2: Psychologie clinique de la parentalité et du naître humain: Devenir parent, naître humain et être soignant à la maternité

Chapitre 2 Psychologie clinique de la parentalité et du naître humain


Devenir parent, naître humain et être soignant à la maternité




Un outil central et partagé : la parentalité périnatale



Parentalité et grossesse


La parentalité périnatale englobe la synergie potentielle dans un espace conjugal et familial de trois processus indissociables : (re)devenir mère (maternalité), (re)devenir père (paternalité) et naître humain.


La première condition de validité de cette formule est de se tenir véritablement à l’écart de toute vision réductrice « unisexe » qui masquerait un déni de la différence des sexes et des genres. Ces devenirs mère et père correspondent à de longues évolutions spécifiques en pelures d’oignon qui traversent l’enfance et l’adolescence et se poursuivent toute la vie durant (notamment avec l’éventuel devenir grands-parents). À ce titre, la séquence périnatale de la parentalité est seulement un segment d’actualisation hypothétique de la diagonale d’un devenir parent virtuel. L’adoption par des couples hétérosexuels infertiles et par des couples gays illustre bien l’impasse dans laquelle s’emprisonnerait une définition du processus de parentalité qui se limiterait à une parentalité biologiquement advenue.


Deuxième condition de pertinence de cette parentalité périnatale : elle bénéficie d’être conçue comme un processus à « double hélice » biopsychique tout autant à l’abri d’un clivage psyché/soma simplificateur que d’une confusion des modèles épistémologiques dans une psychosomatique impressionniste.


Troisième condition de validité de cette définition de la parentalité périnatale dans notre contexte d’une psycho(patho)logie psychanalytique : bien sûr, elle recouvre, les relations comportementales, émotionnelles, les représentations conscientes mais elle aspire, tout autant, à prendre en compte dans une vision bifocale « complémentariste » (Devereux, 1985), les affects et les représentations préconscientes/inconscientes. En effet, en accord avec l’optique psychanalytique, la parentalité correspond au quotidien de la clinique périnatale au franchissement d’étapes générationnelles, dont le programme conscient est toujours infiltré de traits inconscients qui vont faire retour dans cet étranger familier qu’est l’enfant. Pour le meilleur et pour le pire, cette infiltration se cristallise électivement pendant la période périnatale chez des adultes confrontés à une inflation de réminiscences de la « situation anthropologique fondamentale » (Laplanche, 2002) où la dissymétrie entre l’inconscient sexuel de l’adulte et du fœtus/infans culmine.


On décrit en ce sens, chez la femme enceinte, sa « transparence psychique » (Bydlowski, 1991). Métaphoriquement, je parle de fonctionnement psychique « placentaire » pour bien mettre en exergue sa finalité : la gestation des fonctions maternelles de contenance et d’interface à l’égard de l’enfant à naître. Au début de la grossesse, l’embryon/fœtus est une extension corporelle maternelle. Mais chemin faisant, à l’entrecroisement des interactions fœto-environnementales (où la proprioception joue – en creux ou en plein – un rôle majeur pour la mère) et des identifications projectives qui expriment le projet d’enfant, une objectalisation de « l’enfant virtuel » s’impose progressivement. Du degré de maturation objectale en prénatal de cet enfant, initialement narcissique, dépendra notamment le devenir de l’empathie maternelle à l’égard du nouveau-né en postnatal. Ma proposition de « relation d’objet virtuelle » parent ⇔ fœtus (Missonnier, 2003a) reprise plus loin explore les variations cliniques de cette géométrie variable.


Ce processus mental spécifique de « transparence psychique » maternelle se caractérise par une grande perméabilité aux représentations inconscientes, une certaine levée du refoulement habituel. Les souvenirs enfouis affluent avec une censure psychique moindre. Bien sûr, la névrose infantile fait retour (et sa révision adolescente) mais c’est d’abord et surtout des reviviscences archaïques pré-œdipiennes plus anciennes encore qui affleurent à la conscience. Globalement, la période prénatale s’affirme comme une mise à l’épreuve des fondations identificatoires et, à ce titre, c’est un lieu privilégié de répétitions traumatiques. La maturité cicatricielle de ces éventuelles blessures sera reflétée par le degré de tolérance maternelle aux mutations somato-psychiques inhérentes à la maternité, au suivi médical de la grossesse (procédures du diagnostic anténatal, examens échographiques…), aux interactions fœto-maternelles surdéterminantes et aux éventuelles complications médicales.


