CHAPITRE 22 Sensorialité et presbytie
Sensorialité visuelle
Notre vision ainsi que nos capacités neuronales offrent une complexité extraordinaire. Les quelque cent milliards de neurones interconnectés sous forme de réseaux neuronaux [24] communiquent de manière si élaborée que chaque information sensorielle « prend un sens ». La sensorialité naît de l’ensemble des informations afférentes qui, issues des récepteurs sensoriels (rétine, vestibule, cochlée, récepteurs olfactifs et gustatifs), donnent lieu à une sensation extracorporelle consciente de l’environnement individuel [14]. La vision fait intervenir, dans son cas, un dispositif sensori-moteur étroitement intégré. La sémiologie proprement sensorielle ne peut être séparée de la sémiologie des régulations efférentes qui assurent l’accommodation de l’appareil optique, la stabilisation et l’utilisation du regard [14]. Il sera question dans ce chapitre de « sensorialité visuelle ». De l’oculomotricité aux éléments sensoriels constitutifs de notre vision binoculaire et de notre accommodation, seront abordées les problématiques sensori-motrices inhérentes à la survenue de la presbytie et, plus particulièrement, à sa correction chirurgicale.
Deux entités restent indissociables : la vision binoculaire et le système nerveux central. Comme le précise André Roth [100], la vision est binoculaire car le système visuel est un système central et unique qui reçoit et traite les signaux transmis à partir des yeux, ses deux capteurs périphériques, pairs et symétriques. Le système visuel est relié aux yeux par les voies visuelles et les voies oculomotrices. Son organisation est fondée structurel-lement chez l’homme, comme chez les vertébrés, sur la vision simultanée des deux yeux; celle-ci ne peut ni se perdre, ni disparaître, elle est uniquement capable d’adaptation chez le jeune enfant. Elle nécessite, pour que la vision binoculaire normale puisse s’exercer, une parfaite coordination sensorielle et motrice des deux yeux. Les deux attributs indissociables de la vision, voir et localiser, fonctionnent sur ce mode binoculaire. Selon les lois de la correspondance binoculaire de Herring, les trois fondements de la vision binoculaire sont la vision simultanée des deux yeux, la correspondance rétinienne et la correspondance motrice. Le système nerveux est, quant à lui, la structure la plus complexe et la moins connue de notre organisme. Il est une interface constante entre le corps et l’environnement. L’organisme peut ainsi réagir ou s’adapter aux stimulations du monde extérieur, mais aussi de son propre milieu intérieur. Pour Michel Imbert [59], le cerveau peut être considéré comme « un objet matériel organisé, dans lequel les nombreuses composantes moléculaires opèrent sous le contrôle de mécanismes régulateurs complexes. (…) Il est également ce qui permet à un organisme de “connaître” son environnement physique et social pour être en mesure d’y vivre et de le transformer. »
PROBLÉMATIQUES
L’incidence de la presbytie est, du fait du vieillissement de la population, en augmentation constante [53] (cf. chapitre 20). Les problématiques liées à la presbytie et à ses corrections sont multiples. La complexité de la démarche liée aux mécanismes mis en jeu dans l’accommodation en est la principale raison. Les études menées au cours de ces dernières décennies en optique physiologique ainsi qu’en contactologie nous ont cependant apporté des réponses cruciales sur les limites et la tolérance binoculaire de certaines méthodes de correction, telles que la monovision [61] ou la multifocalité [22]. Ces avancées ont en effet permis de comprendre les principes fondamentaux de la correction de la presbytie et son adaptation. Une des problématiques transversales est de concilier dans un même temps une optimisation de la qualité de vision à différentes distances : vision de près, vision intermédiaire et vision de loin [51]. Pour ce faire, la compréhension des habitudes de vie du patient presbyte, sa manière de voir et de localiser, ainsi que sa capacité à s’adapter à une nouvelle correction de sa presbytie, deviennent des critères importants pour le choix de la technique [101]. Les attentes, besoins et motivations du patient complètent l’arbre décisionnel.
Si les frontières de la sensorialité sont difficiles à délimiter compte tenu de notre interindividualité et de nos propres capacités neuroadaptatives, la tolérance des techniques actuelles de correction chirurgicale de la presbytie répond à des critères d’indication spécifiques, fondés sur des limites sensorielles connues [37, 101]. L’indication de la bonne technique reste le point de départ d’une bonne adaptation ou d’une chirurgie qui devient, de fait, personnalisée à chaque patient presbyte.
