Chapitre 2. Urgence psychiatrique et comorbidité
C. Lemogne
En psychiatrie, les grandes études épidémiologiques menées en population générale ont montré que la comorbidité, c’est-à-dire l’association d’au moins deux troubles différents chez un même patient, est une éventualité fréquente [7]. Cela est encore plus vrai en population clinique où la comorbidité constitue la règle plus que l’exception [7, 9]. La situation d’urgence augmente aussi bien l’impact de la comorbidité sur la conduite à tenir que le risque de négliger son évaluation.
Désignant selon Feinstein [5] « toute entité clinique additionnelle, existant déjà ou apparaissant dans l’histoire clinique d’un patient souffrant d’une maladie index », ce concept est d’apparition récente en psychiatrie. Les problèmes méthodologiques en ont été discutés par Wittchen [17]. Cet auteur incrimine l’absence de définition consensuelle dans la variabilité des résultats des travaux épidémiologiques en psychiatrie et il propose comme définition de la comorbidité « la présence de plus d’un trouble spécifique chez un individu pendant une période de temps donnée » [4]. Ce concept ne présume en rien du type de relations pouvant exister entre les troubles et son application en psychiatrie pose de nombreux problèmes théoriques et pratiques.
Les problèmes théoriques sont dominés par l’usage contemporain de la nosographie syndromique. Stricto sensu, le concept de comorbidité renvoie à celui de maladie et donc de physiopathologie. La notion de « trouble » contourne prudemment les lacunes de la physiopathologie psychiatrique. On admettra que le concept de comorbidité s’applique à des « troubles », non à des maladies, mais le recours actuel à des critères cliniques pour définir ces troubles en garantit la fiabilité, c’est-à-dire la reproductibilité, mais non la validité c’est-à-dire leur pertinence en tant que pathologies indépendantes.
Les problèmes pratiques sont dominés par l’évaluation, rendue difficile par le contexte de l’urgence mais qui doit être systématique, et la hiérarchisation des troubles comorbides et (ou) des symptômes co-occurrents.
ASPECTS THÉORIQUES
La comorbidité de deux troubles A et B pose la question des liens les unissant. Envisage-t-on des liens de causalité qu’il nous faut examiner au moins trois hypothèses : A entraîne B, B entraîne A, ou encore C entraîne A et B, sans compter les interactions possibles (p. ex. A et C entraînent B). Mais la comorbidité est une association et qui dit association ne dit pas relation causale. De nombreuses hypothèses intermédiaires peuvent être formulées [3, 12]. Dans le modèle de vulnérabilité, A prédispose à l’apparition de B. Cette vulnérabilité est soit générale, A prédisposant également à C ou D, soit spécifique de B. Dans le modèle de pathoplastie, A et B s’influencent mutuellement sans lien de causalité. Dans le modèle du spectre, A et B reflètent une pathologie sous-jacente unique. Une autre hypothèse est évidemment celle d’une indépendance de A et B. Plausible à l’échelle d’un individu, elle est largement réfutée par l’agrégation constamment retrouvée entre les troubles psychiatriques dans les études de comorbidité [7, 9]. Enfin, insistons sur le fait que ces hypothèses ne sont pas mutuellement exclusives.
Avec le modèle du spectre, nous abordons les problèmes théoriques posés par la comorbidité psychiatrique en particulier, où il s’agit de déterminer si les classifications actuelles ont établi des catégories diagnostiques indépendantes ou si ces dernières ne représentent que différentes manifestations d’une même pathologie sous-jacente, ou encore de choisir entre une approche catégorielle ou dimensionnelle [12]. Ce choix est souvent empirique en psychiatrie où la nosographie relève d’une clinique discriminant des troubles et non d’une physiopathologie discriminant des maladies. Considérons le cas de deux patients consultant pour idéation suicidaire
: l’un présente un ralentissement
psychomoteur avec douleur morale, anorexie et hypersomnie, l’autre un état d’agitation
avec anxiété
, hyperphagie et insomnie
d’endormissement. L’approche catégorielle aura tendance à décrire deux syndromes dont la validité, en tant que troubles distincts l’un de l’autre, sera défendue sur la base de leurs différences. L’approche dimensionnelle s’attachera au contraire à explorer une symptomatologie commune (p. ex. l’anhédonie) et décrira une maladie unique (p. ex. la dépression). Les différences entre les deux syndromes apparaîtront alors comme anecdotiques, relevant du concept de forme clinique.





ASPECTS PRATIQUES
Pourquoi évaluer la comorbidité ?
La démarche médicale doit privilégier ce qui est fréquent et/ou grave, en particulier en situation d’urgence. L’évaluation de la comorbidité psychiatrique répond à ce double impératif. L’épidémiologie nous apprend que la moitié des sujets souffrant d’un trouble psychiatrique en présente au moins un deuxième [7]. Cette proportion augmente chez les patients consultant aux urgences (ou ailleurs). La comorbidité s’accompagne d’une demande de soins plus importante mais elle est généralement associée à une diminution de la réponse thérapeutique et à une augmentation de la chronicité, de la sévérité et du risque suicidaire (p. ex. augmentation du risque suicidaire chez les patients bipolaires
souffrant d’un trouble obsessionnel
compulsif) [7, 9, 12, 14]. Elle est donc un facteur essentiel du pronostic. Son évaluation détermine la conduite à tenir : un motif de consultation bruyant mais bénin peut détourner l’attention du clinicien d’une pathologie plus grave (p. ex. attaque de panique
accompagnant un épisode dépressif
majeur), une affection comorbide peut imposer une consultation prolongée (crise suicidaire associée à un abus d’alcool), etc. Il y a lieu de hiérarchiser les objectifs thérapeutiques.