Entre haine et amour, la mère chemine dans un conflit d’ambivalence à l’égard du fœtus. F. Sirol (1999), en se référant à D.W. Winnicott, décrit avec acuité les vingt et une raisons qu’une femme enceinte a de haïr son fœtus. Un fœtus qui contraint a priori la femme à réorganiser rétrospectivement son histoire et son identité et à s’engager prospectivement dans la métamorphose du devenir mère.


Le paradigme d’une conflictualité de la parentalité mise en relief dans la période prénatale décrite chez la femme est aussi valide, dans un registre singulier non confusionnant, pour le géniteur. De fait, mutatis mutandis, le devenant père traverse durant cette période une phase de réaménagement biopsychique qui questionne son histoire individuelle et générationnelle (cf. p. 229). Il reste encore à ce jour beaucoup à entreprendre pour que le père soit véritablement accueilli à la juste mesure de ses vertus et vertiges par les professionnels de la périnatalité.


Plus largement, ce sont aussi bien tous les acteurs principaux du « système » familial – grands-parents, fratrie, proches… – qui rencontrent simultanément une phase de réaménagement propre durant toute la période prénatale et, à ce titre, ils méritent attention.


La naissance est donc avant tout un passage d’un état à un autre, une modification radicale, un bouleversement, mais d’une vie déjà en cours tant pour la mère, l’enfant que pour le père et la famille. Entre rupture et continuité, il existe pour chacun un point d’équilibre entre catastrophe naturelle (traumatisme parental de la naissance) d’une impossible adaptation spontanée et anticipation créative à l’accouchement et à la confrontation au nouveau-né. Comme nous le verrons bientôt, cette proposition conduit à un examen critique de la conception d’O. Rank (1924) d’un traumatisme biologique systématique de la naissance chez l’humain (matrice de toutes les angoisses ultérieures) mais prolonge le débat ouvert par ce découvreur sur la sensorialité pré- et périnatales chez le fœtus/nouveau-né et, après coup, sur l’inertie des traces mnésiques périnatales toute la vie durant et, en particulier, lors de leur commémoration à l’occasion du (re)devenir parent.



Devenir mère et naître humain : une triade biologique


En point d’orgue à sa militance pour la clinique prénatale, l’article de M. Soulé, La vie du fœtus. Son étude pour comprendre la psychopathologie périnatale et les prémices de la psychosomatique (1999), est un plaidoyer très convaincant en faveur de l’empreinte chez l’homme du fonctionnement matriciel de la triade biologique fœtus–placenta–mère.


La jonction épistémologique que Soulé développe entre la vie fœtale et les travaux de l’École de psychosomatique de Paris est essentielle. Le fondateur de ce courant, P. Marty, avait fait référence à un « niveau de fixation très archaïque (…) prénatal » dans une de ses premières publications de 1958 portant sur la relation d’objet allergique. Mais depuis, force est de constater, que cette voie a été peu explorée par les membres de l’École de Paris, alors que leurs riches travaux peuvent être interprétés comme une invitation constante à s’y engager. Or, justement, c’est ce que propose Soulé, en définissant la triade biologique fœtus–placenta–mère comme le socle des « noyaux psychosomatiques originaires » évoqués par L. Kreisler (1991). Dans ce cadre, Soulé envisage de nombreux exemples de (dys)fonctionnements de cette triade biologique prénatale. Il propose aussi de considérer certains comportements fœtaux comme des « prémices des procédés autocalmants » (1991, 1993) s’inscrivant dans un « système de décharge pendant la vie fœtale. »


Dans cette lignée, j’ai donc élaboré une proposition conceptuelle : la relation d’objet virtuelle (ROV). En étayage sur la conception de la triade biologique, elle met en exergue la réciprocité fœtus ⇔ environnement, la trajectoire transformationnelle intra- et inter(proto)subjective de la gestation, le caractère virtuel de son objet et, dans la filiation des relations d’objet orale, anale, génitale, son site utéro-placentaire.


Dans ce creuset théorique, la grossesse est une double métamorphose progressive et interactive du devenir parent et du devenir humain ; le fœtus ne naît pas humain, il le devient durant la grossesse ; on ne naît pas parent à la naissance, on le devient ; l’espace utéro-placentaire est l’interface fœtus ⇔ environnement ; les métamorphoses prénatales habitent l’humain toute sa vie durant.


Initialement, cette théorisation de la ROV est aussi bien sûr indissociable d’une pratique interdisciplinaire et, plus particulièrement, dans deux directions : l’accompagnement des parents à l’occasion d’une fausse couche, d’une mort du bébé à l’accouchement ou juste après et le suivi de parents « enceints » confrontés à l’IMG à la suite de la révélation d’anomalies fœtales.


