20. Une violence insidieuse dans des contextes de souffrance et d’angoisse
était en 1998 dans une maternité publique de la région parisienne. Mme O. était sur le point d’accoucher. Pendant douze heures, elle a eu des contractions. Le bébé n’arrivait pas à sortir. Les soignants ont alors utilisé les forceps et ont forcé pour l’extirper du ventre de la mère. Le bébé naît à 5h du matin. Les infirmiers prennent l’enfant, ne disent rien à la mère et laissent cette dernière dans la salle d’accouchement où elle reste seule, dans de grandes souffrances et sans aide pendant un long moment. Personne ne la prend en charge ni physiquement, ni psychologiquement, jusqu’à ce que, après un scandale provoqué par son mari exaspéré, des aides-soignantes arrivent pour s’occuper d’elle. Personne ne lui adresse la parole, ni à son mari non plus. On ne lui donne pas son enfant, elle ne le voit pas et ne sait pas où il est, et personne ne répond à ses questions. L’équipe laisse ainsi la mère et le père, sans un mot d’explication, sans une parole, jusqu’à la fin de l’après midi du même jour. Les parents, qui sont allés voir à la pouponnière si leur enfant y était en fin de matinée, ne l’y ont pas trouvé et ont fini par se dire que leur bébé était mort. Pour eux, il était mort et personne n’osait le leur annoncer. En fait, ils ont su vers 15h que l’enfant avait été emmené en hélicoptère à Paris, dans un centre de puériculture. Une infirmière leur dit que l’enfant avait avalé ses selles et le liquide amniotique. En outre, à la naissance, il s’est retrouvé avec la clavicule cassée dans la violence de l’accouchement. À l’hôpital, on ne dit rien de plus à la mère et on ne lui propose même pas de l’emmener en ambulance à Paris voir son enfant. C’est le mari et la mère de cette femme qui font les démarches pour qu’elle sorte et qui la conduisent dans le centre de puériculture où se trouve son nouveau-né. Toute la famille se trouvait dans un état de souffrance extrême, le bébé aussi certainement. Ses parents ne pouvaient s’empêcher de penser à lui comme à un enfant mort ou qui le serait bientôt jusqu’à ce qu’ils le revoient. En revanche, au centre de puériculture, l’accueil a été très empathique et apaisant. Une infirmière a immédiatement reçu la famille, a montré l’enfant (qui recevait des soins) à ses parents qui ont pu le prendre dans leur bras, le toucher enfin. Elle les a rassuré sur le pronostic vital. Si la mère n’avait pas eu sa famille auprès d’elle, elle n’aurait pas pu se déplacer et l’enfant serait resté seul. Maintenant, il est grand, mais, psychologiquement, il reste des séquelles de cette venue au monde: il bégaie, il a de gros problèmes physiques et il est très peureux de tout, très méfiant, c’est difficile de nouer un lien avec lui bien que ce soit un enfant extrêmement intelligent et attachant. »
Ce récit apparaîtra peut-être pour certains soignants, dans certains hôpitaux, un quotidien qui n’a rien d’exceptionnel, ce qui est terrifiant. À notre époque où l’on sait l’importance du lien de l’enfant avec sa mère et de son existence dès que le bébé se trouve dans son ventre, comment peut-on encore traiter un nouveau-né comme un objet, comme un paquet à expédier par hélicoptère sans en avertir les parents, sans avoir mis l’enfant au préalable dans les bras de sa mère ? Bien entendu, les soignants ont vu d’abord l’urgence de sauver médicalement et techniquement la vie de cet enfant, mais cela n’était pas incompatible avec le fait que les bras de sa mère, sa chaleur, son amour pouvaient constituer une aide supplémentaire pour cet enfant et un soutien à son désir de vivre. En outre, laisser les parents sans un mot, sans une aide ni physique ni psychologique pendant une journée entière, dans une souffrance d’une grande violence, est inimaginable: les défenses qui se sont développées chez les soignants pour en arriver à ne pas avoir une once d’empathie pour la mère et ne pas répondre à ses questions, sont devenues un handicap sévère à la pratique du métier de soignant dans la situation décrite précédemment, faute d’un travail sur ces défenses qui se sont développées, installées, ancrées, sans que personne ne vienne là les remettre en question, sans que les soignants eux-mêmes, peut-être, n’en aient pris conscience et n’aient trouvé à redire dans cette manière d’agir concernant les événements catastrophiques comme celui-ci.
