Chapitre 21 Rétinopathies herpétiques nécrosantes
La nécrose rétinienne aiguë (Acute Retinal Necrosis, ARN) et le syndrome de nécrose rétinienne externe progressive (Progressive Outer Retinal Necrosis, PORN) englobent tout un spectre de rétinopathies virales à évolution rapide et de pronostic sévère. Le tableau clinique des infections par virus herpétiques dépend du statut immunitaire du patient. Les rétinites nécrosantes herpétiques se manifestent essentiellement sous la forme d’ARN chez les patients immunocompétents. Cette entité clinique doit être distinguée du PORN, rétinite herpétique nécrosante qui se développe exclusivement chez des patients immunodéprimés. La rétinite à CMV est également un type de rétinopathie herpétique nécrosante mais, à moins de présenter le tableau clinique de l’ARN ou du PORN, elle est traditionnellement considérée comme une pathologie distincte, traitée dans le chapitre 25.
Généralités
L’infection primaire par le virus de la varicelle et du zona (VZV, Varicella-Zoster Virus) déclenche la varicelle, éruption de type vésiculaire qui peut concerner toute la surface du corps et disparaît sans traitement particulier. Le virus établit sa latence dans les ganglions des racines dorsales. Des années plus tard, si l’immunité à médiation cellulaire diminue suite à une maladie ou au vieillissement, le virus peut se trouver réactivé. La réactivation du VZV est le zona, qui se manifeste par une éruption douloureuse de type vésiculaire dans le dermatome innervé par le ganglion nerveux infecté. Une névralgie post-herpétique (douleur dans le dermatome concerné) peut persister pendant des années, une fois l’épisode de réactivation du VZV terminé. L’ophtalmologiste est habituellement confronté au VZV dans un contexte de réactivation du virus dans sa distribution à partir du nerf trijumeau (fig. 21-1).
L’infection par le CMV chez un patient immunocompétent est généralement asymptomatique, bien que des cas d’uvéites antérieures aiguës liées au CMV aient été récemment décrits chez des patients immunocompétents[1]. Le CMV est rarement responsable de l’ARN. Comme les autres virus herpétiques, le CMV établit une latence mais, contrairement au HSV et au VZV, il ne se réactive généralement pas de manière spontanée, à moins que le système immunitaire du patient ne soit déficient. Chez le sujet immunodéficient — à la suite, par exemple, d’une infection par le VIH ou d’un traitement immuno-suppresseur —, le CMV peut provoquer une rétinite, une pneumopathie ou une gastro-entérite. Ces épisodes ne sont pas d’évolution spontanée favorable et sont associés à une forte morbidité.
Necrose retinienne aiguë (ARN, Acute Retinal Necrosis)
EXAMEN CLINIQUE
La nécrose rétinienne aiguë (ARN) a été décrite pour la première fois en 1971 par Urayama et al. chez de jeunes adultes japonais par ailleurs en bonne santé [2]. L’ARN est provoqué par la réactivation d’une infection virale latente. Les patients atteints d’un ARN dû au HSV-1 et au VZV sont plutôt plus âgés que ceux porteurs du HSV-2 [3]. Globalement, le virus principalement responsable de l’ARN est le VZV, suivi du HSV-1, du HSV-2 et, rarement, du CMV.
L’ARN affecte tout autant les hommes que les femmes. Si les enfants et les sujets âgés peuvent présenter un ARN, celui-ci concerne majoritairement les jeunes adultes. L’affection peut survenir sans prodromes, des années après l’infection primaire, ainsi qu’à la suite d’une encéphalite herpétique [4,5]. Les patients atteints se plaignent généralement de corps flottants, de photophobie et d’une baisse d’acuité visuelle unilatérale. La douleur peut être importante mais est souvent inexistante. En l’absence de traitement, l’atteinte controlatérale survient dans le mois qui suit chez un tiers des patients [6] ; une rétinite peut apparaître plusieurs dizaines d’années après l’atteinte du premier œil [7].
