Chapitre 2 Privilège immunologique de l’œil
L’œil est un exemple classique de site immunologiquement privilégié. Le privilège immunologique permet de limiter les réponses immunes qui aboutissent à l’inflammation oculaire et ainsi préserve l’intégrité de l’axe visuel et protège contre la cécité. L’ophtalmie sympathique est une maladie oculaire bilatérale observée chez l’homme et causée par l’auto-immunisation succédant à un traumatisme oculaire unilatéral [1, 2]. Ceci suggère que la tolérance rétinienne est maintenue en partie par la séquestration physique des antigènes derrière la barrière hémato-oculaire [2–5]. Les antigènes présents dans l’œil ont été longtemps considérés comme exclusivement exprimés dans l’œil et inconnus du système immunitaire : la tolérance aux tissus oculaires était considérée non comme une tolérance immune mais comme une ignorance du système immunitaire. En réalité, le privilège immun implique non seulement une séquestration des antigènes mais aussi des mécanismes actifs qui inhibent les réponses immunes innées et adaptatives au niveau de l’œil et qui modulent la réponse oculaire se développant au niveau systémique. De plus, il a été récemment rapporté que les antigènes rétiniens sont présents dans le thymus et modifient le répertoire des cellules T spécifiques des tissus oculaires. Cependant, l’élimination au niveau du thymus des cellules T réactives aux antigènes du soi est incomplète ; l’acquisition de la tolérance par ces cellules T a lieu en périphérie en présence des tissus oculaires sains. En contrepartie, en raison du privilège immunologique qui isole les tissus oculaires du système immunitaire, l’auto-immunité antirétinienne systémique peut se développer.
Le Privilège Immunologique de L’œil
Le privilège immunologique de l’œil est un phénomène complexe qui est lié à :
Facteurs intervenant dans le privilège immunologique
Medawar, en 1948, a décrit sous le terme de « privilège immunologique » le fait qu’une greffe de tissu étranger placé dans la chambre antérieure de l’œil n’est pas rejetée [6]. Il a soutenu l’idée que le privilège immunologique était dû principalement à l’isolement de l’œil du système immunitaire [6]. Plus récemment, Streilein [7] a démontré que la séquestration des tissus oculaires n’est qu’une partie du phénomène qui aboutit à protéger les structures oculaires des processus immuns et inflammatoires. Ferguson [8] a proposé une nouvelle définition du site immunologiquement privilégié : « Toute situation dans laquelle un hôte immunologiquement compétent tolère des cellules et des antigènes en relation avec leur localisation spécifique, soit anatomique soit parce que des facteurs régulateurs locaux ont créé un milieu tolérogénique. »
Les données expérimentales chez l’animal supportent l’idée que la rupture du privilège immunologique de l’œil contribue aux lésions induites par l’inflammation oculaire, au rejet des greffes de cornée et au développement des uvéites [7, 9].
SÉQUESTRATION DES ANTIGÈNES RÉTINIENS
La séparation des antigènes rétiniens est un phénomène passif et est assurée par l’existence d’une barrière hémato-oculaire, qui est constituée par l’épithélium pigmentaire de la rétine et les cellules endothéliales vasculaires rétiniennes [10, 11]. Cette barrière est très efficace et peut empêcher le passage de molécules aussi petites que 376 Da. Le drainage des fluides oculaires s’effectue vers le sang via le trabéculum [12]. Il n’existe pas de drainage lymphatique des structures internes de l’œil ; le drainage lymphatique de la chambre antérieure est limité [13], contrairement à la conjonctive qui est drainée vers les ganglions régionaux cervicaux et sous-mandibulaires. Le concept de la séquestration a été renforcé par le phénomène de l’ACAID (Anterior Chamber-Associated Immune Deviation, cf. infra), qui a montré que des antigènes injectés dans la chambre antérieure induisent une forme déviée d’immunité. Cependant, l’injection elle-même peut induire une désorganisation du tissu rendant difficile l’extrapolation de ces résultats à un œil sain.
