Chapitre 2 Psychologie clinique de la parentalité et du naître humain
Devenir parent, naître humain et être soignant à la maternité
Un outil central et partagé : la parentalité périnatale
Parentalité et grossesse
La parentalité périnatale englobe la synergie potentielle dans un espace conjugal et familial de trois processus indissociables : (re)devenir mère (maternalité), (re)devenir père (paternalité) et naître humain.
Troisième condition de validité de cette définition de la parentalité périnatale dans notre contexte d’une psycho(patho)logie psychanalytique : bien sûr, elle recouvre, les relations comportementales, émotionnelles, les représentations conscientes mais elle aspire, tout autant, à prendre en compte dans une vision bifocale « complémentariste » (Devereux, 1985), les affects et les représentations préconscientes/inconscientes. En effet, en accord avec l’optique psychanalytique, la parentalité correspond au quotidien de la clinique périnatale au franchissement d’étapes générationnelles, dont le programme conscient est toujours infiltré de traits inconscients qui vont faire retour dans cet étranger familier qu’est l’enfant. Pour le meilleur et pour le pire, cette infiltration se cristallise électivement pendant la période périnatale chez des adultes confrontés à une inflation de réminiscences de la « situation anthropologique fondamentale » (Laplanche, 2002) où la dissymétrie entre l’inconscient sexuel de l’adulte et du fœtus/infans culmine.
On décrit en ce sens, chez la femme enceinte, sa « transparence psychique » (Bydlowski, 1991). Métaphoriquement, je parle de fonctionnement psychique « placentaire » pour bien mettre en exergue sa finalité : la gestation des fonctions maternelles de contenance et d’interface à l’égard de l’enfant à naître. Au début de la grossesse, l’embryon/fœtus est une extension corporelle maternelle. Mais chemin faisant, à l’entrecroisement des interactions fœto-environnementales (où la proprioception joue – en creux ou en plein – un rôle majeur pour la mère) et des identifications projectives qui expriment le projet d’enfant, une objectalisation de « l’enfant virtuel » s’impose progressivement. Du degré de maturation objectale en prénatal de cet enfant, initialement narcissique, dépendra notamment le devenir de l’empathie maternelle à l’égard du nouveau-né en postnatal. Ma proposition de « relation d’objet virtuelle » parent ⇔ fœtus (Missonnier, 2003a) reprise plus loin explore les variations cliniques de cette géométrie variable.
Entre haine et amour, la mère chemine dans un conflit d’ambivalence à l’égard du fœtus. F. Sirol (1999), en se référant à D.W. Winnicott, décrit avec acuité les vingt et une raisons qu’une femme enceinte a de haïr son fœtus. Un fœtus qui contraint a priori la femme à réorganiser rétrospectivement son histoire et son identité et à s’engager prospectivement dans la métamorphose du devenir mère.
Le paradigme d’une conflictualité de la parentalité mise en relief dans la période prénatale décrite chez la femme est aussi valide, dans un registre singulier non confusionnant, pour le géniteur. De fait, mutatis mutandis, le devenant père traverse durant cette période une phase de réaménagement biopsychique qui questionne son histoire individuelle et générationnelle (cf. p. 229). Il reste encore à ce jour beaucoup à entreprendre pour que le père soit véritablement accueilli à la juste mesure de ses vertus et vertiges par les professionnels de la périnatalité.
La naissance est donc avant tout un passage d’un état à un autre, une modification radicale, un bouleversement, mais d’une vie déjà en cours tant pour la mère, l’enfant que pour le père et la famille. Entre rupture et continuité, il existe pour chacun un point d’équilibre entre catastrophe naturelle (traumatisme parental de la naissance) d’une impossible adaptation spontanée et anticipation créative à l’accouchement et à la confrontation au nouveau-né. Comme nous le verrons bientôt, cette proposition conduit à un examen critique de la conception d’O. Rank (1924) d’un traumatisme biologique systématique de la naissance chez l’humain (matrice de toutes les angoisses ultérieures) mais prolonge le débat ouvert par ce découvreur sur la sensorialité pré- et périnatales chez le fœtus/nouveau-né et, après coup, sur l’inertie des traces mnésiques périnatales toute la vie durant et, en particulier, lors de leur commémoration à l’occasion du (re)devenir parent.
Devenir mère et naître humain : une triade biologique
En point d’orgue à sa militance pour la clinique prénatale, l’article de M. Soulé, La vie du fœtus. Son étude pour comprendre la psychopathologie périnatale et les prémices de la psychosomatique (1999), est un plaidoyer très convaincant en faveur de l’empreinte chez l’homme du fonctionnement matriciel de la triade biologique fœtus–placenta–mère.
