Chapitre 21 Controverse autour de la psychothérapie de soutien
Parmi les auteurs sollicités, plusieurs ont exprimé une réserve, voire de la réticence face à la notion de psychothérapie de soutien. Cette forme de psychothérapie leur paraissait trop floue. Cette gêne explique la difficulté éprouvée pour rédiger certains chapitres. Du coup, ces derniers n’ont pas subi de « formatage » et expriment la diversité et la spécificité de leurs auteurs. Une mise en perspective était souhaitée : elle comprend le lien à la théorie, le caractère éclectique, le domaine d’utilisation et la qualification des utilisateurs. Plutôt que de rester dans un « no man’s land » composé de non-dits ou de positions paradoxales, il est apparu plus judicieux de poser les désaccords et de tenter de formaliser ce débat, un peu sur le mode de l’« Oxford Debate ». Ce débat codifié oppose, depuis la fin du xixe siècle dans les universités britanniques, deux camps dans une joute prenant une question pour objet, en un mot le pour et le contre. La simple définition de la question, objet de la controverse, oriente par essence la nature du débat qui s’ensuit. Une autre manière d’intervenir réside dans l’arbitrage entre références théoriques et réflexions issues de la pratique. Chaque avocat choisit ses références, illustre son point de vue. Pour garder la notion de débat, les positions seront présentées soit par Martine Girard (MG), soit par Laurent Schmitt (LS).
L’argument du débat pourrait être proposé ainsi : « Il n’existe pas de théorie de la psychothérapie de soutien, or on ne peut faire l’économie d’une théorie. » La réserve majeure concernerait le choix délibéré dans un ouvrage didactique de s’abstenir de tout chapitre théorique, alors qu’il existe un chapitre général portant sur les outils techniques. De plus, ce parti pris redouble l’absence de fondement théorique spécifique de la psychothérapie de soutien souligné par de nombreux auteurs. Enfin, ce choix délibéré de s’abstenir de théorie fait écho à l’athéorisme du DSM.
Absence de théorie ou éclectisme théorique
Diagnostic catégoriel et diagnostic psychopathologique
MG : Je ne peux soutenir qu’une pratique de soin quelle qu’elle soit puisse faire l’économie d’une conceptualisation articulée à la clinique. Pour Thurin, (2010) par exemple, la façon dont le diagnostic est posé et les éléments sur lesquels il repose conditionnent la possibilité et le choix de l’approche psychothérapique. Le diagnostic nosographique catégoriel (DSM ou CIM – Classification internationale des maladies) permet de présenter ce qu’un patient partage avec d’autres, mais il ne permet pas de choisir un traitement psychothérapique ajusté à l’histoire individuelle de ce patient-là. Le diagnostic psychopathologique étendu repose sur l’expertise clinique et la mise en relation de différents axes d’approche : symptômes, histoire personnelle et du développement, fonctionnement relatif à des situations particulières et éléments spécifiques. La formulation de ce diagnostic s’appuie nécessairement sur des modèles théoriques qui vont sous-tendre l’approche et les interventions du psychothérapeute et associe au diagnostic les spécificités de la personne. Elle apporte des éléments qui permettent de différencier les cas et les situations plutôt que de les confondre. D’ailleurs, Andreasen (1998b), corédactrice du DSM, en était venue à s’inquiéter de la disparition de « la bonne vieille clinique de la tradition européenne » : nous sommes aussi des médecins et nous devons essayer de comprendre comment ceux que nous voulons aider se sentent, pensent et changent subjectivement (Andreasen, 1998a). L’enseignement de la psychothérapie ne peut faire l’économie, même à un niveau prétendument élémentaire de psychothérapie de soutien, d’un préalable qui est celui de l’enseignement de la psychopathologie et, à défaut, au moins de la « bonne vieille clinique ». Il me paraît impossible de ne pas rattacher le symptôme au moins à un patient personnifié, à défaut d’un diagnostic psychopathologique élaboré. Il n’arrive jamais à aucun d’entre nous d’avoir à traiter « des hallucinations ». En revanche, chacun d’entre nous a affaire à des patients hallucinés. Il s’agit là d’un lieu commun, mais ce n’est pas en répondant par le modèle « un trouble = un traitement » que l’on enseignera la complexité et le trouble – éprouvé par le thérapeute – inhérents à la relation médicale : à symptôme identique, ce qui dans la réponse thérapeutique est opérant et pertinent pour l’un ne le sera pas pour l’autre. À l’appui d’une réhabilitation de la clinique du cas par cas qui ne soit pas rattachée à une prétendue exclusivité psychanalytique, je renverrai à nouveau à l’introduction emblématique de cet article de l’EMC : « Chaque patient est unique dans son histoire de vie et dans les moyens mis à disposition pour faire face à sa maladie. […] De nombreux cliniciens perdent de vue ce principe de base. » (Vianin, 2010) Il n’y a pas de pur en-soi de la maladie, rappelait J.P. Valabrega (1962) en commentant G. Canguilhem ; sauf à rêver à l’extrême d’une pure objectivité, disparition de tout regard, de toute théorie1, c’est-à-dire de tout « regardant » mais qui n’a d’égal que l’engloutissement dans le gouffre de l’intersubjectivité. La clinique du cas par cas exige un balisage, une conceptualisation de la pratique articulant un double regard, celui porté sur le patient et celui porté sur notre place dans la relation intersubjective. Une revue critique de la littérature aurait permis de ne pas occulter l’hétérogénéité des références théoriques.