Chez les rongeurs et l’homme, il n’y a pas de lymphatiques dans la choroïde, les muscles oculaires, la sclère et le corps ciliaire. Cependant, ces tissus contiennent des macrophages et des cellules dendritiques. Il a été récemment rapporté que tous les tissus oculaires, excepté la cornée centrale, sont riches en macrophages dérivés de la moelle : les macrophages LYVE-1+ (exprimant le Lymphatic Vessel Endothelial hyaluronan receptor 1, marqueur de surface de l’endothélium lymphatique dans le reste du corps) [14]. Ces cellules pourraient représenter des précurseurs de vaisseaux lymphatiques permettant le transport de cellules et de fluides immuns depuis le segment postérieur de l’œil. Il est à noter que la biodistribution des molécules injectées dans l’œil peut être différente chez le rongeur et chez l’homme, ceci étant dû à la situation anatomique de la conjonctive qui, chez le rat, s’étend plus largement sur le segment postérieur, permettant ainsi le passage depuis la sclère et l’espace suprachoroïdien dans les lymphatiques de la conjonctive puis dans les ganglions cervicaux [15, 16].
IMMUNOSUPPRESSION LOCALE
CELLULES PRÉSENTATRICES D’ANTIGÈNES PROMOTRICES DE TOLÉRANCE
La présence de cellules présentatrices d’antigènes promotrices de tolérance, détectée non seulement dans le stroma de l’iris [13], la choroïde, mais également dans le corps ciliaire et la cornée [15] et l’expression limitée des molécules du complexe majeur d’histocompatibilité (CMH de classes I et II) sur les cellules dendritiques oculaires, diminuent les possibilités de générer une réponse immunitaire [17].
PROTÉINES ET PEPTIDES IMMUNOSUPPRESSIFS
Des molécules immunosuppressives sont produites localement dans les fluides oculaires : Transforming Growth Factors (TGFβ1 et β2) [18], Vasoactive Intestinal Peptide (VIP) [19–22], cortisol, α-Melanocyte-Stimulating Hormone (α-MSH) [23], Calcitonin Gene-Related Peptide (CGRP) [59], somatostatine et thrombospondine.
Des molécules inhibitrices associées aux membranes inhibent l’activation des lymphocytes [24], telles que TGFβ, galectine-1, thrombospondine, de même que les interactions B7/CTLA-4 et Fas/ FasL (cf. chapitre 1). La perte de l’expression de FasL, de TRAIL (Tumor necrosis factor-Related Apoptosis-Inducing Ligand) et des protéines régulatrices du complément a un effet sur l’homéostasie oculaire. TRAIL est exprimé dans l’œil et y joue un rôle antitumoral [24]. Fas (CD95) et son ligand FasL (CD95L) sont des protéines transmembranaires appartenant à la superfamille des récepteurs aux TNF/NGF et à la famille du TNF respectivement. L’interaction entre Fas et FasL permet le maintien de l’homéostasie normale des lymphocytes T périphériques pendant la réponse immune. Fas et FasL sont exprimés constitutivement dans les tissus oculaires et les cellules immunes (fig. 2-1). Chez la souris et l’homme, Fas est exprimé dans les tissus oculaires et son expression est augmentée dans des conditions inflammatoires oculaires. C’est l’expression de Fas et FasL sur les cellules du système immun et pas sur le tissu cible qui contrôle l’uvéite auto-immune expérimentale [25]. Le mécanisme d’action de Fas/FasL est l’élimination par apoptose des lymphocytes T activés portant à leur surface la protéine Fas, au contact de FasL [26] exprimé sur les cellules parenchymateuses de la rétine et de l’uvée [27] et au contact de FasL libre dans l’humeur aqueuse au cours de l’uvéite antérieure [28]. En effet, les cellules apoptotiques sont tolérogéniques et renforcent la tolérance au soi. Au cours du renouvellement naturel des cellules induit par apoptose, les cellules mortes entreraient dans le système de présentation d’antigènes et entraîneraient la