Chapitre 22. Oncologie pédiatrique
Spécificité du lieu et de l’organisation
Oncologie pédiatriqueLes progrès de l’oncologie pédiatrique depuis environ trente ans ont, en particulier dans le domaine hématologique (leucémies), fait évoluer le pronostic. Il n’en demeure pas moins que la maladie cancéreuse, tant aux plans médical (lourdeur et durée des traitements, hospitalisations répétées, périodes d’isolement en milieu stérile, etc.) que social (éloignement de la famille et du groupe des pairs) ou scolaire (évictions répétées et prolongées de l’école), génère chez l’enfant malade une triple épreuve somatique, intellectuelle et psychoaffective, et ce, de surcroît, au sein d’un environnement familial profondément bouleversé dans ses fondements identitaires.
Dans ces conditions, l’enjeu éthiqueÉthique (enjeu) du traitement des cancers de l’enfant consiste non seulement à s’intéresser à la dimension médicale et actuelle du soin mais également :
• à la qualité de vieQualité de vie globale de l’enfant au sein de son environnement pendant la période des soins (dans une perspective synchronique);
• et à la manière d’inscrire l’enfant dans une perspective d’avenir (dans une perspective plus diachronique).
Le potentiel létal de ces affections est bien entendu par ailleurs au cœur des préoccupations de chacun des acteurs de cette aventure humaine et thérapeutique complexe et vient réactiver de nombreux fantasmes, certains conscients, d’autres beaucoup moins; en particulier des fantasmes de perte, d’agressivité et de culpabilité, tant chez l’enfant lui-même que dans son entourage. Le cadre de soin de l’enfant atteint de cancer a ainsi la lourde tâche d’envisager l’enfant malade comme objet d’un soin médical rendu particulièrement invasif par l’enjeu vital auquel il répond, tout en laissant une place suffisante à l’avènement du petit sujet en devenir. Cet espace-là, indispensable à la vie psychique et affective de l’enfant, n’est pas uniquement un espace à construire comme peut l’être l’organisation concrète des soins; il est aussi et surtout un espace qui s’impose de manière parfois très subversive face à la lourdeur des exigences du pourtant nécessaire discours médical.
Il y a là deux registres d’exigence inconciliables qui s’opposent en tout point. Vouloir les faire coïncider relève probablement de l’illusion. Il s’agit d’éviter cet écueil, en acceptant en particulier l’idée que l’enfant ou l’adolescent atteint de cancer reste un enfant ou un adolescent, c’est-à-dire un sujet en devenir, et non un malade «en perfusion», «suspendu» au pouvoir d’un médecin devenu magicien ou démiurge selon les circonstances. C’est pourtant avec cet inconciliable qu’il s’agit de travailler chaque jour, dans le but de préserver la vie psychique autant que la vie organique. Dans ces services, l’intérêt pour la vie psychique et sociale des enfants malade s’est beaucoup développé ces dernières années. Plusieurs auteurs (Oppenheim, 1989 et 1996; Guir, 1984; Hayez, 1996; Danion-Grillat et al., 1992; Uzé et al., 1992; Van der Marcken et al., 1996; Pucheu, 2000) ont ainsi insisté sur la place du fait psychique dans la réflexion de fond sur les effets de la maladie sur l’enfant et son environnement, ainsi que dans l’élaboration du cadre de soin et de prise en charge globale de l’enfant au sein de cet environnement, au point qu’une société française de psycho-oncologie, une revue scientifique nationale et des unités cliniques de psycho-oncologie (toutefois rares en France) ont vu le jour dans les années 1990.