Comme l’a évoqué Gabbard (2005), il existe une tendance pour chaque modèle théorique de justifier son intérêt, de poser une forme de suprématie vis-à-vis des autres modèles. Il cite le concept de « narcissisme des petites différences », selon l’expression de Freud. Dans les éléments véhiculés par cette expression, il signale la blessure narcissique que représente toute différence même minime entre soi et les autres, et le besoin d’obtenir une cohésion de groupe dans une communauté scientifique en considérant avec circonspection tous ceux qui présentent des différences, même infimes. Or, on oublie souvent que le DSM a été forgé, au fil de ses éditions, par des cliniciens dits néo-kraepeliniens, appelés ainsi car sensibles à l’histoire clinique des symptômes, au diagnostic différentiel. Au fil du temps, le DSM s’est modifié, a évolué. Dans une des versions du DSM-V, de nombreux aspects dimensionnels enrichissent la vision catégorielle jusque-là proposée, notamment pour les troubles de la personnalité. Une prise en compte du niveau de fonctionnement des patients est effectuée. Le DSM est conçu comme un outil diagnostique et statistique des affections mentales. Les conceptions théoriques n’y figurent pas. Cependant, la psychopathologie n’en est pas absente quand il est fait état des pathologies associées, des comorbidités, des diagnostics différentiels et de l’évolution habituelle des affections en cause. Les facteurs de stress liés à l’apparition de la maladie et le retentissement social marquent d’autres aspects essentiels pour toute approche thérapeutique. Le DSM ne résume pas l’approche clinique, il est conçu pour poser un diagnostic. Il définit des entités pathologiques et permet d’envisager des évolutions cliniques. Outre le fait qu’il peut être un objet d’échange entre différents professionnels, il oblige à une clinique syndromique et structurale ; cela n’est pas toujours effectué lorsqu’une psychothérapie est indiquée à partir de la seule souffrance psychique ou quand la demande reste le seul indicateur. Dans un cas on aurait « un être humain sans diagnostic mais en souffrance », dans l’autre cas le diagnostic orienterait le traitement, le dispositif de soins, la réhabilitation et les programmes de soin. L’exemple en est les programmes de soins pour les états psychotiques aigus ou les formes de début de la schizophrénie. Ces deux entités ne se superposent pas. Mais anticiper le risque évolutif permet une action thérapeutique structurée.
MG : La tentation de suprématie de certains modèles théoriques par rapport à d’autres ne saurait en aucun cas justifier le renoncement à tout modèle théorique. Surtout, il n’est pas question d’indiquer la psychothérapie sur la seule souffrance psychique et la fonction d’un balisage théorique minimal concernant la direction générale du travail ; son cadre et ses conditions sont bien de permettre, notamment au débutant, de se référer à quelques appuis évitant de s’engouffrer dans une seule réponse compassionnelle. Il me semble parfois relever une certaine difficulté à poser des conditions minimales au patient au motif qu’il va mal et une soumission à une priorité : « Laisser parler sans oser se manifester… pour préserver la relation. » On n’ose pas interroger, investiguer, au motif de préserver à tout prix la relation alors que c’est aussi le regard objectivant qu’on peut porter sur le patient et sur les circonstances de la rencontre qui aidera à définir l’orientation thérapeutique la plus pertinente et à lui en signifier les conditions incontournables. Pourraient se dessiner deux positions : celle de l’objectivation qui éliminerait le sujet clinicien et une position inverse qui passiverait le sujet clinicien ; excès d’objectivation d’un côté, défaut d’objectivation de l’autre, dérive molle de la clinique renvoyant à une paralysie de l’écoute.