L’examen ophtalmologique met en évidence une inflammation des segments antérieur et postérieur. Dès les premiers stades du développement de la maladie, une uvéite antérieure granulomateuse ou non granulomateuse peut s’accompagner de précipités rétrodescemétiques. L’inflammation du vitré peut être de forte intensité. Les lésions rétiniennes provoquées par un ARN se présentent sous la forme de taches jaunâtres de rétinite nécrosante qui, généralement, apparaissent tout d’abord à la moyenne ou à l’extrême périphérie (fig. 21-2). Au fil du temps, ces taches deviennent de plus en plus étendues, de plus en plus nombreuses et finissent par fusionner (fig. 21-3) [8]. En l’absence de traitement antiviral, il se produit une nécrose de pleine épaisseur de la totalité de la périphérie de la rétine. Le pôle postérieur, quant à lui, est généralement épargné jusqu’à un stade avancé de la maladie. Les vascularites rétiniennes sont courantes et affectent typiquement les artérioles rétiniennes, bien qu’on puisse également observer des cas de périphlébites. Il arrive que des hémorragies rétiniennes soient observées dans des cas d’occlusion veineuse consécutive à une inflammation veineuse rétinienne. Un œdème papillaire ainsi qu’une atteinte rétrobulbaire du nerf optique ne sont pas rares aux premiers stades d’un ARN (fig. 21-4). La manifestation initiale de l’ARN peut être une sclérite diffuse [9] ; c’est pourquoi il est indispensable d’effectuer un examen du fond d’œil après dilatation pupillaire chez tout patient atteint de sclérite.
En 1994, l’American Uveitis Society a proposé des critères diagnostiques standardisés pour l’ARN, fondés entièrement sur l’examen clinique et sur l’évolution de la maladie (tableau 21-I) [8].
ARN (d’après Holland, 1994[8] | PORN (d’après Engstrom, 1994 [14]) |
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Zone(s) unique ou multiples de nécrose rétinienne à bords nets Foyers nécrotiques habituellement situés en périphérie rétinienne Progression rapide de la maladie, si un traitement antiherpétique n’est pas mis en route Extension sur un mode circonférentiel des foyers de nécrose rétinienne Présence de vasculopathies occlusives avec atteintes artériolaires Inflammation marquée en chambre antérieure et dans le vitré Caractéristiques susceptibles d’être présentes, mais non nécessaires pour le diagnostic : neuropathie ou atrophie optiques, sclérite, douleur | Zones multifocales d’opacification rétinienne profonde sans bords granuleux Des zones confluentes d’opacification peuvent être présentes Lésions situées en périphérie rétinienne, avec ou sans atteinte maculaire Progression extrêmement rapide Pas de direction fixe de l’extension des lésions Absence d’inflammation vasculaire Inflammation intraoculaire absente ou minime Éclaircissement périveinulaire fréquent de l’opacification rétinienne |
En l’absence de traitement, l’inflammation s’éteint habituellement dans les deux à trois mois suivant le début des manifestations [10]. Il subsiste alors fréquemment une atrophie rétinienne périphérique sur 360°, accompagnée de multiples déchirures postérieures de la rétine, secondaires à la nécrose rétinienne. Ces déchirures rétiniennes, ainsi que la contraction de brides vitréennes secondaires qui peut être provoquée par une hyalite sévère, peuvent entraîner des décollements de rétine tractionnels et rhegmatogènes. Une atrophie optique survient fréquemment chez les patients qui ont présenté un œdème de la papille aux stades plus précoces de la maladie.
DIAGNOSTIC DIFFÉRENTIEL
Le diagnostic différentiel de l’ARN comprend des entités infectieuses et non infectieuses. La plupart de ces maladies — à l’exception de la maladie de Behçet (fig. 21-5), de cas atypiques de toxoplasmose et des endophtalmies bactériennes — progressent bien plus lentement que l’ARN, mais devraient être prises en compte dans le diagnostic différentiel.
