2. Le transfert

‘ai fait un stage en cardiologie auprès d’un jeune homme de 25 ans qui était atteint d’une sclérose en plaques. Il était là en long séjour. Je m’occupais tout particulièrement de lui et d’une autre personne pour mon stage. Il avait l’air content de me voir à chaque fois mais il me parlait tout le temps de son envie de mourir. Il n’avait plus aucune capacité physique, plus de parents. Personne ne venait jamais lui rendre visite. Il était totalement seul dans l’institution, il ne pouvait pas lire ni écrire et perdait peu à peu la capacité de parler. J’ai eu beaucoup de difficultés à aller le voir, à avoir envie de lui apporter mes soins. Je trouvais que c’était inutile de continuer à le soigner, ça ne servait à rien de le garder comme ça en vie alors qu’il n’allait pas guérir et qu’il voulait mourir. Je ne pouvais pas le regarder ni l’entendre. J’étais agressive avec lui. Je lui en voulais mais je ne savais pas trop pourquoi. Je faisais vite les soins et je partais. J’ai pu discuter de ma situation avec un psychologue parce que je pensais abandonner le stage, voire abandonner mes études. En fait, je me suis rendu compte que ce patient ranimait en moi des angoisses et une grande douleur parce qu’il était seul, abandonné, et que j’ai toujours eu peur d’être abandonnée par les gens que j’aime. Une fois que j’ai pu mettre cela à jour, j’ai pu davantage écouter cette personne. Mais, son envie de mourir, ça, je n’ai pas su vraiment quoi lui dire. En fait, j’avais rien à répondre. C’était très dur. »








La « relation d’aide » est entravée du côté de la stagiaire infirmière par ce que la terrifiante situation du jeune patient vient animer d’insupportable en elle : son angoisse d’abandon et aussi une fuite face à l’acceptation de la mort, celle injuste d’une personne jeune (elle-même étant très jeune) et la sienne. Cette réaction de fuite devant la mort est parfaitement normale et acceptable du moment qu’il existe un lieu dans l’institution où il est prévu que le soignant puisse déposer ses angoisses et comprendre ses réactions comme l’a fait cette jeune stagiaire.

Ce patient incarnait pour elle l’image insoutenable d’une victime innocente : et si ça n’arrivait pas qu’aux autres ? Et si cela lui arrivait aussi à elle ? Quand l’élèveinfirmière a compris que c’était elle dont il s’agissait en fait dans les peurs et les terreurs que réanimait en elle ce patient, elle a pu faire la part des choses entre sa place de professionnelle au sein des soins, la présence qu’elle devait lui apporter, et sa vie, son histoire à elle qui l’empêchait d’aider la personne, de l’écouter. Cela est resté une situation difficile, bien entendu, et c’est normal, mais les soins ont pu se poursuivre et le lien a pu être remis dans un contexte de transfert où elle a pu accepter ce que le jeune homme pouvait lui dire parce qu’ellemême avait analysé son propre transfert sur ce patient : le jeune patient se confiait à elle parce qu’il avait envie de parler à quelqu’un de son âge dont il pensait pouvoir être compris, et elle a pu comprendre que son agressivité à elle était due à sa souffrance, à la mise en échec de sa position à cause des affects qu’elles sentaient surgir en elle (et non à cause du jeune homme lui-même, en tant que personne) mais qu’elle ne pouvait consciemment analyser seule au début.

Le caractère asymétrique de la relation est aisément repérable dans l’exemple précédent : il ne s’agissait pas de faire la conversation avec ce jeune patient qui voulait parler de sa mort pour s’y préparer, tenter d’en être moins terrorisé ; en parler c’est encore vivre aussi. Le fait que l’infirmière n’ait rien trouvé à répondre a été vécu par elle comme une incompétence alors qu’il n’en est rien : l’impuissance dans laquelle est mis le soignant qui reçoit cette souffrance sans réponse est source d’angoisse et de dévalorisation pour lui parce qu’on lui a surtout appris à savoir faire pour guérir, mais savoir être pour accompagner, recevoir, écouter sans en être soi-même anéanti cela est une expérience personnelle, propre à chaque individu et qui ne s’apprend pas dans des cours mais se surmonte au fur et à mesure de la pratique. La situation de stage et la supervision qui l’accompagne seront une première approche de ces difficultés humaines qui font aussi la richesse du travail.

De toute façon, qu’y avait-il à répondre à ce jeune homme ? L’écoute silencieuse et attentive était préférable à des réactions défensives comme : « mais non, vous n’allez pas mourir » qui sonnent faux, constituent des mensonges et ne rassurent pas lorsque la personne malade sait qu’elle va mourir. Ce style de répartie constitue un refus du transfert et ne peut qu’arrêter la parole, l’empêcher, c’est à cela qu’elle est inconsciemment destinée en fait : l’infirmier sent bien qu’il se bat contre son angoisse (voir Fiche 18, page 167) et que, faire taire la personne permettra de faire taire l’angoisse momentanément.

Dans le cas précédent, le patient n’attendait pas forcément une réponse, surtout pas un avis de la part du professionnel. Il avait besoin que quelqu’un entende son désir de mourir, sans assentiment ni dissuasion, et entende qu’il ne pouvait plus vivre ainsi. Parler avec cette élève-infirmière était peut-être sa seule source de soulagement voire de plaisir (« il avait l’air content de me voir »). Ce patient n’était pas en quête d’un lien où il voulait que l’élève infirmière lui raconte aussi sa vie ou lui donne son avis (cela est une relation intersubjective), en fait, il ne demandait qu’une présence attentive à qui dire ses tourments. Cette jeune professionnelle représentait (le transfert représente en effet dans l’actuel ce qui a été vécu dans le passé) pour lui la confiance, la douceur, la jeunesse, la sensibilité et peut-être sa dernière relation de séduction, même imaginaire, avec la gente féminine. C’est pourquoi il avait envie de lui parler, d’autant plus qu’il était vraiment seul. Ils ne se connaîtront jamais personnellement. Ce n’est pas de cela dont il s’agit. La jeune infirmière a bien compris que la demande n’était pas un lien d’amitié avec discussions à bâtons rompus mais qu’elle incarnait un lieu d’écoute et de compréhension pour ce jeune patient, un lieu d’adresse de ses souffrances. Savoir écouter la douleur d’un être, même si cela émeut, rend triste, c’est aussi le soigner dans l’acte même de l’écoute : il n’y a parfois rien à dire, juste à lui montrer que sa parole est accueillie. Parfois, cette douleur donne des indications sur l’orientation des soins et la manière de la soulager.

Ce qui fait déjà de cette future infirmière une bonne praticienne est le fait qu’elle a eu le courage de faire une démarche pour parler de ses angoisses, sortir de sa situation d’échec sans crainte d’être jugée, et qu’elle a pu accepter d’écouter le patient qui lui a été confié sans fuir, notamment lorsqu’elle a pu prendre conscience de ce qui entravait son action.




◗ Transfert et « re-présentation »


Si, dans le transfert, il y a de l’amour, il n’est pas destiné à la personne sur laquelle s’exerce le transfert. C’est un amour (ou une haine aussi parfois) passé et réactualisé dans la situation transférentielle. Le jeune homme atteint de sclérose en plaques s’est attaché transférentiellement à cette jeune infirmière parce qu’elle s’en occupait beaucoup et qu’en outre, personne d’autre ne lui rendait visite. C’est une présence humaine qu’il a pu avoir, peut-être l’une des dernières, et il a été très précieux que cette future infirmière ait pu l’accepter.

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May 9, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 2. Le transfert

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