2 Le travail entre souffrance et plaisir
Stress ou souffrance ?
Si dans le vocabulaire courant il est fréquent d’employer indifféremment les termes de « stress », « mal-être », ou « souffrance », pour le clinicien, le choix de la terminologie conceptuelle ne peut être anecdotique. En d’autres termes, bien que « stress » et « souffrance » soient souvent utilisés comme des synonymes, il convient de les distinguer parce qu’ils ont des incidences majeures sur l’identification de l’origine des troubles observés, mais également sur les conceptions de l’action, de la prévention et des choix en termes de politiques de santé au travail. Des analyses sociologiques mettent par ailleurs en évidence que les catégories du « stress », ou auparavant de la « fatigue », relèvent pour une part de dimensions socialement construites (M. Loriol, 2002 ; M. Loriol, J.M. Weller, 2005).
Dans les organismes internationaux comme le Bureau international du travail (BIT) ou l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la problématique des rapports entre santé mentale et travail est le plus souvent abordée en référence au stress psychosocial. Le stress est identifié comme le résultat d’un déséquilibre entre les capacités de réponse efficaces fournies par un individu face à des situations provenant de l’environnement (affectif et professionnel). Il s’agit donc principalement pour l’individu de s’adapter aux exigences du monde du travail en élaborant, si nécessaire, des stratégies d’adaptation en vue de « faire face » aux situations problématiques (cf. les stratégies de coping décrites par Cohen et Lazarus, 1979). Les modèles du stress aboutissent à des interventions centrées sur la recherche de facteurs prédictifs du stress et de facteurs de protection de la santé au travail du point de vue de l’organisation.
Le questionnaire de Karasek, issu du modèle de Karasek et Theorell (1990), est le principal instrument d’évaluation des facteurs psychosociaux au travail (I. Niedhammer, 2007). Ce modèle insiste sur les effets de deux dimensions du travail :
• l’autonomie (faible ou forte) permettant d’agir sur la décision ;
• les exigences (faibles ou fortes) qui correspondent aux contraintes de temps et à l’activité (R. Karasek, T. Theorell, 1990).
Dans la même perspective, le job strain désigne le déséquilibre entre l’exigence psychologique du poste et la marge de manœuvre dont dispose l’individu pour faire son travail, comme dans le cas des téléopérateurs par exemple qui doivent faire face à un grand nombre d’appels alors que leurs marges d’initiative sont faibles (scripts extrêmement codifiés, écoutes et contrôles des appels par les superviseurs). Les situations de travail sont analysées au regard de la manière dont le sujet parvient ou non à réguler les tensions générées entre niveau d’exigences et degré d’autonomie, ce qui aboutit à une conception centrée sur le comportement et la « gestion » individuelle du stress généré par les situations de travail. L’identification de la relation de cause à effet entre les contraintes et leurs effets sur la santé suppose d’avoir des idées préconçues sur les causes possibles du stress (contraintes de temps et de cadence, intensité du travail, autonomie, durée du travail, environnement physique du poste, etc.) en vue de mesurer leurs conséquences sur la santé des travailleurs. Cependant, les processus psychiques en cause dans le déclenchement des manifestations psychopathologiques ne bénéficient pas d’une analyse spécifique. Les discussions sont essentiellement centrées sur une approche descriptive des relations entre les comportements et les perturbations des régulations physiologiques.
Apport de la clinique du travail à la définition de la souffrance
Le retour sur les problèmes posés par la clinique du travail permet de situer la « souffrance » comme un concept critique pertinent, fondé sur des références théoriques adossées à la psychopathologie générale, la psychanalyse et la psychosomatique. Si la souffrance psychique – en tant qu’elle désigne un éprouvé singulier témoin de la vie psychique – peut faire l’objet d’un consensus parmi les cliniciens, elle suscite néanmoins des discussions dans le champ des sciences humaines, notamment en raison du risque de « psychologisation » des phénomènes sociaux qu’elle serait susceptible de véhiculer (A. Ehrenberg, 2010 ; O. Douville, 2004). Bien qu’il soit toujours possible de se limiter au traitement compassionnel de la souffrance, on sait que du point de vue clinique, celui-ci est insuffisant. La souffrance, en tant que vécu subjectif, renvoie toujours à une expérience singulière liée à des situations et des pratiques de travail spécifiques.
La première étape a consisté à identifier ce qui, dans les situations de travail, serait spécifiquement dangereux pour le fonctionnement psychique des sujets, conduisant à distinguer, dans l’analyse, conditions de travail et organisation du travail.
Les conditions de travail, qui sont classiquement analysées par l’ergonomie, désignent :
• les contraintes physiques du poste de travail (bruits, vibrations, température, rayonnements, contraintes de postures…) ;
• les conditions chimiques (poussières, vapeurs, fumées…) ;
• les conditions biologiques (virus, bactéries, champignons…).
Ces contraintes ont des répercussions sur le corps et sont à l’origine d’atteintes organiques et de dommages corporels spécifiques sous la forme de pathologies professionnelles (intoxications, cancers dus à l’exposition à l’amiante ou d’autres agents toxiques comme les pesticides par exemple, troubles neurologiques ou articulaires, etc.).
L’organisation du travail se caractérise par trois dimensions :
• la division des tâches et le contenu du travail ;
• la prescription des gestes et des postures, qui aboutit au mode opératoire ;
• la division des hommes à travers la hiérarchie, les modes de communication et les rapports de subordination qui organisent les relations entre les travailleurs.