La jonction épistémologique que Soulé développe entre la vie fœtale et les travaux de l’École de psychosomatique de Paris est essentielle. Le fondateur de ce courant, P. Marty, avait fait référence à un « niveau de fixation très archaïque (…) prénatal » dans une de ses premières publications de 1958 portant sur la relation d’objet allergique. Mais depuis, force est de constater, que cette voie a été peu explorée par les membres de l’École de Paris, alors que leurs riches travaux peuvent être interprétés comme une invitation constante à s’y engager. Or, justement, c’est ce que propose Soulé, en définissant la triade biologique fœtus–placenta–mère comme le socle des « noyaux psychosomatiques originaires » évoqués par L. Kreisler (1991). Dans ce cadre, Soulé envisage de nombreux exemples de (dys)fonctionnements de cette triade biologique prénatale. Il propose aussi de considérer certains comportements fœtaux comme des « prémices des procédés autocalmants » (1991, 1993) s’inscrivant dans un « système de décharge pendant la vie fœtale. »
Dans cette lignée, j’ai donc élaboré une proposition conceptuelle : la relation d’objet virtuelle (ROV). En étayage sur la conception de la triade biologique, elle met en exergue la réciprocité fœtus ⇔ environnement, la trajectoire transformationnelle intra- et inter(proto)subjective de la gestation, le caractère virtuel de son objet et, dans la filiation des relations d’objet orale, anale, génitale, son site utéro-placentaire.
D. Blin et M.J. Soubieux (1997), ont conceptualisé en termes freudiens d’investissement nostalgique cette perte d’un « objet non-objet » « mi-moi, mi-autre » situé dans un entre-deux d’investissement narcissique et d’investissement objectal.
Dans le groupe WAIMH12 (francophone), « Le premier chapitre13 », l’étude polémique de Hugues et al. (2002) publiée dans The Lancet a été l’objet d’une analyse critique. Cette recherche (éminemment discutable dans sa forme et son fond) remet en cause le bien-fondé et l’efficacité psychologiques des scénarios d’accompagnement proposés depuis une décennie par les professionnels aux parents qui ont perdu l’enfant de la grossesse.
Entre nidification parentale et nidation embryofœtale : une relation d’objet virtuelle ?
La ROV, c’est la constitution du lien réciproque biopsychique qui s’établit en prénatal entre les (re)devenant parents opérant une « nidification »14 biopsychique et le fœtus qui s’inscrit dans un processus de « nidation »15 biopsychique.
Elle se conçoit comme la matrice de toute la filière ultérieure qui va de la relation d’objet partiel à la relation d’objet total. Sa fonction première est de contenir cette genèse et d’en rendre possible le dynamisme évolutif à l’œuvre. On peut, avec profit, considérer que cette ROV correspond à la version prénatale de la « fonction contenante » (Bion, 1962 ; Anzieu, 1993a) telle qu’elle a initialement été conçue par la filière psychanalytique anglaise qui se démarque d’une conflictualité freudienne seulement intrapsychique au profit d’une conflictualité simultanément intrapsychique et intersubjective.
En se référant au cadre d’une « intersubjectivité primaire » dont les racines plongent en prénatal (selon les propositions de C. Trevarthen, 1993a, 1993b, 2003), on peut décrire la ROV côté embryon/fœtus/bébé puis côté devenant parent à condition de ne pas oublier qu’il s’agit justement des deux versants d’un même processus (proto-intrasubjectif et proto-intersubjectif).
Du côté de l’embryon/fœtus/bébé (nidation), on considère la genèse de « la fonction de contenant » de la ROV comme la préhistoire de l’incorporation de la fonction parentale aérienne. Par exemple, sur le plan nourricier que la clinique du reflux gastro-œsophagien (RGO) a conduit à explorer en détail (Missonnier, Boige, 1999) : avant que la bouche et le tube digestif ne soient des contenants fiables du mamelon externe et du lait, le fœtus dans son entier est recouvert, enveloppé, bref contenu par le placenta dans l’utérus. Sur cette base, la contenance utérine initiale est, dans le meilleur des cas, secondairement incorporée par le bébé qui tète et contient le lait.
Plus globalement, l’épigenèse prénatale (au point de rencontre des compétences évolutives embryofœtales et des influences environnementales proximales et distales) fonde la première étape prénatale du développement psychologique du fœtus résolument animé par son orientation (proto)intersubjective primaire vers « l’autre virtuel » (Bräten 1991, 1992, 1998). Le devenir de cette épigenèse anténatale constitue son altérité humaine en devenir que B. Bayle (2005) a fort justement intitulé son « identité conceptionnelle ».
À ce sujet et en accord avec la proposition de J. Bergeret et M. Houser (2004), il est probable que les « souvenirs/non-souvenirs » (les hypothétiques traces sensorielles protoreprésentatives engrammées de la ROV utérine) ne soient pas ultérieurement directement symbolisables mais, par contre, actives dans l’homéostase psychosomatique du sujet et tous les nombreux conflits affectifs intrapsychiques et interpersonnels qui commémorent la dialectique primordiale contenu/contenant et son expression narcissique.
L’universalité du fantasme originaire de vie intra-utérine de Freud (1919) est un excellent argument en faveur de la permanence de cette ROV. On manque encore actuellement de données sur l’équation génétique pour y décrypter la transmission phylogénétique intuitivement défendue par Freud. Par contre, on peut raisonnablement déceler dans cette récurrence nostalgique (aussi insistante qu’objet systématique d’un refoulement massif), une constante culturelle de ce signifiant utérin et le dynamisme structurant de sa transmission générationnelle et non verbale. Les quatre strates des fantasmes originaires décrites par Bergeret et Houser éclairent ce débat.16
Le paradigme du diagnostic anténatal
La définition légale du diagnostic anténatal (DA) est de « détecter in utero chez l’embryon ou le fœtus une affection d’une particulière gravité » (loi du 29 juillet 1994). On parle de DA pour toute technique permettant cette détection.