Ces défenses s’expliquent sans doute comme un évitement de devoir dire à la mère dans quel état se trouvait son enfant, ou peut-être aussi parce que la mauvaise organisation de l’hôpital faisait que personne n’avait été officiellement désigné pour assumer la responsabilité de parler aux parents et que, par conséquent, personne n’osait prendre cette responsabilité.
Tout d’abord, il aurait pu être annoncé à la mère, dans des termes les plus apaisants possibles qu’on ne lui mettait son enfant dans les bras que quelques secondes parce qu’il nécessitait des soins complémentaires urgents dans une autre maternité et que les médecins s’occupaient de tout. Ensuite, il aurait été bon que la mère, ou le père ou quelqu’un de l’équipe si cela était trop pénible aux parents, puisse dire sur un ton affectueux à l’enfant qui était vivant, qu’il allait être emmené et que ses parents l’aimaient et l’accompagneraient. Une aide psychologique aurait pu être proposée pour entourer et soutenir la famille. Tout au moins, un soutien empathique de l’équipe soignante autour de la mère, destiné à la rassurer ou à organiser son transfert à Paris pour qu’elle soit avec l’enfant, aurait pu rendre la situation moins dramatique que cette attente effrayante. Surtout, les parents auraient su que leur enfant était vivant et l’auraient investi ainsi, quitte à devoir apprendre par la suite qu’il n’avait pas survécu, ce qui heureusement n’était pas le cas. On peut dire que l’hôpital s’est montré efficace pour sauver la vie de l’enfant. C’est un fait. Mais la vie de cet enfant, avec la violence inouïe (physiquement et psychiquement) dans laquelle il est né, connaît d’importantes difficultés dans les premières années de sa vie. Elles auront des conséquences sur sa vie d’adulte à moins d’une prise en charge psychothérapeutique très efficace.
On peut faire l’hypothèse aussi que le risque de mort de l’enfant a engagé l’équipe à faire en sorte que la mère ne le connaisse pas pour qu’elle ne s’y attache pas, d’où le fait que personne n’ait songé à lui montrer son enfant, ni à lui en parler, comme s’il était un sujet tabou du fait du pronostic vital incertain planant sur lui. Toutefois, l’enfant était vivant. Ce n’était pas à l’équipe de juger à la place de la mère si celle-ci devait voir son enfant ou non. En outre, parler à la mère de son enfant aurait pu le faire vivre et exister à ses yeux au lieu, d’une certaine façon, de l’avoir fait mourir fantasmatiquement pour ses parents.
Certains soignants pensent que leur rôle est de faire rester en vie la personne à n’importe quel prix, sous n’importe quelle forme, considérant la vie pour la vie, sans considérer le sujet parce qu’au fond, ce n’est pas cette éthique du sujet que leurs études leur ont présentée. Une chose importante consiste à ne pas oublier que le sujet est indissociable de son corps: traiter le corps, c’est traiter le sujet ; ce qui est infligé de violence et de maltraitance au corps, l’est au sujet.
Les soignants sont des sujets qui doivent rester sujets de leurs désirs, de leurs décisions et non objets de leur profession ou de l’institution dans laquelle ils exercent, violence insidieuse qui a de graves répercussions sur tous.
Il n’est pas rare de rencontrer de la violence dans les maternités à l’égard des nouveaux-nés et/ou des parents, ne serait-ce que dans la façon où, malgré les écrits de Françoise Dolto et de Ginette Raimbaud, certaines personnes pensent encore que les bébés ne souffrent pas physiquement, ou beaucoup moins que les adultes, et ne comprennent rien, sont des objets. Or, ces deux psychanalystes ont beaucoup œuvré pour qu’au bébé et à l’enfant puisse être reconnu le statut de sujet dès la venue au monde. Le bébé est un sujet livré à l’angoisse, aux émotions, à la douleur, aux affects en général. Il est d’autant plus important d’avoir une position claire avec un bébé que son angoisse risque d’être décuplée du fait de son incapacité encore à analyser par la parole, par des pensées nettes ce qu’il ressent. Il est d’autant plus soucieux, angoissé, craintif d’une possible absence de soins qu’il est totalement tributaire de la personne qui les lui octroie. Il y a donc un soutien plus grand à lui apporter. Dans le domaine des soins médicaux, il a été prouvé qu’un bébé souffrait encore plus qu’un adulte du fait d’un pare-excitation non encore constitué et d’une peau plus fragile: le corps prend la douleur brutalement sans pouvoir mettre de sens sur cette souffrance d’autant plus intrusive et violente qu’elle reste imprévisible. Le bébé perçoit en outre beaucoup de choses par ce que lui dévoile sur lui-même et sur ce qu’il représente, le visage de la personne qui s’en occupe.
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