Aux divisions technique et sociale du travail, il faut ajouter les divisions sexuelle et morale du travail. La division sexuelle du travail introduit dans l’analyse des rapports sociaux de travail la comparaison hommes-femmes (H. Hirata, 1995) et la division morale ou dignitaire du travail résulte quant à elle de la distinction entre des professions prestigieuses et socialement valorisées et d’autres méconnues ou dévaluées. Tout discours sur le travail réalisé comporte une rhétorique de la valorisation de soi et de la distinction avec les métiers voisins, aboutissant à l’occultation et à la délégation de tâches socialement dévalorisées, ce que le sociologue E. Hughes a désigné par l’expression du « sale boulot » (E.C. Hughes, 1951).
Évolution des formes d’organisation du travail
Le travail taylorisé
Cette méthode, mise au point par F.W. Taylor repose sur une organisation scientifique du travail (OST) déterminant le meilleur rendement possible et trouve son essor en France dans la période de l’entre-deux-guerres. La rationalisation méthodique du travail repose sur une division horizontale (le processus de production d’un bien est décomposé en une suite de tâches simples effectuées par les ouvriers) et une division verticale (séparation entre les tâches de conception par les ingénieurs et les tâches d’exécution par les ouvriers). La mise en scène par Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes a contribué à dénoncer l’aliénation des individus soumis aux contraintes de l’OST.
Le post-taylorisme a consisté à accroître les formes de participation des ouvriers au processus de production (rotation des postes, enrichissement et élargissement des tâches, groupes semi-autonomes et cercles qualité organisés par les travailleurs eux-mêmes), en vue de pallier les effets de démotivation générés par le système taylorien.
Le fordisme
Ce mode d’organisation du travail, inventé par H. Ford en 1908, reprend les principes du taylorisme (division horizontale et verticale) pour les développer dans le contexte de la chaîne de montage, ce qui aboutit à la création du travail à la chaîne.
Le système japonais
Au début des années 1970, alors que les pays industrialisés subissent la crise économique, l’industrie automobile japonaise portée par Toyota, a développé un système de production plus performant que le taylorisme et le fordisme. Les principes du système japonais (toyotisme) sont les suivants : « autonomation » (capacités des machines à suspendre leur activité en cas de problème ce qui permet à l’ouvrier de travailler simultanément sur plusieurs machines), just-in-time (le flux de la production est déterminé par la demande et est soutenu par la méthode du Kan Ban qui affiche devant les postes de travail des ouvriers le niveau de production atteint par chacun : avance, retard, erreurs, retouches), la transparence et les cercles de contrôle qualité.
Après la domination des prolongements du système taylorien au cours du XXe siècle, les nouvelles formes d’organisation du travail apparues à partir des années 1980, adossées à la transformation du modèle managérial (L. Boltanski, E. Chiapello, 1999), se caractérisent par le recours à la flexibilité, qui s’accompagne d’une augmentation de la pénibilité et de l’intensité du travail. Les « conséquences humaines » de la flexibilité, introduite pour répondre aux préoccupations financières et marchandes, ont été étudiées par R. Sennett qui a montré que la généralisation du recours à l’automatisation et l’extension des mesures de productivité à grande échelle aboutissent à un « travail sans qualités » (R. Sennett, 1998).
On peut distinguer une flexibilité du travail (adaptabilité de l’activité productive individuelle et collective en vue d’ajuster l’activité humaine aux variations de la production) d’une flexibilité de l’emploi (adaptabilité des contrats, des qualifications, des statuts et des droits en vue de rendre flexibles les caractéristiques d’un emploi) (J.C. Barbier, H. Nadel, 2000).
La flexibilité du travail implique une complexification du travail du fait de la polyvalence, de la mobilisation de l’initiative des travailleurs, de l’auto-organisation des tâches et souvent des responsabilités de gestion et d’évaluation. Cette complexification est associée à une augmentation des contraintes de résultats (contrats d’objectifs et normes qualité). L’appel à l’autonomie qui accompagne l’introduction de la flexibilité pourrait passer pour une reconnaissance des marges d’initiative personnelle et de l’engagement de la subjectivité dans le travail affranchie des contraintes tayloriennes de la discipline et du contrôle des gestes et des mouvements. Cependant, ces transformations coïncident avec l’augmentation importante des troubles psychopathologiques liés au travail, où l’injonction à l’autonomie se transforme en réalité en autocontrôle et accentue la contrainte de concurrence entre les travailleurs.
Ce paradoxe apparent entre autonomie et autocontrôle peut être soldé par l’analyse critique des nouvelles techniques d’évaluation individualisée des performances. L’autonomie concerne en effet la partie objective et matérielle du travail, qui dépend de la mobilisation subjective (et intersubjective) dans l’activité, alors que l’évaluation ne vise que la part objective du travail. L’évaluation objective contribue dès lors à neutraliser, voire inverser les avantages de l’autonomie.
L’augmentation de l’autonomie coïncide avec l’intensification du travail qui soumet toujours plus de salariés à des contraintes de rythme de type industriel (cadences des machines, normes) ou marchandes (ajustement du travail à la demande) (qui concerne 33 % des salariés en 2005) (M. Gollac, S. Volkoff, 2007). Les évolutions des formes d’organisation du travail dans le contexte de l’économie des services, associées à la généralisation de l’informatique et du développement des nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC) modifient en profondeur le rapport subjectif au travail. La conception gestionnaire du travail, qui vise en particulier l’augmentation de la productivité, domine les conceptions récentes sur l’organisation du travail. Les évolutions du travail contemporain se caractérisent également par l’engagement émotionnel (A. Hochschild, 1983), la valorisation de l’autonomie et de la liberté qui accentuent le processus d’individualisation (Z. Bauman, 2000).

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