L’absence de référence théorique
MG : L’absence de fondement théorique spécifique est soulignée par de nombreux travaux : n’étant pas intrinsèquement reliée à un cadre théorique validant ses fondements, considérée comme parasite, la psychothérapie de soutien emploie selon les besoins des stratégies et techniques dérivant de différents modèles et impliquant la coexistence de modèles potentiellement incompatibles. Ainsi, les raisons de l’éclectisme longuement développées par Weyeneth et al. (2004) – aucune des écoles existantes ne peut répondre à toutes les situations – ne suffisent pas à en atténuer les limites. À partir de multiples références, les auteurs mettent en avant la nécessité de l’ajustement technique, entre empirisme et flexibilité : recherche de la meilleure combinaison d’interventions par rapport à un patient donné au sein d’une constellation de procédures thérapeutiques. Mais ce souci légitime de l’adaptation à chaque cas singulier mériterait à mon point de vue d’être resitué à ses différents niveaux puisqu’il apparaît comme l’enjeu majeur de l’individualisation même de la notion de psychothérapie de soutien et donc de la formation : formation avancée dans un domaine ou saupoudrage pluriel, renvoyant aussi à l’identité flottante du psychiatre « tout-terrain » écartelé entre des modèles et leur hiérarchisation plus ou moins implicite. Finalement, c’est en interrogeant les facteurs communs que des auteurs proposent les pistes les plus fécondes. Ainsi, pour Weyeneth et al. (2004), la reconnaissance par le patient qu’il a un problème est un premier niveau d’approche ; le deuxième niveau consiste à définir ensemble le problème et éventuellement à le redéfinir de manière à ce qu’il devienne un problème susceptible de bénéficier d’une thérapie ; le troisième niveau consiste à modifier la façon de gérer le problème. Or, l’une des difficultés rencontrée avec certains patients, et notamment ceux auxquels sont proposées les psychothérapies de soutien, est bien de les aider à identifier leur problème autrement qu’en termes de souffrance, de projection ou de symptôme. Il faut donc d’abord tenter de leur fournir un cadre dans lequel ils puissent parler de leur souffrance et transformer leur souffrance en problème. Ce cadre en tant que soutien serait une composante des facteurs communs à toutes les psychothérapies.
LS : L’articulation entre la psychopathologie et la psychothérapie peut être schématisée comme un continuum. Ce continuum prend en compte le degré de sévérité de la psychopathologie, les capacités adaptatives, la vision intégrée de soi-même, la capacité à nouer des relations avec autrui et à pouvoir se représenter leurs réactions. Les patients les plus touchés présentent des symptômes et des comportements qui les amènent vers un repli ou une inactivité, ils ne peuvent penser clairement et de façon réaliste. Leurs troubles altèrent leur fonctionnement dans la vie de tous les jours et perturbent leurs relations à eux-mêmes ou vis-à-vis des autres. À l’inverse, les sujets considérés comme les mieux portants ont des comportements adaptés et mûris, ils font preuve d’introspection et d’humour, ils ont des relations équilibrées avec autrui et sont capables de développer un grand nombre d’activités, d’y trouver de l’intérêt, d’affronter des conflits envers eux-mêmes ou envers les autres. Au centre de ce continuum se situent des patients dont les comportements, l’adaptation, la manière de penser et les émotions sont alternativement sources de problème ou de réussite pour affronter de réelles difficultés. On considère que les sujets souffrant de schizophrénie, de troubles bipolaires sévères, d’une personnalité état limite ou d’addictions, se situent dans la partie sévère de ce continuum. Les sujets qui présentent des troubles de la personnalité évitante, dépendante, des troubles de l’adaptation ou des symptômes anxieux transitoires se situent du meilleur côté. Ce continuum n’est pas gravé dans le marbre. Il peut se modifier par l’intensité de certaines dimensions de la personnalité, l’association à des comorbidités majeures comme l’alcoolisme ou des comportements suicidaires. Il varie au fil de l’existence : certaines symptomatologies s’expriment de façon bruyante à la fin de