf. chapitre 3) —, on obtient une inflammation oculaire de courte durée, spontanément résolutive et dépendante du terrain génétique de l’animal. Chez l’homme, il semble exister une corrélation entre le taux d’endotoxine, l’élévation de la LPS binding protein et du sCD14 (exprimé par les macrophages et se liant au LPS) dans le sang lors des poussées inflammatoires des MICI [8]. Des études prospectives menées sur les yeux d’enfants porteurs de MICI ont mis en évidence la présence quasi-systématique mais fugace d’un flare dans la chambre antérieure aux cours des poussées inflammatoires digestives. D’autres modèles expérimentaux utilisant des animaux génétiquement prédisposés ont permis de montrer l’importance de la flore intestinale dans le déclenchement de la maladie, avec l’apparition concomitante d’une immunité anti-bactérienne et d’une immunité antitissulaire selon un mécanisme de réactivité croisée.


L’existence d’un antigène cible commun à différents organes pourrait, dans un contexte génétique particulier, expliquer les manifestations extradigestives survenant parallèlement aux poussées inflammatoires digestives. Dans cette hypothèse, un des antigènes candidats proposés chez l’homme est une isoforme de la tropomyosine (hTM5) [9], exprimée dans l’œil (épithélium ciliaire non pigmenté), la peau, les articulations (chondrocytes), l’épithélium biliaire et les intestins. Des facteurs locaux de nature infectieuse et/ou traumatique, en révélant des antigènes cryptiques, expliqueraient l’atteinte ou la protection de tel ou tel organe, sur un terrain génétique particulier.



Manifestations digestives



EXAMEN CLINIQUE


Les signes cliniques de la maladie de Crohn et de la rectocolite hémorragique peuvent être très proches, y compris dans leurs manifestations extradigestives. Les deux pathologies chroniques évoluent par poussées plus ou moins longues.


Les signes cliniques de la maladie de Crohn sont directement en rapport avec les lésions anatomiques et leur localisation, le plus souvent au niveau de l’iléon terminal et du côlon droit, bien que l’ensemble du tube digestif puisse être atteint. Une atteinte anopérinéale est souvent présente. Les manifestations les plus communes sont typiquement une diarrhée glairo-sanglante associée à des douleurs abdominales, pouvant aller jusqu’à un tableau subocclusif s’il existe une sténose sous-jacente. Les rectorragies sont moins fréquentes qu’au cours de la rectocolite hémorragique.


La rectocolite hémorragique peut s’installer insidieusement ou brutalement avec des signes variant du syndrome rectal à ceux d’une pancolite. Les manifestations principales sont une diarrhée, des rectorragies accompagnant des selles glaireuses et des douleurs abdominales de localisations variables, concernant l’hypogastre, la fosse iliaque gauche ou plus diffuses.


Asthénie, anorexie, amaigrissement et fièvre peuvent être présents.


Contrairement à la maladie de Crohn, la localisation de la rectocolite hémorragique est restreinte au cadre rectocolique. Les lésions sont continues à partir du rectum, sans intervalle sain, superficielles et sans atteinte de la sous-muqueuse.



