Chapitre 26. Douleur et souffrance
La douleur est définie par l’Association internationale pour l’étude de la douleur (IASP, International Association for the Study of Pain) comme «une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable, associée à un dommage tissulaire présent ou potentiel». La douleur apparaît comme une expérience extrêmement personnelle, liée au sujet lui-même bien plus qu’à sa cause.
Le serment d’Hippocrate préconise de soulager le patient. Mais pendant longtemps, la douleur n’est pas reconnue voire ignorée. Parfois même, elle est valorisée et on en privilégie les bénéfices sous prétexte de rédemption ou d’expiation… Chez l’enfant, le bénéfice éducatif de la douleur doit alors lui permettre de se «forger le caractère» pour mieux l’aider à affronter la vie!
Ce principe semble basé sur une confusion. En effet, il existe effectivement des douleurs «utiles» à l’enfant; douleurs quotidiennes (légers coups, petites brûlures, bosses et hématomes superficiels…), nécessaires à l’enfant pour lui apprendre à intégrer les repères et les limites de son corps et de son environnement mais aussi pour structurer son schéma corporel (Annequin, 1998). En revanche, les douleurs provoquées par la chirurgie, une ponction lombaire ou une paracentèse n’ont jamais été maturantes.
Ainsi, pendant très longtemps, la douleur chez l’enfant n’est pas reconnue comme devant être traitée. Sans doute aussi parce qu’elle fait violence à l’adulte, fût-il soignant.
Aujourd’hui, c’est tout l’inverse. La douleur est reconnue et est devenue une priorité de soins et tous les moyens sont mis en œuvre pour l’apaiser. Parfois d’ailleurs, il semblerait que nous soyons passés à un autre extrême où le fait d’«avoir mal» est valorisé : il serait devenu un moyen d’attirer l’attention, un mode d’expression privilégié.
Expression de la douleur
Que l’on soit homme ou femme, enfant ou adulte, l’expression de la douleur diffère selon de multiples critères, physiologiques, psychologiques, culturels, sociologiques… Douleur physique, douleur psychique ou morale, la douleur reste une expérience singulière. La douleur est une réaction affective à une perte. Il s’agit toujours de la perte d’une unité, que ce soit la douleur physique, où se perdent l’harmonie et l’intégration équilibrée des différentes parties du corps, ou dans la douleur psychique, où la perte concerne un être cher. La douleur est une réaction affective à une perte brutale et violente d’une partie à laquelle nous tenons et dont notre unité dépend (Nasio, 1996).
Son mode d’expression renseigne sur le rapport du patient au monde qui l’entoure, à son corps et à ses assises narcissiques. Et entre ce qui est objectivé par le médecin et ce qui est réellement ressenti par le patient, il existe toujours un écart, parfois important. Nous précisons ici les modalités d’expression courante de la douleur exprimée par des bébés, des enfants et des adolescents rencontrés à l’hôpital pédiatrique. Il s’agit principalement de :
• pleurs et cris : c’est le mode d’expression souvent associé à l’enfant, même s’il peut se retrouver à tout âge. Les pleurs et les cris sont la manifestation bruyante de ce qu’est en train de vivre le patient. Dans un premier temps, ces manifestations sont peu reprises par le patient et il lui est difficile voire impossible d’expliquer ce qui se passe. Et plus l’enfant est jeune, plus la douleur est difficile à évaluer et à diagnostiquer. S’agit-il d’une douleur somatique ou d’une détresse générale? Les médecins sont de plus en plus sensibilisés à la nécessaire prise en compte de ce mode d’expression, à la recherche et à l’évaluation de la douleur… Et ceci dès le plus jeune âge voire chez le fœtus. En effet, l’échographie peut montrer les réactions d’un fœtus lors d’une amniocentèse, s’il est touché par l’aiguille. De même, de nombreuses études ont montré une mémoire de la douleur chez des nourrissons âgés de quatre à six mois (Taddio et al., 1997). Ces recherches ont permis le développement de stratégies et de médications antalgiques, mises en place beaucoup plus facilement (voire systématiquement) lors de soins pour les enfants, afin de leur éviter toute souffrance inutile;