Plusieurs maladies infectieuses peuvent ressembler à l’ARN. Le risque d’endophtalmie endogène augmente lorsqu’il existe un antécédent de pose de cathéter par voie centrale, d’hospitalisation récente, de chirurgie abdominale lourde, de sepsis bactérien, d’antibiothérapie systémique, d’alimentation parentérale, de maladies à des stades terminaux, d’immunodéficience, de neutropénie prolongée et de transplantation d’organe. Les cas de toxoplasmose chez des patients immunocompromis, notamment au cours du sida, peuvent avoir des présentations atypiques, comportant de vastes lésions multiples unilatérales ou bilatérales, avec ou sans cicatrices choriorétiniennes, ce qui peut les rendre difficiles à distinguer de l’ARN [11] (fig. 21-6). Des infiltrats rétiniens avec hémorragies chez un patient immunocompromis atteint d’une inflammation vitréenne minime sont fortement en faveur d’une rétinite à CMV [12,13] (fig. 21-7), tandis qu’une rétinite nécrosante évoluant rapidement à la périphérie et/ou au pôle postérieur en l’absence de hyalite et d’hémorragie fera plutôt évoquer un PORN ou un ARN, en particulier dans un contexte de déficit immunitaire marqué [14–16]. La syphilis, connue pour être la « grande simulatrice », peut avoir des caractéristiques communes avec l’ARN, mais son évolution est généralement moins rapide [17] (fig. 21-8). La plupart des spécialistes des uvéites prescrivent de manière systématique pour tous leurs patients atteints d’uvéite un test de dépistage de la syphilis (par exemple, FTA ou TPHA), car celle-ci peut affecter l’œil selon des présentations extrêmement diverses, susceptibles d’être guéries par un traitement antibiotique. Il est en particulier absolument indispensable de procéder au dépistage de la syphilis dans le contexte d’une infection par le VIH, compte tenu du risque élevé de co-contamination.
La rétinite liée à la maladie de Behçet peut être impossible à différencier de l’ARN (fig. 21-5) [18]. La maladie de Behçet touche essentiellement des patients originaires du Japon, du Moyen-Orient ou des régions méditerranéennes, mais elle se rencontre également chez des patients de toutes origines ethniques. Ces patients ont souvent des antécédents d’aphtes buccaux ou génitaux et de lésions cutanées.
Bien que peu fréquents, les lymphomes intraoculaires peuvent présenter un tableau clinique semblable à celui de l’ARN (fig. 21-9).
EXAMENS COMPLÉMENTAIRES
Le diagnostic de l’ARN est généralement clinique, comme le montrent les critères diagnostiques établis par le comité exécutif de l’American Uveitis Society (tableau 21-I) [8]. Cependant, dans certains cas atypiques ou chez des patients pour lesquels le traitement a échoué, on peut utiliser l’analyse de prélèvements d’humeur aqueuse et/ou d’échantillons vitréens ou de biopsies rétiniennes pour parvenir à un diagnostic de certitude.
L’analyse par PCR des liquides intraoculaires permet de détecter des taux infimes d’ADN herpétique, ce qui en fait la méthode de diagnostic la plus rapide, sensible et spécifique [19,20]. Cette technique a largement supplanté la culture virale, le titrage des anticorps intraoculaires et la sérologie. La PCR de l’humeur aqueuse seule peut être suffisante ; néanmoins, dans le cas du virus de l’herpès, ce n’est qu’à condition d’être utilisée au tout début de la maladie qu’elle peut donner un résultat positif, ce qui rend nécessaire la collecte d’échantillons vitréens. Les tests quantitatifs fondés sur la PCR (real time-PCR) peuvent fournir des informations supplémentaires concernant la charge virale, l’activité de la maladie et la réponse au traitement.
Lorsque la PCR est négative mais que la suspicion clinique d’ARN demeure forte en dépit d’une absence de réponse au traitement, une biopsie rétinienne peut fournir des informations diagnostiques supplémentaires [21].
Un ratio GW > 4 révèle la production d’anticorps locaux en réaction à un agent pathogène spécifique [22].
L’analyse de l’humeur aqueuse peut venir compléter un diagnostic de rétinite herpétique nécrosante due au HSV, au VZV ou à la toxoplasmose ; elle aura peu de valeur en revanche dans le diagnostic d’une rétinite CMV [23]. L’association du coefficient de Goldmann-Witmer et de la PCR peut augmenter la rentabilité diagnostique, en particulier pour ce qui concerne les infections de type virales [24].