PRESBYTIE ET CONSÉQUENCES SENSORI-MOTRICES
La problématique liée aux conséquences sensori-motrices de la presbytie nous invite à considérer le sujet presbyte dans sa globalité sensorielle et à comprendre l’impact sensori-moteur de sa presbytie naissante ou acquise. La presbytie influe en effet sur la réponse accommodative. Il s’agit d’un phénomène global touchant tous les acteurs entrant en jeu dans l’accommodation [18, 93]. L’amplitude d’accommodation chute rapidement jusqu’à cinquante à cinquante-deux ans et décroît ensuite plus lentement. À soixante ans, il ne reste plus qu’environ 1,5 D d’accommodation mesurable. La gêne est généralement ressentie à partir de quarante-cinq ans, lorsque l’amplitude est encore de 4 D [71]. Après soixante-dix ans, l’amplitude d’accommodation peut être considérée comme nulle. Avec l’âge, l’accommodation tonique et son amplitude diminuent, tandis que la sensation de profondeur de champ augmente [98], ce qui lié à la diminution du diamètre pupillaire et à la tolérance croissante au défocus au fur et à mesure que la presbytie s’installe.
Le rapport CA/A (ou AC/A) change avec l’apparition de la presbytie [17]. Il s’ajusterait à la diminution du pouvoir accommodatif sans que la convergence ne change. Si l’accommodation est en effet moins performante, la stimulation de l’accommodation-convergence ne change pas [99]. La vision est limitée au maximum de vergence tolérée et les composantes de la vergence déterminent la proportion d’accommodation disponible en vision de près [10, 93]. En théorie, la presbytie n’altère pas la vision binoculaire en vision de près. Les presbytes ont tendance à devenir exophoriques en vision de près [74, 99].
PRESBYTIE, SENSORIALITÉ ET CONSÉQUENCES FONCTIONNELLES
Une personne sur quatre dans le monde serait presbyte, soit une population de plus de 1,5 milliard de presbytes; moins de la moitié sont corrigés (données Essilor, 2006). Si la survenue de la presbytie est vécue chez certains comme un stigmate de leur vieillissement, pour d’autres ce processus sera associé à une « perte » d’autonomie fonctionnelle parfois « invalidante » dans certaines régions du monde en voie de développement [53].
Cette diminution de performance visuelle est étroitement liée à un contexte de contraintes physiques et sensorielles (perte d’accommodation, notamment), qui obligent le sujet à adopter de nouveaux moyens de compensation : techniques, moteurs, sensori-moteurs ou psycho-cognitifs. Avoir recours à de telles techniques de compensation à pour objectif, chez le patient presbyte, de maintenir le même rendement visuel dans ses activités de la vie journalière (activités professionnelles, loisirs, sports …) [51, 105]. L’impact de la presbytie ou d’une chirurgie oculaire sur les capacités fonctionnelles du patient sera inhérent à sa propre tolérance et adaptation sensorielle.
CHIRURGIE RÉFRACTIVE ET VISION BINOCULAIRE
Au-delà de cette évolution technologique spectaculaire, l’oculo-motricité et la vision binoculaire de nos patients restent des composantes incontournables pour la réussite d’une chirurgie réfractive. Comme nous le rappelle le professeur Alain Péchereau [89] : « Tout geste de chirurgie réfractive peut avoir des conséquences significatives, voire importantes sur la sphère sensori-motrice telle que la vision binoculaire et l’équilibre oculomoteur, par la modification de l’un ou de plusieurs de ses mécanismes:
– modification de l’acuité visuelle non corrigée;
– modification de l’acuité visuelle corrigée de chaque œil;
– modification de la qualité de l’image;
Si la chirurgie réfractive s’est révélée efficace dans certains cas d’anisométropies [122], d’aniséiconies [87] ou certaines formes d’éso-tropies accommodatives [82, 112], l’ensemble des études publiées sur les complications oculomotrices induites nous rappelle qu’un bilan oculomoteur et sensoriel doit être entrepris avant toute opération réfractive, dans le but d’éviter une déconvenue postopératoire [67, 106, 126].
PROBLÉMATIQUES SENSORIELLES DE LA CHIRURGIE DE LA PRESBYTIE
La chirurgie réfractive, tout particulièrement celle du sujet presbyte, est bénéfique lorsque l’indication est bien posée, atteignant ainsi des indices de satisfaction élevée de la part des patients opérés [103]. Au-delà des bénéfices fonctionnels apportés, les conséquences sensorielles d’une telle chirurgie sont multiples [1, 37, 61, 62]. Elles sont principalement dépendantes de la technique, de l’équilibre oculomoteur préopératoire du candidat et de son âge. Deux principales raisons peuvent cependant induire des troubles moteurs ou sensoriels postopératoires:
– une décompensation postopératoire relative ou sévère d’un déséquilibre oculomoteur antérieur latent ou manifeste non dépisté;
– une altération de la vision binoculaire due à une complication iatrogène (sur- ou sous-correction, anisométropie, aniséiconie, inversion d’œil directeur …) [1, 37, 43, 61, 62].