Que ces services soient dotés ou non d’une unité de psycho-oncologie, la place du pédopsychiatre ou psychologue y est essentielle, mais surtout très singulière dans la mesure où cette place se trouve la plupart du temps complètement intégrée au fonctionnement des équipes médicales. Le pédopsychiatre y est donc un acteur du soin parmi les autres, mais un acteur particulier, singulier, à vocation subversive, «un étranger parmi nous» (Van Broeck et al., 1996). La plupart du temps, il ne s’agit donc pas d’un travail de liaison assuré par une unité autonome – perçue comme trop à distance de ce qui se joue au quotidien dans de tels services –, mais d’un véritable regard tiers posé chaque jour sur la vie d’un service au sein duquel la vie psychique se trouve traversée par des fantasmes souvent impossibles à élaborer car parfois trop culpabilisants, voire trop violents; fantasmes souvent menaçants pour l’économie psychique de chacun.
L’expérience subjective de l’enfant atteint de cancer ne se limite pas à la seule question de la mort biologique possible. Cette expérience convoque principalement des questions en termes de liens, d’articulations, d’impact, de rapports ou encore d’échos :
• au plan synchronique :
– concernant les liens intersubjectifs :
– impact des soins sur les liens de l’enfant malade à son environnement (familial, extra-familial),
– rapports réciproques entre l’enfant malade et les soignants,
– rapports réciproques entre la famille (parents, fratries) de l’enfant malade et les soignants,
– liens entre soignants,
– Liens avec le monde extérieur (scolaire ou extrascolaire),
– au plan plus subjectif :
– relations entre corps malade et image du corpsCorpsimage du,
– relations entre maladie et narcissisme,
– rapports entre corps malade et corps pulsionnel,
– impact des soins au long cours sur le fonctionnement psychique et le développement de la personnalité;
• au plan diachronique :
– échos entre expériences passées (séparations, trauma, deuils…) et expérience actuelle de la maladie,
– articulations entre expériences actuelles de la maladie et projets de vie future (questions autour de la guérison, de l’autonomisation, de la fertilité…);
– échos entre vie après guérison et expérience de la maladie passée.
Spécificités de la demande
DemandeNous pouvons subdiviser les différents types de demande en fonction des différentes étapes du soin.
Un diagnostic sidérant
Le diagnostic de cancer est toujours vécu violemment, tel un couperet qui s’abat sur une famille non préparée à son annonce, dans la mesure où le cancer est une maladie dont le diagnostic ne se porte que sur des analyses biologiques et anatomopathologiques complémentaires et non sur une symptomatologie le plus souvent très peu spécifique (manifestation fébrile, fatigue, pâleur, saignement, symptomatologie respiratoire, douleur, etc.) que l’enfant et sa famille n’imaginent pas pouvoir être en rapport avec une telle affection.
L’annonce, dans ces conditions, fait toujours effraction, et sidère le plus souvent toute pensée en même temps qu’elle génère un sentiment souvent très confus de bouleversement et de perte de tout repère, au point que, parfois, l’annonce résonne comme celle d’un véritable «arrêt de mort». S’il ne s’agit bien entendu en aucun cas de l’annonce d’une mort, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit bien là d’un deuil, celui de la tranche de vie qui vient de s’écouler, celui de l’enfant en bonne santé, celui des projets immédiats et différés, celui d’un idéal qui bascule brutalement en sentiment de désillusion, voire parfois en sentiment de damnation («pourquoi nous?»), tel un sort jeté sur la famille.
Le choc entre le discours de la science et les croyances irraisonnées et irrationnelles est violent, mais pose malgré tout d’emblée le nécessaire clivage entre savoir et croyances; le savoir en tant qu’il s’impose au sujet en le recouvrant sous son poids, la croyance en tant qu’elle réémerge du sujet dans une quête de sens, aussi rudimentaire soit-elle dans le premier temps de la découverte de la maladie.
Ce moment si particulier fait ainsi l’objet d’une attention spécifique, au point que des consultations spécifiques d’annonce sont aujourd’hui formalisées, le plus souvent en présence d’une infirmière, plus rarement du psychologue. Il s’agit là non pas de précéder la demande, mais d’accueillir les premiers ressentis, parfois très violents et souvent très confus. L’enfant n’est généralement pas présent à cette consultation d’annonce. Dans un deuxième temps, lorsque cela lui est annoncé, il doit concilier ce qu’il comprend et ressent de ce qui le concerne avec ce qu’il perçoit de ses parents, dont les réactions peuvent ne pas être contenantes.