EXAMENS BIOLOGIQUES ET BACTÉRIOLOGIQUES


La découverte de nouveaux marqueurs biologiques pour le diagnostic des MICI a constitué une avancée importante ces dernières années en facilitant des diagnostics plus précoces par des moyens non invasifs : il s’agit de la recherche d’anticorps ASCA (Anti-Saccharomyces cerevisiae Antibodies) ou/et de p-ANCA atypiques dénommés NANA (Nuclear-Associated Neutrophil Antibodies). Les ASCA (de type IgG et IgA) sont des anticorps dirigés contre la levure Saccharomyces cerevisiae et dont la cible antigénique est un composant de la paroi de la levure : le phosphopeptidomannane, nommé couramment mannane. Parmi les patients ayant une MICI à localisation colique, ces anticorps aident à différencier les patients atteints de maladie de Crohn de ceux atteints de rectocolite hémorragique ou de colite indéterminée. Suivant les études, la prévalence des ASCA chez les patients atteints de maladie de Crohn est comprise entre 40 % et 70 % et entre 6 % et 15 % dans la rectocolite hémorragique [10] ; inversement, la prévalence des NANA varie entre 40 % et 85 % chez les patients atteints de rectocolite hémorragique et entre 4 % et 20 % dans la maladie de Crohn. Ainsi, les ASCA constituent un marqueur spécifique de la maladie de Crohn avec une spécificité supérieure à 90 % et la valeur prédictive positive (VPP) de maladie de Crohn est supérieure à 88 % en cas de profil ASCA+/NANA[11]. Le titre des ASCA ne prédit cependant pas l’activité, la durée ni la réponse au traitement de la maladie de Crohn. Inversement, les NANA constituent un marqueur spécifique de la rectocolite hémorragique avec une spécificité supérieure à 88 % et la valeur prédictive positive (VPP) de rectocolite hémorragique est supérieure à 95 % en cas de profil NANA+/ASCA. De même, la plupart des études ne retrouvent pas de relation entre les titres de NANA et l’activité de la rectocolite hémorragique ; les NANA ne constituent donc pas non plus un marqueur de suivi thérapeutique.


La limite principale de ces tests est leur manque de sensibilité (entre 55 % et 65 % tant pour les ASCA et que pour les NANA) : leur négativité ne permet pas d’exclure le diagnostic de MICI. Il reste également des efforts à effectuer pour standardiser leur détection. Les marqueurs de choix des MICI restent toutefois à ce jour l’association ASCA et NANA.


Enfin, la biologie révèle un syndrome inflammatoire non spécifique associé éventuellement à des signes de dénutrition avec hypoalbuminémie et hypoferritinémie. Les explorations bactériologiques et parasitologiques des selles ainsi que leurs corollaires sérologiques demeurent indispensables afin d’éliminer une colite infectieuse, premier diagnostic différentiel des MICI.



EXAMENS MORPHOLOGIQUES


La confirmation diagnostique de maladie de Crohn doit passer par la réalisation d’une endoscopie œsogastroduodénale et d’une coloscopie (avec si possible iléoscopie rétrograde) avec biopsies étagées, même en territoire apparemment sain. Les granulomes ou les signes histologiques d’inflammation chronique peuvent être présents dans une muqueuse en apparence saine. Les lésions endoscopiques les plus évocatrices de maladie de Crohn, habituellement séparées par des intervalles de muqueuse saine en apparence, sont les ulcérations aphtoïdes, les ulcérations en carte de géographie et en rails. Ces lésions ne sont pas spécifiques car elles peuvent se voir au cours de certaines colites bactériennes.


À l’examen microscopique des biopsies ou d’une pièce opératoire, on peut mettre en évidence des pertes de substance muqueuse, des distorsions glandulaires, une infiltration lymphoplasmocytaire du chorion muqueux, voire transmurale sous forme de nodules lymphoïdes. Dans 20 % à 30 % des cas, il existe des granulomes épithélioïdes et gigantocellulaires qui sont très évocateurs de l’affection.


En résumé, l’association du contexte clinique et biologique et de certains aspects radiologiques caractéristiques de l’intestin grêle apporte parfois une quasi-certitude diagnostique de maladie de Crohn. Le plus souvent, les éléments histologiques apportent la confirmation définitive du diagnostic. Les arguments les plus forts du diagnostic positif de maladie de Crohn sont le caractère discontinu et multisegmentaire des lésions, les fissures transmurales histologiques et le granulome épithélioïde et gigantocellulaire quand il est présent.



Jun 13, 2017 | Posted by in GÉNÉRAL | Comments Off on 27: Maladies inflammatoires chroniques de l’intestin et uvéites

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