L’expérience de tels troubles sensori-moteurs a conduit au cours de l’histoire de la chirurgie réfractive, à mieux délimiter le cadre de certaines indications et à adopter de manière plus systématique certaines attitudes cliniques essentielles : anticiper, simuler, compenser et rééduquer dans certains cas. Le rôle de l’orthoptiste et la place du bilan orthoptique s’avèrent être prépondérants pour la bonne réussite sensorielle de telles chirurgies [3].
APPROCHE SENSORI-MOTRICE
CONDITIONS ET ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS DE LA VISION BINOCULAIRE
La vision binoculaire est un phénomène fondamental dans la vision humaine, qui se développe dans les premiers mois de la vie. Ce phénomène permet au système nerveux central de percevoir en même temps et de fusionner les images provenant de chaque œil, lorsque ceux-ci regardent un même objet. La perception simultanée et la fusion constituent respectivement le premier et le second degré de la vision binoculaire. Ce phénomène confère également au système nerveux central la possibilité de percevoir le relief grâce au décalage existant entre les images perçues par chacun des deux yeux du fait de leur décalage horizontal au niveau du crâne. La stéréoscopie est dénommée le troisième degré de la vision binoculaire [84].
Prérequis pour l’existence d’une vision binoculaire
Les prérequis pour l’existence d’une vision binoculaire sont au nombre de quatre mais ils peuvent être séparés en deux groupes, d’une part les facteurs anatomiques et d’autre part les facteurs moteurs [30]. Il est évident qu’il est indispensable d’avoir deux yeux fonctionnels et ayant une vision « utile ». La valeur de cette vision « utile » reste difficile à préciser, de même que la valeur de l’acuité visuelle en dessous de laquelle la vision binoculaire et la vision stéréoscopique seraient perturbées. En revanche, il faut dans la mesure du possible obtenir une isoacuité au cours du développement de la petite enfance. Outre la normalité des milieux oculaires, il faut donc qu’il n’y ait pas d’anisométropie importante afin d’éviter une aniséiconie. Le second facteur anatomique implique la présence d’une hémidécussation des voies optiques au niveau du chiasma, permettant la superposition de points correspondants au niveau des hémirétines nasale d’un œil et temporale de l’autre. Enfin, il faut une intégrité du cortex visuel permettant l’intégration binoculaire sans phénomène de neutralisation. Les facteurs moteurs assurent le bon alignement des globes, qui doivent bénéficier d’une complète liberté de mouvement. De plus, la position des globes doit pouvoir être maintenue dans toutes les positions sans décalage, impliquant un tonus musculaire normal.
Direction principale commune
Dans un système comportant deux yeux frontaux distants, la fovéa de chaque œil perçoit les objets ponctuels situés le long de sa ligne de direction principale propre, dans un système oculocen-trique. Ces objets sont différents ou vus sous un angle différent de ceux vus par la fovéa de l’œil controlatéral. Mais, dans cette situation, tous les objets situés sur la ligne de direction principale de chacun des deux yeux semblent appartenir à la même direction de perception. Celle-ci est nommée la « direction principale commune » [116].
Points rétiniens correspondants
Lorsqu’un objet ponctuel se projette sur deux points rétiniens situés à une égale distance de la fovéa sur chaque œil, ceux-ci sont appelés « points rétiniens correspondants ». Les deux fovéas représentent les points rétiniens correspondants par excellence. En l’absence de trouble oculomoteur ou de la statique oculaire (hété-rophorie), deux points rétiniens correspondants peuvent également être définis comme deux points possédant une même direction en vision monoculaire et binoculaire [116]. Les coordonnées de ces points rétiniens correspondants sont stables quelles que soient les circonstances, en particulier lors des mouvements de vergence associés à une modification des lignes de directions principales de chaque œil [52].
Disparité, disparité de fixation
On distingue deux types de disparités : la disparité et la disparité de fixation [91].
La disparité est le fait que chaque œil voit une image différente d’un même objet. Elle est due au fait que les deux yeux ne sont pas à la même place (écart interpupillaire) [91, 119]. La zone de l’espace sans disparité est l’horoptère.
La disparité de fixation, c’est le constat que, dans la réalité, les deux axes visuels ne sont pas orientés strictement vers le point de fixation [91].