Les pièges à éviter
Le contexte de l’urgence augmente le risque de négliger l’évaluation de la comorbidité en exigeant une décision la plus rapide possible. Deux écueils méritent d’être soulignés : la demande du patient et la prise en compte des antécédents. La demande du patient doit toujours être explicitée. Il ne s’agit pas seulement de son contenu, c’est-à-dire de la demande en elle-même, mais également de son contexte : pourquoi ici et surtout pourquoi maintenant ? Ce temps essentiel permet parfois de recadrer la consultation autour d’une symptomatologie non évidente au premier abord (p. ex. méconnaître un épisode dépressif
chez un patient schizophrène
). L’excès inverse comporte le même risque et la demande du patient ne doit pas non plus monopoliser l’évaluation (p. ex. méconnaître une dépendance alcoolique
chez un patient déprimé). La prise en compte des antécédents est également à double tranchant : il faut prendre le temps d’une anamnèse minimale et, dans le même temps, savoir s’affranchir des étiquettes diagnostiques (p. ex. ne pas réfuter un diagnostic de trouble de l’humeur
sous prétexte que le patient présente un trouble de personnalité
). Un second piège à éviter consiste à confondre comorbidité ou association de troubles différents [3], et co-occurrence symptomatique ou syndrome. Cette difficulté est renforcée par la temporalité de l’urgence, synchronique par nécessité. En pratique, il revient au clinicien d’introduire une perspective diachronique. Cette association de troubles est-elle aiguë ou chronique, labile ou stable ? Une association aiguë et/ou labile témoigne plus souvent d’une co-occurrence symptomatique que d’une comorbidité (p. ex. crise suicidaire chez une personnalité émotionnellement labile) et renvoie à la nécessité d’un diagnostic différentiel.





Un troisième piège à éviter est de se tromper de priorité. La hiérarchisation rapide des troubles comorbides est rendue nécessaire par la temporalité de l’urgence, en dehors des règles de la hiérarchie diagnostique conventionnelle : au lieu de la préséance des troubles mentaux organiques
, la priorité en urgence va parfois au traitement des symptômes psychiatriques secondaires (p. ex. traitement de l’agitation
psychomotrice avant orientation vers des soins somatiques). Au lieu de la préséance des troubles les plus invalidants, la conduite à tenir en urgence est parfois déterminée par la co-occurrence symptomatique (p. ex. attaque de panique
chez un patient présentant une schizophrénie
stabilisée). Si la prise en charge dépend en premier lieu de l’évaluation de la comorbidité, il faut se méfier de hiérarchiser des troubles comorbides en termes de causalité. Non seulement comorbidité ne signifie pas causalité, mais causalité ne signifie pas priorité. Considérons le cas d’un patient consultant pour syndrome délirant
quand l’évaluation montre l’association d’un trouble schizophréniforme et d’une dépendance au cannabis
. La prise en charge doit vraisemblablement privilégier à court terme le trouble schizophréniforme et à long terme la dépendance au cannabis La temporalité de l’urgence l’emporte sur les considérations étiologiques [2]. Considérons maintenant un patient consultant pour idéation suicidaire, chez qui se révèle l’association d’une dépression
, d’un alcoolisme
et d’une phobie
sociale. La conduite à tenir en urgence doit vraisemblablement privilégier la prise en compte de l’alcoolisme, que celui-ci soit cause (de la dépression) ou conséquence (de la phobie sociale).









Un dernier piège à éviter consiste à s’enliser dans le questionnement du diagnostic positif qui n’est pas nécessairement un facteur décisionnel pertinent. Le principal enjeu de l’évaluation psychiatrique en situation d’urgence est bien souvent le diagnostic de gravité ou d’aggravation vraisemblable. L’approche catégorielle est avant tout un outil au service du clinicien : si cet outil n’est pas adapté, il faut savoir en changer. L’approche dimensionnelle peut s’avérer plus pertinente pour déterminer la conduite à tenir en fonction d’une dimension prépondérante (p. ex. anxiété
, impulsivité, vécu abandonnique, etc.), c’est-à-dire dans une approche transnosographique. Enfin, si l’évaluation de la comorbidité se transforme en accumulation diagnostique, il faut savoir évoquer un trouble de personnalité
, en particulier histrionique, voire un trouble factice psychiatrique.


Comment évaluer la comorbidité ?
L’entretien avec le patient est au centre de cette évaluation. Comme pour tout premier entretien, il est généralement souhaitable de laisser le patient exprimer librement sa demande. Son contenu et son contexte (pourquoi ici ? pourquoi maintenant ?) doivent être explicités. Une erreur fréquente est d’assimiler le contenu de la demande aux plaintes du patient et (ou) de son entourage. Or, cette demande comporte aussi des attentes, souvent utiles dans la hiérarchisation des troubles comorbides. À ce titre, une des premières questions posées par le clinicien devrait être : « qu’attendez-vous de cette consultation ? ». Secondairement, l’entretien est plus directif et chaque hypothèse diagnostique soulevée par la situation doit être explorée. Enfin, il faut rechercher systématiquement les antécédents personnels et familiaux ainsi qu’une comorbidité addictive. Certains entretiens standardisés peuvent être facilement utilisés en pratique clinique. C’est le cas du Mini-International Neuropsychiatric Interview ou MINI [13] dont la bonne sensibilité est adaptée au dépistage des troubles comorbides, à l’exception des troubles de personnalité.

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