Cette clinique confronte à la limite de la validité du célèbre schéma freudien développé dans Deuil et mélancolie (1915c), où la perte concerne un objet constitué externe au corps propre alors que la spécificité du deuil périnatal de « l’enfant du dedans » se situe bien en amont dans la filière objectale psychanalytique. Il s’agit là au premier degré d’une amputation variable pour la devenant mère et pour l’espace conjugal.


D. Blin et M.J. Soubieux (1997), ont conceptualisé en termes freudiens d’investissement nostalgique cette perte d’un « objet non-objet » « mi-moi, mi-autre » situé dans un entre-deux d’investissement narcissique et d’investissement objectal.


Dans le groupe WAIMH12 (francophone), « Le premier chapitre13 », l’étude polémique de Hugues et al. (2002) publiée dans The Lancet a été l’objet d’une analyse critique. Cette recherche (éminemment discutable dans sa forme et son fond) remet en cause le bien-fondé et l’efficacité psychologiques des scénarios d’accompagnement proposés depuis une décennie par les professionnels aux parents qui ont perdu l’enfant de la grossesse.


Sans rentrer dans le détail de ce passionnant débat (prolongé par M.J. Soubieux dans un excellent ouvrage, 2008), l’essentiel peut se formuler ainsi : il y a grand danger à systématiser les procédures de présentation du fœtus aux parents, de nomination, de ritualisations civiles et/ou religieuses, etc. en décidant de les engager ou non à partir du seul terme chronologique de la grossesse. À l’évidence, à termes égaux, les parents – individuellement et conjugalement – sont rendus à un moment du chemin de la grossesse psychique qui diffère à chaque fois. L’embryon puis le fœtus se situent, du point de vue du projet des parents au moment du drame, quelque part entre rien et tout, entre chose et personne dans le processus continu périnatal de l’humanisation. La ritualisation proposée a donc du sens si elle est adaptée « sur mesure » à cette maturation ; sa protocolisation « prêt-à-porter » est opératoire et dangereuse si elle est rivée au seul terme de la grossesse ou systématisée à l’identique en l’absence d’évaluation psycho(patho)logique.


C’est très précisément à ce point de la réflexion que la notion de ROV entre en jeu. Plutôt que de rester sur une vision photographique statique d’embryon ou de fœtus, anhistorique, figé dans son statut d’objet non-objet mi-moi, mi-autre, elle défend la vision cinématographique dynamique d’un investissement parental évolutif situé, pour chacun, à un point précis entre le degré zéro narcissique et une véritable esquisse pré-objectale prénatale faisant fonction de nid à la relation d’objet ultérieure de l’enfant à naître. Cette variable entre extension du corps propre et inclusion en soi d’une altérité en devenir correspond au versant maternel de la ROV.



Entre nidification parentale et nidation embryofœtale : une relation d’objet virtuelle ?


La ROV, c’est la constitution du lien réciproque biopsychique qui s’établit en prénatal entre les (re)devenant parents opérant une « nidification »14 biopsychique et le fœtus qui s’inscrit dans un processus de « nidation »15 biopsychique.


Jusqu’à présent, l’attention des cliniciens s’est surtout concentrée sur ce que l’on pourrait considérer comme le seul versant parental de la ROV. L’enfant du dedans y est situé à l’entrecroisement du bébé virtuel prénatal et du bébé actualisé en postnatal. C’est la confrontation dialectique permanente des deux qui constitue la réalité biopsychique de l’anticipation parentale périnatale qui ne correspond donc pas un état psychique statique chez les parents « enceints » mais bien à un processus dynamique et adaptatif d’humanisation progressive du fœtus. Le choix du terme virtuel est justifié par sa capacité à faire entendre ce dynamisme évolutif du processus, sa géométrie variable.


La ROV, c’est, du point de vue strict de la relation d’objet, une nouvelle modalité conceptuelle qui concerne les parents, l’embryon puis le fœtus.


Comme l’on parle en psychanalyse d’objet typique de la relation orale, anale, génitale, caractéristique princeps, la ROV est utérine. Comme le phallus, qui appartient à l’évolution libidinale des deux sexes, le contenant utérin de cette ROV concerne les femmes et les hommes. La ROV est inscrite fantasmatiquement dans le processus de parentalité chez la femme et chez l’homme.


Elle se conçoit comme la matrice de toute la filière ultérieure qui va de la relation d’objet partiel à la relation d’objet total. Sa fonction première est de contenir cette genèse et d’en rendre possible le dynamisme évolutif à l’œuvre. On peut, avec profit, considérer que cette ROV correspond à la version prénatale de la « fonction contenante » (Bion, 1962 ; Anzieu, 1993a) telle qu’elle a initialement été conçue par la filière psychanalytique anglaise qui se démarque d’une conflictualité freudienne seulement intrapsychique au profit d’une conflictualité simultanément intrapsychique et intersubjective.