PRESBYTIE ET SYNCINÉSIE DE LA VISION DE PRÈS
L’accommodation fait partie d’une triade, la syncinésie de vision de près. L’apparition d’un stimulus sur un plan uniforme va déclencher une réaction réflexe d’accommodation, de vergence et de myosis [41, 42]. Elle est mise en œuvre lorsque l’œil fixe un objet rapproché. Un phénomène inverse est observé lorsque l’œil désaccommode pour fixer un objet à l’infini. L’accommodation va être déclenchée par le flou visuel, la vergence par la disparité des images et le myosis par la proximité du stimulus. L’accommodation (mesurée en dioptries) et la convergence (mesurée en dioptries prismatiques) sont proportionnelles selon Donders (cf. infra), même s’il existe une certaine flexibilité [93]. Dès lors, il existe:
– une convergence accommodative (CA), c’est-à-dire une convergence déclenchée par une accommodation (A); elle est estimée à partir de mesures cliniques sous stimuli du rapport CA/A (ou AC/A pour les Anglo-Saxons);
– une accommodation convergentielle (AC), c’est-à-dire une accommodation déclenchée par la convergence (C); elle est estimée également à partir de mesures cliniques sous stimuli du rapport AC/C (ou CA/C pour les Anglo-Saxons).
ACCOMMODATION ET CONVERGENCE ACCOMMODATIVE
– non génétiquement programmé;
– association acquise dans les premiers mois de vie;
– absence de variation avec l’âge, l’amétropie, le contrôle central …
La droite représentative de ce rapport est nommée droite normale accommodation-convergence ou droite de Donders. Cette droite est purement théorique et ne constitue qu’une référence et non pas un comportement physiologique normal. La valeur du rapport AC/A est située entre 3 et 5, c’est-à-dire que chaque dioptrie (D) d’accommodation provoque une convergence accommodative de 3 à 5 dioptries prismatiques (DP) [90]. Le rapport AC/A ne peut être cependant mesuré que si le sujet possède encore une amplitude d’accommodation suffisante (au moins 3 D). Plusieurs auteurs ont mesuré à plusieurs reprises ce rapport chez les mêmes sujets et n’ont observé que des variations minimes. D’un point de vue clinique, le rapport AC/A renseigne sur les problèmes qui se posent à un sujet passant d’une distance de vision à une autre. Ce rapport permet de classer les patients:
– ceux ayant une insuffisance de convergence (faible rapport AC/A, inférieur à 3,5 dioptries prismatiques par dioptrie d’accommodation);
– ceux ayant un excès de convergence (fort rapport AC/A, supérieur à 5 dioptries prismatiques par dioptrie d’accommodation)
La perte d’accommodation d’origine périphérique qu’on retrouve par exemple dans la presbytie, dans l’aphakie, mais aussi après instillation d’agent pharmacologique cycloplégique, supprime la faculté d’accommoder mais non l’incitation accommodative [94] et toutes ses conséquences notamment sur la convergence. Par exemple, un aphake peut avoir des troubles de la convergence accommodative lors d’efforts de vision de près [90].
En théorie, la presbytie n’altère pas la vision binoculaire en vision de près. Les presbytes ont tendance à devenir exophoriques en vision de près [74]. Cette exophorie en vision de près a tendance à augmenter quand le sujet porte ses lunettes de près. L’explication en serait le moindre effort accommodatif et, en conséquence, une plus faible sollicitation de la convergence accommodative. Le fait que, malgré la disparition de l’accommodation, le presbyte maintienne une vision binoculaire de près s’expliquerait par la mise en jeu de la convergence proximale et surtout de la convergence fusionnelle. Cette interprétation est contestée par certains auteurs qui pensent qu’au contraire, le système nerveux commandant l’accommodation continuant d’être présent, le presbyte peut le stimuler en toute liberté puisque ce stimulus n’aura plus d’effet. Ce stimulus accommodatif entraînera la convergence accommodative nécessaire pour satisfaire ses besoins. Au début de la presbytie, si l’addition de près n’est pas portée ou si elle est trop faible, le système visuel réagit par un stimulus nerveux excessif de l’accommodation : il peut s’en suivre une augmentation de la convergence accommodative et une diminution de l’exophorie de près pouvant même aller jusqu’à une ésophorie; dès que l’addition correcte est portée, ce stimulus accommodatif redevient normal, la convergence accommodative diminue et l’exophorie augmente.
APPROCHE COGNITIVE
BASES NEURALES DE LA STÉRÉOSCOPIE
Lorsqu’un point stimule les hémirétines homonymes de chaque œil, le message nerveux issu de cette stimulation est véhiculé de manière strictement monoculaire le long de la voie rétino-géniculo-striée. Cette séparation des informations nerveuses provenant de chaque œil est clairement établie tout le long de cette voie rétino-géniculo-striée, particulièrement au niveau du corps géniculé latéral. Les études physiologiques ont mis en évidence l’existence de couches distinctes connectées soit à l’œil ipsilatéral, soit à l’œil controlatéral. La transformation de ces messages binoculaires est effectuée au niveau du cortex strié, probablement au niveau de sa couche V. Une première analyse des disparités horizontales et éventuellement verticales pourrait être réalisée dès ces territoires V1, au moins chez l’animal [19, 25, 30, 85]. La structure du cortex au niveau de l’aire primaire V1, son organisation en colonnes et hypercolonnes et le volume de celles-ci ainsi que les facteurs de magnification corticale pourraient expliquer certaines limites de la vision stéréoscopique [104, 125]. Cependant, d’autres auteurs estiment qu’il est possible que l’aire visuelle primaire V1 ne soit qu’un relais préparatoire dans les mécanismes neuronaux impliqués dans la vision stéréoscopique et la perception du relief [9, 19, 86]. Les aires extrastriées, telles que V2, V3, MT et MST, ou la jonction pariéto-occipitale pourraient constituer les zones participant à cette analyse de la vision stéréoscopique [20, 38, 765, 115].