délétion périphérique des cellules T réactives au soi. L’absence d’expression de FasL dans l’œil aggrave les lésions tissulaires pendant la réponse immune [26]. L’introduction du virus de l’herpes simplex dans la chambre antérieure de l’œil induit une inflammation transitoire, les cellules infiltrantes devenant apoptotiques. Au contraire, chez des souris gld, déficientes en FasL, une inflammation massive survient par absence d’apoptose de ces cellules [26]. Cet effet n’est pas restreint au virus de l’herpès : l’introduction de toxoplasme induit le même effet inflammatoire. FasL a aussi un effet sur la croissance de néovaisseaux : la néovascularisation est exacerbée chez les souris gld ; l’expression de FasL au niveau de la cornée régule la croissance de la néovascularisation cornéenne au cours du rejet des greffes ; FasL exprimé sur l’épithélium de la rétine régule la croissance des néovaisseaux induits par laser. Il est à noter que la brûlure induite par le laser rompt le privilège immunologique chez la souris : les cellules F4/ 80+ (un marqueur de surface murin des macrophages et autres cellules présentatrices d’antigènes) d’une souris ayant reçu du laser ne sont plus capables de transférer la tolérance après injection d’un antigène dans la chambre antérieure d’une souris naïve [29].
La protéine Programmed Death 1 (PD-1) est un récepteur appartenant à la famille CD28/CTLA-4 exprimé sur les thymocytes activés, les cellules T et B et les cellules myéloïdes. PD-1 a deux ligands : le Programmed Death Ligand 1 (PD-L1) et le Programmed Death Ligand 2 (PD-L2). PD-L1 et PD-L2 sont des glycoprotéines transmembranaires appartenant à la famille B7. PD-L1 est détecté dans les yeux normaux, notamment au niveau de l’épithélium, de l’endothélium cornéen, de l’iris/corps ciliaire et de l’épithélium pigmentaire de la rétine. PD-L1 contrôle l’inflammation oculaire en inhibant la production de cytokines pro-inflammatoires et de type Th2 par les cellules T activées.
Des inhibiteurs de l’activation du complément sont exprimés de façon constitutive dans l’œil, actifs et fonctionnels [30, 31]. L’interaction de iC3b avec son récepteur présent sur les cellules présentatrices d’antigènes induit la production de TGFβ2 et d’IL-10 par ces cellules, ce qui est essentiel pour le développement de la tolérance [32].
IMMUNOSUPPRESSION SYSTÉMIQUE
ANTERIOR CHAMBER-ASSOCIATED IMMUNE DEVIATION IACAID)
Une protéine étrangère, l’ovalbumine, injectée dans la chambre antérieure induit une réponse immune déviée caractérisée par la réduction de la réponse d’hypersensibilité, de la production d’anticorps fixant le complément, l’induction de lymphocytes T régulateurs spécifiques de l’antigène [33].
La présentation des antigènes par les cellules présentatrices d’antigènes dans la chambre antérieure de l’œil induit une déviation immune systémique, dénommée Anterior Chamber-Associated Immune Deviation (ACAID). L’ACAID est la forme active systémique du privilège immunologique. En effet, les cellules présentatrices d’antigènes, qui ont baigné dans un milieu riche en médiateurs immunosuppresseurs, sont des cellules déviantes qui migrent jusqu’à la rate, où elles induisent, avec d’autres cellules (les cellules B de la zone marginale, les cellules T γ/δ+), la différenciation de cellules T régulatrices CD8+ efférentes et CD4+ afférentes. Ces cellules régulatrices suppriment l’inflammation induite par les cellules Th 1 et Th2 (fig. 2-2) [9, 15]. Le résultat physiologique de cette déviation immune est la suppression de l’hypersensibilité retardée et de la production d’anticorps fixant le complément. L’ACAID existe pour les antigènes quelle que soit leur origine ; endogène ou exogène [34–36].