• modifications soudaines du comportement : toute modification brutale du comportement chez l’enfant doit interpeller et nous interroger sur une possible survenue de douleurs, fulgurantes et indicibles. Il s’agit principalement du retrait et du repli sur soi avec parfois une sidération. À un moindre degré, il s’agit d’attitudes antalgiques que l’enfant adopte, spontanément, pour contrôler la douleur. Il peut enfin s’agir d’un défaut d’utilisation d’une partie du corps, comme mise à distance pour en diminuer l’impact;
• atonie psychomotrice : devant une douleur intense, l’enfant cesse de s’intéresser à l’autre et de jouer. Il ne demande plus rien et se replie sur lui-même; il est coupé de tout contact. Cette atonie psychomotrice témoigne de l’envahissement massif de tout son être par le processus douloureux. À l’atonie physique (mobilisation spontanée rare, lente, souvent réduite aux seules extrémités) s’associe une atonie psychique (absence de contact verbal, voire visuel, absence d’intérêt pour le monde extérieur, absence de réactions lors des soins). L’enfant coupe les liens; il semble se détacher de son propre corps et du monde extérieur pour ainsi s’éloigner de sa souffrance (Gauvain-Piquard & Megnier, 2004);
• agitation et mimique douloureuse traduisent l’incapacité de l’enfant à contenir la douleur. Elles sont souvent le témoin de la composante émotionnelle intense liée à la douleur, et ne sont pas proportionnelles à son intensité;
• agressivité, qui peut être verbale ou comportementale et qui peut s’adresser autant aux personnes aimées (parents) qu’aux adultes menaçants (soignants). Cette agressivité témoigne de la difficulté de l’enfant à contenir les émotions liées à la douleur;
• somatisations : ensemble de plaintes et de symptômes physiques variables, multiples et récurrents, dont la douleur, entraînant des répercussions sur le fonctionnement social, familial ou scolaire. Les doléances somatiques subjectives font l’objet d’examens complémentaires répétés qui se révèlent toujours négatifs. Des traitements médicaux sont souvent entrepris, sans résultat (Duverger, 2000).
Tous ces signes sont bien connus et observables par tous, mais ils ne sont pas décodés de la même façon par les observateurs. L’observation est en effet soumise à la subjectivité de celui qui regarde et qui entend. Et la composante émotionnelle de la douleur est souvent très importante et peut égarer l’observateur, particulièrement chez l’enfant. Ce ressenti et les réactions de l’adulte témoin de la douleur de l’enfant sont particulièrement importants pour l’enfant et pourront en retour soit apaiser, soit au contraire angoisser l’enfant.
Douleur aiguë et douleur chronique
DouleuraiguëDouleurchroniqueÀ l’hôpital pédiatrique, la variabilité des réponses comportementales à la douleur est grande. Sans doute est-il important de distinguer deux types de douleurs :
• la douleur aiguë, symptôme d’une lésion qui survient souvent de façon brutale et peut se manifester violemment. À la douleur, s’associent un mal-être général et une détresse qui en appellent à l’autre car débordant les capacités propres de l’enfant à contenir ses émotions et son ressenti. La douleur aiguë est liée à l’immédiateté, à l’imprévu;
• la douleur chronique, manifestation d’une maladie qui s’impose à l’enfant pour un temps indéterminé. On parle de douleur chronique après trois à six mois de manifestations symptomatiques. La douleur n’est pas là proportionnelle à la gravité de l’éventuelle pathologie sous-jacente, mais à ce que vit l’enfant. Au passage, notons que beaucoup d’équipes pédiatriques persistent à croire que l’enfant «s’endurcit» quand il est confronté à la répétition des hospitalisations, des examens complémentaires ou à des traitements plus ou moins invasifs. Mais bien au contraire, cette répétition peut majorer des angoisses massives. Et des phobies majeures peuvent apparaître autour d’actes réputés anodins car habituels (prise de température, ponction dans une fistule artérioveineuse…) et un simple examen clinique peut se transformer en un véritable champ de bataille! On peut s’habituer et bien connaître une vieille douleur, mais l’équilibre reste toujours précaire et fragile; une décompensation est toujours possible.