Les expérimentations pratiquées chez l’animal — notamment chez le chat et le primate — ont permis de comprendre certains mécanismes essentiels. On parle de « neurones binoculaires » et de « neurones détecteurs de disparité positionnelle » pour différencier l’ancrage physiologique de la fusion et de la disparité positionnelle au niveau des messages neuronaux [26]. L’hypothèse de la présence de neurones binoculaires s’appuie sur une différenciation des signaux axonaux : ils seraient propres à chaque rétine pour leur afférence et « binoculaires » pour leur efférence. Les travaux de D. Hubel et T. Wiesel ont contribué à valider cet ancrage physiologique chez le chat ainsi que chez le singe [26, 56]. Ces neurones binoculaires seraient également spécifiques de champs récepteurs occupant des positions correspondantes sur les deux rétines, aussi bien au niveau de leur orientation que de leur fréquence spatiale. La condition de disparité positionnelle de la vision binoculaire trouverait, de la même manière, un ancrage physiologique dans les neurones détecteurs de disparité positionnelle [26] : la spécificité de disparité positionnelle (horizontale ou verticale) participerait à l’encodage par ces signaux axonaux.
EXPÉRIENCE SENSORIELLE ET PLASTICITÉ NEURONALE
Si l’étude de la perception de la vision stéréoscopique a pu révéler des ancrages physiologiques bien déterminés, les recherches portées sur la plasticité cérébrale ont suscité quant à elle un intérêt particulier, montrant l’importance de l’expérience sensorielle. Ce sont les prix Nobel D. Hubel et T. Wiesel qui ont permis de révéler chez l’animal (1963) l’importance du développement postnatal, en mettant en évidence une relation fondamentale entre la modification des réseaux neuronaux (modification du nombre de cellules corticales dans le cortex visuel) et la qualité de l’activité visuelle fonctionnelle [26]. Ce n’est que dans les années quatre-vingt que certains travaux ont validé cette relation chez l’adulte, révélant ainsi les capacités de notre système nerveux à se réorganiser en fonction de nos propres informations sensorielles [26]. Cette réorganisation du système nerveux renvoie aujourd’hui à la notion de plasticité cérébrale, qui souligne son caractère « malléable ». On distingue trois types de plasticité [24]:
– la plasticité dite « évolutive » (ou phylogénétique) renvoie à la notion de transformation morphologique des espèces et de leurs capacités réactionnelles;
– la plasticité dite « développementale » traduit la plasticité du système au cours de son développement sous l’effet de contraintes externes;
– la plasticité dite « adaptative » concerne la capacité du système nerveux à se remanier alors que son développement est achevé : cette plasticité permettant un remaniement à l’âge adulte peut être anatomique (modifications des projections neuronales), ultrastructurale (modifications de la densité des synapses), synaptique (définissant des changements de l’efficacité de la transmission synaptique), topographique ou représentationnelle [24].
TÂCHES VISUELLES ET NIVEAU DE PERFORMANCE
Une activité peut se définir comme une tâche à accomplir avec les moyens dont dispose le patient. Une tâche comporte plusieurs caractéristiques : le but, la contrainte physique et la demande cognitive. Le but est l’essence même de la tâche, par exemple lire, conduire ou travailler sur ordinateur. La contrainte physique dépend des données fournies par le système visuel et les autres systèmes sensoriels. Une autre exigence est la demande cognitive. Plus celle-ci est élaborée, plus le traitement central des informations et l’analyse de la situation seront laborieux : l’aboutissement dans l’exécution demandée ne sera pas forcément réalisé ou réalisable [75].
VISION DE LECTURE CHEZ LE PRESBYTE
Le mode de correction de la presbytie (lunettes, lentilles, chirurgie, type d’optique) serait une source de modification des capacités de lecture [108]. La vitesse de lecture est devenue au cours de ces dernières années un paramètre fonctionnel complémentaire évalué dans le but d’apprécier la performance des techniques de compensation de la presbytie. Ce paramètre de la fonction visuelle est bien connu des protocoles d’évaluation en cas de malvoyance.