l’adolescence, d’autres paraissent plus sévères à l’approche de la vieillesse. Certaines écoles théoriques ont établi des critères d’analysabilité ou d’inclusion qui justifient et structurent l’indication d’une prise en charge. Lorsque le patient ne rentre pas dans ces critères, les propositions qui lui sont faites s’ouvrent vers une prise en charge par un autre thérapeute, ou vers une adaptation du modèle théorique sur un mode dégradé, simplifié. Or, l’assemblage d’une technique psychothérapeutique à la demande et aux capacités d’un patient est un enjeu d’autant plus essentiel que la démarche de consultation est extrêmement difficile pour le patient et qu’il n’a pas toujours les capacités de choisir entre différents thérapeutes. La psychothérapie de soutien s’adresse souvent aux patients les plus atteints. Elle vise à leur assurer une stabilité, à améliorer leur cohésion psychique, à leur permettre d’obtenir une meilleure estime de soi. À l’inverse, les psychothérapies d’inspiration dynamique vont avoir de meilleurs résultats chez des patients dont l’introspection, la capacité d’assumer des conflits, la représentation des états mentaux d’autrui et les mécanismes de défense mûrs les amènent à une conception facilitée de ce qu’est le travail psychothérapeutique. Lorsque l’on considère ce continuum, on se rend compte que la plupart des phénomènes cliniques, symptômes, comportement, fantasmes, observés chez un patient, ne peuvent pas être expliqués par une seule théorie. Comme il a été souligné plus haut, ce sont les facteurs communs entre les différentes psychothérapies qui sont plus souvent associés à l’amélioration que les facteurs spécifiques ; on considère que la simple technique n’intervient que pour 12 à 15 % de la variance dans le résultat des différentes formes de thérapies. La créativité thérapeutique impliquée dans le traitement d’un patient nécessite de pouvoir connaître le registre théorique de la psychothérapie de soutien. Ce registre relève de la théorie psychanalytique, des théories cognitives et des théories de l’apprentissage. Pour la théorie psychanalytique, parmi les éléments importants figurent la relation à la réalité, la relation aux autres, les mécanismes de défense et l’introspection. La théorie cognitive, elle, s’intéresse aux schémas de pensée, aux attitudes dysfonctionnelles, aux pensées automatiques, aux distorsions et aux erreurs. Les schémas de pensée sont considérés comme des croyances permanentes et des attitudes construites au fil de l’expérience et des relations aux autres. Dans la psychothérapie de soutien, le processus thérapeutique implique d’identifier ces pensées dysfonctionnelles et de tenter de les amender ou de les contrebalancer. La théorie de l’apprentissage considère que dans toute psychothérapie, au travers des problèmes soulevés, des questions posées, s’instaure une forme d’apprentissage au travers de l’acquisition d’une combinaison d’outils et de connaissances. Les déficits d’apprentissage ne permettent pas au patient de retenir des informations d’une séance à l’autre ou de bien comprendre la portée de la discussion, voire ses dimensions implicites. De nouvelles informations sont retenues lorsqu’elles sont en lien avec des significations personnelles, des associations d’idées et des relations avec les connaissances antérieures. Les théories de l’apprentissage interviennent dans l’alliance thérapeutique permettant au patient de comprendre sa maladie et les étapes du soin. Quand les patients participent et collaborent pour déterminer leurs buts et leurs objectifs de soins, cela facilite différentes formes d’apprentissage. L’identification des ressources et des obstacles fait également partie des théories de l’apprentissage. Ainsi, on peut aider les patients à évaluer leurs progrès, leurs faiblesses et leurs difficultés. Les théories de l’apprentissage peuvent conduire à examiner toutes les inquiétudes, les craintes, les réactions thérapeutiques hostiles afin d’éviter des ruptures dans le soin. Si pour les uns cet assemblage de techniques représente une forme d’indistinction théorique, pour les autres, chaque technique s’applique à des niveaux psychopathologiques différents et à des besoins exprimés individuellement par chaque patient.