L’équipe de pédopsychiatrie de liaison ne fait à ce moment-là que très rarement l’objet de demandes, les services d’hémato-oncologie pédiatrique étant déjà très organisés autour des questions d’annonce diagnostique et des réponses à apporter.
Découverte d’un monde nouveau
Très vite, les soins s’organisent, car très souvent il ne faut pas perdre de temps, en particulier lorsque les cellules sanguines sont touchées ou qu’une masse tumorale (intracérébrale ou médiastinale par exemple) menace les fonctions vitales.
L’urgence du soin a toutefois très souvent le mérite de faire entrer rapidement dans une deuxième phase, celle de l’action, qui s’impose à l’enfant et sa famille comme une épreuve de réalité beaucoup plus tangible que la menace chargée de fantasmes induite par l’annonce initiale. Tout est ici à découvrir : le service, l’équipe médicale et infirmière, l’éducateur, le psychologue, l’équipe ambulatoire, etc. Cette découverte fait souvent l’objet d’un double mouvement de régression passive et de refus bruyant de la part de l’enfant, aux prises avec la découverte d’un quotidien qui s’oppose point par point à la vie qu’il menait jusqu’alors : séparation de sa maison et de son environnement, rupture avec l’école, isolement en milieu stérile s’il est en aplasie, nouveau rapport au corps et aux éprouvés corporels du fait de la maladie mais surtout de l’intrusion de soins par nécessité très «agressifs». Une «ligne de force» va donc rapidement s’instaurer entre nécessité des soins, des soignants, et de la présence parentale, et attaques fantasmatiques de ces mêmes soins, soignants et parents, c’est-à-dire des acteurs de l’aide mais également de la totale désorganisation à laquelle l’enfant doit faire face. La très forte ambivalence qui ressortira de cette rencontre entre épreuve de réalité et vie fantasmatique scellera toute la complexité des relations entre l’enfant et ses parents, ainsi que celle des relations entre l’enfant et l’équipe soignante; complexité dont les effets collatéraux entre soignants eux-mêmes et entre soignants et famille de l’enfant seront à analyser le plus finement possible afin d’éviter la survenue ou le renforcement de certains clivages délétères à la cohérence du soin.
Du côté de l’équipe
Dans ce contexte, le recours à l’équipe de pédopsychiatrie de liaison, c’est-à-dire à une équipe cette fois «détachée» du service, s’avère très utile, en particulier «quand les difficultés psychiques du groupe familial du jeune patient se rejouent dans le fonctionnement psychique groupal de l’équipe soignante» (Desombre et al., 2004). À titre d’exemple, les effets de la maladie et de sa prise en charge au sein de la famille de l’enfant ne sont parfois pas sans générer certains bouleversements d’ordre dynamique (parfois très conflictuels, notamment entre les parents) susceptibles de trouver certains prolongements à l’échelle interpersonnelle et intersubjective au sein de l’équipe soignante. Certains mouvements identificatoires ou contre-identificatoires inconscients voient ainsi parfois le jour. C’est le cas par exemple d’une puéricultrice envers une mère ou à l’égard d’un père absent ou évitant; mouvement parfois déplacé au sein du groupe des soignants entre lesquels certaines oppositions apparaissent, parfois très vives quant à tel ou tel aspect de la prise en charge. La forme de la demande se situe alors tout à fait ailleurs dans la mesure où ces mouvements identificatoires sont le plus souvent maintenus à un niveau inconscient. La demande peut ainsi se transformer en un compromis entre, d’un côté, certaines exigences professionnelles surmoïques et, de l’autre, les mouvements d’amour et de haine que les identifications évoquées plus haut convoquent inévitablement.

Stay updated, free articles. Join our Telegram channel

Full access? Get Clinical Tree