Certaines études ont pu révéler que la vitesse de lecture pouvait être abaissée de 5 % à 15 % en fonction du type de correction de la presbyte (lunettes, lentilles bifocales, monovision) [108]. D’autres publications traitent davantage des différents résultats obtenus par certains implants (multifocaux diffractifs, réfractifs) et évaluent leurs performances respectives [2, 23, 113] : en fonction des implants évalués, des études et des auteurs, les vitesses de lecture seraient équivalentes en moyenne (en postopératoire) entre 142 ± 17 mots par minute [23] et 195 ± 45 mots par minute [113]. Ce domaine de recherche révèle surtout le fait qu’il n’est plus question d’évaluer un niveau d’acuité visuelle en vision de près ou intermédiaire, mais qu’il est davantage question de placer ce niveau de performance visuelle dans un contexte de « tâche » et de globalité sensorielle. La mesure de la distance de lecture de confort après implantation est devenue également un critère comparatif de la qualité de vision obtenue [113]. En effet, les capacités de perception en vision de près sont essentielles chez le presbyte candidat, d’autant plus chez le presbyte « actif » qui place le plus souvent la lecture en vision de près et intermédiaire comme motif premier de consultation de chirurgie réfractive.
L’Homme a développé au fil des siècles des capacités cognitives adaptées à l’écrit sur papier. Or, le texte prolifère aujourd’hui sur toutes les sortes de supports électroniques (e-books, smartphones, tablettes, ordinateurs …), entraînant une révolution de notre rapport à la lecture et une « modification de notre cortex » [7]. Nos distances de lecture changent également, ainsi que notre manière de saisir l’information. La lecture est un processus sollicitant d’importantes capacités cognitives. Elle mobilise successivement pour le seul décodage des mots plus de six zones cérébrales. Si le cerveau doit en plus solliciter des zones de reconnaissances de forme, de position, de vitesse ou de couleurs, la lecture sur écran demande un surcroît de travail au cerveau et même un fonctionnement différent [7]. Les zones du cerveau de la prise de décision et des raisonnements complexes, ignorées lors de la lecture sur papier, sont activées lors de la lecture d’un contenu multimédia, par la présence d’hypertextes offrant un très grand nombre de pages à visiter. De fait, face à un contenu multimédia, la vitesse de lecture chuterait de 25 % [7]. Ces résultats sont toutefois sujets à discussion, mais il est certain que la problématique de lecture sur des écrans multimédias changera probablement nos protocoles d’évaluation fonctionnelle, afin de se rapprocher au mieux de la réalité fonctionnelle du quotidien de nos patients.
Sur le plan des mécanismes mis en jeu, les saccades oculaires et la prise parafovéale d’information ont un rôle primordial dans notre capacité et rapidité de lecture. Quelques équipes de recherche se sont particulièrement spécialisées dans l’étude de la prise parafovéale d’informations dans la lecture. La question est de savoir le rôle exact du mot à droite (donc dans la zone parafovéale) du mot fixé qui se trouve, lui, dans la zone fovéale. Depuis 1981 et les travaux de Rayner, on sait que si on retire des informations (par des systèmes de masques) de la zone parafovéale, la vitesse de lecture décline d’environ un tiers. Cette réduction de vitesse est due à l’accroissement des temps de fixation, à des saccades oculaires plus courtes et à un plus grand nombre de fixations. Les informations sur les mots obtenues par une vision parafovéale facilitent l’identification du mot suivant [60]. Il faut en déduire que le cerveau d’un lecteur traite les informations floues, parafovéales, non seulement pour guider la position du point de fixation suivant mais aussi pour en extraire des données sémantico-lexicales.
Examen sensoriel et oculomoteur du patient presbyte
ACUITÉ VISUELLE ET RÉFRACTION
ACUITÉ VISUELLE
Une équivalence fonctionnelle entre les deux yeux est une condition nécessaire pour que la vision binoculaire soit de bonne qualité. On admet qu’il ne doit pas y avoir une différence d’environ plus de 2/10 de meilleure acuité visuelle corrigée entre les deux yeux ou plus d’une ligne d’acuité sur une échelle à progression logarithmique [88].
Ces mesures d’acuité visuelles évaluées avec précision permettent de suspecter une amblyopie, un strabisme, une dominance anormale ou une anisométropie. La mesure devra se faire en monoculaire puis en binoculaire, en vision de loin et de près (fig. 22-1 et 22-2). Chez le presbyte, l’exploration du patient qui se dit « emmétrope » doit être réalisée avec attention car l’examen peut révéler parfois une amétropie légère. Cela est d’autant plus vrai chez le jeune presbyte faible hypermétrope.