En se référant au cadre d’une « intersubjectivité primaire » dont les racines plongent en prénatal (selon les propositions de C. Trevarthen, 1993a, 1993b, 2003), on peut décrire la ROV côté embryon/fœtus/bébé puis côté devenant parent à condition de ne pas oublier qu’il s’agit justement des deux versants d’un même processus (proto-intrasubjectif et proto-intersubjectif).


Du côté de l’embryon/fœtus/bébé (nidation), on considère la genèse de « la fonction de contenant » de la ROV comme la préhistoire de l’incorporation de la fonction parentale aérienne. Par exemple, sur le plan nourricier que la clinique du reflux gastro-œsophagien (RGO) a conduit à explorer en détail (Missonnier, Boige, 1999) : avant que la bouche et le tube digestif ne soient des contenants fiables du mamelon externe et du lait, le fœtus dans son entier est recouvert, enveloppé, bref contenu par le placenta dans l’utérus. Sur cette base, la contenance utérine initiale est, dans le meilleur des cas, secondairement incorporée par le bébé qui tète et contient le lait.


Plus globalement, l’épigenèse prénatale (au point de rencontre des compétences évolutives embryofœtales et des influences environnementales proximales et distales) fonde la première étape prénatale du développement psychologique du fœtus résolument animé par son orientation (proto)intersubjective primaire vers « l’autre virtuel » (Bräten 1991, 1992, 1998). Le devenir de cette épigenèse anténatale constitue son altérité humaine en devenir que B. Bayle (2005) a fort justement intitulé son « identité conceptionnelle ».


Du côté des parents (nidification), la contenance utérine de la ROV parentale en devenir est le nid prénatal de la filière objectale ultérieure de l’enfant. La commémoration générationnelle est vive quand les devenant parents sont enceints et bâtissent une ROV contenante à l’égard du fœtus/nouveau-né : leur transparence psychique réactualise électivement leur ROV d’ex-contenu et ses éventuels avatars dysharmonieux.


Mais, répétons-le, dans une conception résolument « interpersonnelle » de la relation d’objet, la ROV concerne donc simultanément les (re)devenant parents de la grossesse et l’enfant du dedans, devenant humain.


Pour le fœtus et les parents enceints, on peut donc dire que la ROV se réfère, avec une grande variabilité individuelle, à un processus qui va de l’investissement narcissique extrême (qui tend vers un degré zéro de l’objectal) à l’émergence progressive d’un investissement (pré)objectal.


Au fond, cette ROV est une interface entre le « devenir parent » et le « naître humain » qui précède – et rend possible – celle de la relation parents/bébé. Sa persistance et sa coexistence tout au long de la vie avec d’autres modalités objectales doivent être bien sûr envisagées.


À ce sujet et en accord avec la proposition de J. Bergeret et M. Houser (2004), il est probable que les « souvenirs/non-souvenirs » (les hypothétiques traces sensorielles protoreprésentatives engrammées de la ROV utérine) ne soient pas ultérieurement directement symbolisables mais, par contre, actives dans l’homéostase psychosomatique du sujet et tous les nombreux conflits affectifs intrapsychiques et interpersonnels qui commémorent la dialectique primordiale contenu/contenant et son expression narcissique.


L’universalité du fantasme originaire de vie intra-utérine de Freud (1919) est un excellent argument en faveur de la permanence de cette ROV. On manque encore actuellement de données sur l’équation génétique pour y décrypter la transmission phylogénétique intuitivement défendue par Freud. Par contre, on peut raisonnablement déceler dans cette récurrence nostalgique (aussi insistante qu’objet systématique d’un refoulement massif), une constante culturelle de ce signifiant utérin et le dynamisme structurant de sa transmission générationnelle et non verbale. Les quatre strates des fantasmes originaires décrites par Bergeret et Houser éclairent ce débat.16


Finalement, bien avant la mère archaïque des premières relations (pré)objectales, la mère utérine s’impose fantasmatiquement, après coup, comme la matrice de l’existence même. Elle offre à l’embryon/fœtus la possibilité d’être un mammifère viable… pouvant prétendre naître humain au sein d’une ROV suffisamment bonne : la nidation embryofœtale dans une nidification parentale constitue la partition interactive de la ROV.


May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 2: Psychologie clinique de la parentalité et du naître humain: Devenir parent, naître humain et être soignant à la maternité

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