Douleurs induites
DouleurinduiteChaque jour, certains gestes et soins invasifs sont réalisés et peuvent être source de douleur : pose d’une perfusion, vaccin, soin douloureux… L’infirmière ou le pédiatre peuvent se retrouver en difficulté devant ces gestes agressifs et ressentir une certaine culpabilité… même si «c’est pour son bien!». La dédramatisation de ces scènes de la vie quotidienne pédiatrique est habituelle et spontanée. Mais dans certaines situations complexes, le pédopsychiatre ou psychologue de liaison peut être amené à intervenir et favoriser l’expression de cette anxiété et donc soulager cette culpabilitéCulpabilité. C’est par exemple le cas de situations de néonatalogie, où certains soins sont discutés car intrusifs, agressifs et source de d’angoisse, tant pour le bébé et son entourage que pour l’équipe de soins.
Douleur objective et douleur subjective
DouleursubjectiveChacun vit et exprime la douleur à sa façon, selon son expérience et son histoire. De même, face à tout phénomène subjectif, nous avons tous spontanément tendance à interpréter ce que nous voyons ou nous entendons. Nous portons un jugement sur la douleur de l’autre et y ajoutons notre propre subjectivité, chacun à notre manière, selon nos expériences, nos croyances, notre culture… Pour l’enfant, cette tendance est encore plus marquée, renforcée par la grande variabilité de l’expression de la douleur à ces âges et par le manque d’expression verbale chez le bébé et le jeune enfant (Ravault, 1998).
La perception de la douleur est un phénomène subjectif que les médecins cherchent à objectiver afin de répondre au mieux aux besoins, en termes de traitements et de prises médicamenteuses (tel antalgique pour telle douleur, tel psychotrope pour telle manifestation…). C’est ainsi que se sont développées de nombreuses méthodes d’évaluation et de mesure de la douleur, indépendantes de l’observateur et adaptées à l’âge de l’enfant (échelle verbale simple (EVS), échelle d’évaluation analogique (EVA), échelle numérique simple (ENS) et de nombreux questionnaires…). Ces auto- et hétéro-évaluations permettent de mieux connaître et de mieux quantifier la douleur et donc de mieux y répondre. Mais que se passe-t-il quand la réponse n’est pas à la hauteur de la demande formulée? Quand la douleur résiste au traitement? Peut-on départager d’un côté ce qui serait une part objective et de l’autre un ressenti subjectif dans toute expression de douleur? Une part objective, que les médecins objectiveraient, appréhenderaient et traiteraient, et une part subjective, singulière, moins accessible, entendue mais laissée ouverte? Si de grandes avancées ont été réalisées pour évaluer et quantifier objectivement la douleur chez l’enfant en vue d’adapter des stratégies thérapeutiques efficaces, la prise en compte de la part subjective de la douleur reste beaucoup plus aléatoire et mériterait une meilleure prise en compte.
Plainte
PlainteEntre peurs et caprices, la plainte est toujours à considérer comme ce qui fait vérité pour l’enfant. C’est souvent la première demande qu’adresse l’enfant à l’égard de l’entourage (parent, soignant). C’est bien souvent aussi la première verbalisation d’un mal présent ou non depuis longtemps et surtout d’un mal insupportable, intolérable, qui laisse l’enfant seul et en détresse. L’enfant est alors souvent dans une dynamique de demande de protection ou parfois de survie. La douleur a ici un rôle de signal d’alarme; elle met en alerte le patient et impose d’y remédier. Par la plainte, l’enfant a accès à sa douleur et nous en donne également conscience. Il nous interpelle et, rappelons-le : «Il n’y a de douleur que sur fond d’amour» (Nasio, 1996).
Elle peut être à l’origine de notre rencontre avec lui; à nous de ne pas la manquer et d’y répondre, par notre écoute, notre présence, notre empathie.
La plainte vient donc marquer un passage et rétablir des liens (de pensées). Elle va peu à peu amener le patient à passer d’une douleur somatique, d’une sensation brute, à une émotion, une souffrance exprimée par des mots : les maux par les mots. C’est aussi une façon de se réapproprier narcissiquement son corps. «Et lorsqu’une plainte ouvre enfin le chemin d’une parole appelant du temps pour être écoutée, n’est-ce pas le signe d’un espoir de retour vers la subjectivité vivante (…)?» (Fedida, 2003).

Stay updated, free articles. Join our Telegram channel

Full access? Get Clinical Tree