RÉFRACTION SUBJECTIVE
Les rapports entre réfraction et le système sensori-moteur sont particulièrement étroits par le biais du rapport accommodation-convergence. Toute chirurgie réfractive, même bien conduite, peut en effet révéler ou décompenser un désordre oculomoteur et entraîner une insatisfaction du patient. Il est préconisé qu’avant toute chirurgie réfractive le patient ait une réfraction objective et subjective sous cycloplégique fort (cyclopentolate ou atropine) pour déceler une amétropie latente [89]. Les capacités accommodatives du système visuel chez l’homme sont telles qu’une cycloplégie est indispensable jusqu’à l’âge de cinquante ans [88]. La réfraction du presbyte comporte des spécificités. Une erreur même minime peut conduire à un mauvais résultat fonctionnel et sensoriel. Il est recommandé de pratiquer la réfraction avec une illumination de la salle moyenne (entre 215 lux et 350 lux) pour correspondre à des conditions de vision normale et favoriser l’obtention d’une pupillométrie photopique moyenne. Nous ne détaillerons pas ici la méthodologie de la réfraction qui a été déjà abordée au chapitre 21 : la méthode dite « du brouillard » sera privilégiée. Nous nous intéresserons davantage aux spécificités de la vision binoculaire et à sa vérification. L’oubli ou la négligence d’une telle étape peut conduire à une correction finale abusive (sous-estimation d’une hypermétropie ou méconnaissance d’une hétéro-phorie décompensée) ou inégale aux deux yeux. La recherche de troubles sensori-moteurs (phories, fusion, stéréoscopie) aboutit le plus souvent à la prescription d’un bilan orthoptique. L’utilisation du trou sténopéique permettra d’identifier une amblyopie relative ou sévère associée ou non.
L’objectif au cours de l’examen de la réfraction est de corriger le maximum de puissance positive en vision de loin et le minimum d’addition. Au cours de la réfraction, plusieurs étapes clés sont à respecter : autokératoréfractomètre, réfraction de loin monoculaire, équilibre bi-oculaire puis binoculaire, calcul de l’addition, recherches des dominances, contrôles des phories, de la fusion et de la stéréoscopie [93]. Outre son utilisation simple et rapide, l’utilisation d’un réfracteur manuel ou automatisé offre la possibilité de présenter le test de vision de près à une distance précise. Une règle calibrée sur laquelle le texte se déplace en fonction des tests respectifs offre une plus grande précision pour la réalisation des différents tests (acuité en vision de près, parcours d’accommodation, acuité en vision intermédiaire) (fig. 22-3).
Réfraction et vérification en vision de loin : contrôle binoculaire de la sphère
L’étude binoculaire est tout aussi importante que les précédentes étapes de la réfraction. En effet, avoir une bonne vision binoculaire ce n’est pas seulement bien voir de chaque œil, c’est bien voir simultanément des deux yeux, avoir une bonne fusion, un bon équilibre oculomoteur et une aniséiconie inférieure ou égale à 5 % [80].
DÉBROUILLAGE BINOCULAIRE
Le débrouillage termine le travail effectué lors du test d’équilibre polarisé (cf. « Examen bi-oculaire » décrit dans le chapitre 21) : faire lire le patient (sans lunettes polarisées) et débrouiller simultanément les deux yeux par paliers de 0,25 D jusqu’à l’acuité visuelle maximale.
CROIX DE JACKSON
Ce test est intéressant en cas d’accommodation sur les couleurs ou de dyschromatopsie. Ce test aide à vérifier la valeur de la sphère en monoculaire. Il sera ici pratiqué en binoculaire, c’est-à-dire sur les deux yeux simultanément. Le but est d’obtenir que le patient voie aussi nettes les lignes verticales et horizontales. La méthode consiste d’abord à brouiller de + 0,50 D la sphère trouvée aux tests de mise au point; projeter à l’écran la croix de Jackson; placer le cylindre croisé de Jackson de puissance 0,50 D (voire 0,25 D) dans la monture d’essai en prenant soin de mettre l’axe des négatifs à 90° : le patient devrait voir ainsi les lignes verticales plus nettes; débrouiller ensuite la sphère par paliers de 0,25 D jusqu’à égalité de netteté des lignes verticales et horizontales. On retient comme bonne la sphère permettant cette égalité. La question posée au patient est : « Quelles sont les lignes, verticales ou horizontales, les plus nettes, les plus noires, les plus contrastées ? Ou est-ce pareil ? » (fig. 22-4).
TEST DUOCHROME
On pourra également utiliser les tests duochromes pour confirmer les sphères les plus convexes obtenues par la méthode dite « du brouillard ». L’hypermétrope doit se trouver équilibré rouge/vert ou très légèrement dans le vert, et le myope équilibré rouge/vert ou très légèrement dans le rouge, ce qui correspond pour l’un comme l’autre à une situation de confort [71].
FACES VÉRIFICATRICES ± 0,25 D
– placer la réfraction sur la lunette d’essai et faire regarder le sujet à l’infini;
– introduire + 0,25 D devant les deux yeux, à l’aide d’une face binoculaire, et demander au sujet « s’il voit mieux, moins bien ou si c’est pareil » avec les verres introduits; le patient doit signaler l’apparition du flou:
Recherche des troubles sensori-moteurs
– qu’il n’y a pas de neutralisation/suppression totale ou partielle de la vision d’un œil : par la présence et permanence des deux images;
– qu’il n’y a pas de déviation potentielle ou phorie importante : par le quasi-alignement des images perçues par les deux yeux.
Selon que la dissociation de la vision binoculaire est réalisée au moyen de prismes, de filtres rouge-vert ou de filtres polarisés, on pourra pratiquer, par exemple l’un des tests suivants : la méthode de von Graefe (prismes dissociants en verticalité), le test de Schober (lunettes rouge/vert dissociantes), le test de la croix polarisée (filtres polarisés dissociants), le test de Worth (lunettes rouge/vert dissociantes), les tests à coïncidence verticale ou horizontale (filtres polarisés dissociants). Les tests dissociants décèlent plus facilement un déséquilibre binoculaire latent [99]; ils permettent d’en évaluer la valeur maximale. Mais, du fait de la dissociation qu’ils introduisent, ils surévaluent le déséquilibre effectif. Dans le cas où un déséquilibre oculomoteur serait dépisté au cours de la réfraction, il est conseillé d’envisager un examen orthoptique approfondi. Le test de l’écran (cf. infra, « Bilan oculomoteur »), moins dissociant, pourra par exemple mettre en évidence une hétérophorie ou un microstrabisme.
TEST DE SCHOBER
L’objectif de ce test est de vérifier la vision simultanée et de quantifier la déviation en cas d’hétérophorie. Le test est une croix rouge dans un (ou deux) cercle vert (fig. 22-5 et 22-6). Une paire de lunettes « dissociantes » est portée par le patient : par convention, verre rouge devant l’œil droit et verre vert devant l’œil gauche. Les questions suivantes sont posées au patient : « Voyez-vous en même temps la croix et le cercle ? » « Est-ce que la croix est dans le cercle, sur le cercle ou en dehors du cercle ? » (Si nécessaire on fera préciser la localisation de la croix : « La croix est-elle au centre, déviée à gauche, à droite, en haut ou en bas ? »).
TEST DE WORTH
Ce test dissociant permet de vérifier au cours de l’examen la vision simultanée et la fusion. Ce test peut être pratiqué en vision de loin ou près. Le patient porte une paire de lunettes dissociantes : par convention, verre rouge devant l’œil droit et verre vert devant l’œil gauche. Le test projette quatre motifs : un losange rouge, deux croix vertes ainsi qu’un rond jaune ou blanc (fig. 22-7). La question posée au patient est la suivante : « Combien de dessins voyez-vous, en tout ? » Les réponses sont interprétées en fonction du nombre de dessins vus:
– deux dessins vus : neutralisation de l’œil gauche;
– trois dessins vus : neutralisation de l’œil droit;
– quatre dessins vus : fusion;
– cinq dessins vus : diplopie évidente (deux ronds jaunes ou blancs sont perçus).
Les tests de vision stéréoscopique sont détaillés plus loin.
Préconisations pour la vision de près
La correction de la presbytie ne peut être faite qu’après une étude rigoureuse de la réfraction en monoculaire puis bi-oculaire et, enfin, en binoculaire avec l’étude des phories [81]. La détermination de la presbytie se fera toujours en binoculaire sous un éclairage idéal de 600 à 700 lux. L’addition sera toujours identique aux deux yeux (sauf en cas d’anisométropie importante). Il est fortement conseillé de ne jamais surcorriger et ne pas corriger la presbytie « avant l’âge », même si d’après les statistiques de Duane, « il n’y a pas d’âge légal et obligatoire » à l’apparition de la presbytie. Une « prépresbytie » est cependant possible avant quarante-quatre ou quarante-cinq ans mais il faut, dans ce cas, suspecter chez le myope une surcorrection de loin; chez l’hypermétrope, une hypermétropie latente décompensée non corrigée ou une sous-correction de loin; dans les deux cas, une insuffisance de convergence associée ou isolée. Chez le presbyte débutant, une exophorie de près peut se décompenser sous l’effet de la première addition pour la vision de près. Selon l’activité professionnelle du sujet, il sera possible de sous-corriger initialement la presbytie; à défaut, il faudra envisager une rééducation orthoptique [99].
BILAN OCULOMOTEUR
Le bilan oculomoteur permet, entre autres, de répondre à trois questions essentielles:

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