Chapitre 18 Réflexions sur un modèle thérapeutique concernant le traitement de l’hyperactivité
L’un des auteurs importants de ces deux dernières décennies traitant des problématiques du corps est Jean Bergès. Sa position théorique est toujours intéressante dans le domaine de la motricité. Dans son ouvrage « Le Corps dans la neurologie et dans la psychanalyse » (2005), il postule, chez l’enfant hyperactif, la permanence d’un lien visuel mère-enfant, l’hyperactivité ayant pour fonction d’obliger la mère à ne pas quitter des yeux son enfant car, dit-il « si elle le quitte des yeux le désir de la mère se réalise et l’enfant fait alors une bêtise ». La vision monopolise la communication au détriment de l’écoute, autrement dit, ne se sentant pas écouté, l’enfant n’éprouve pas le besoin de parler.
La mère qui ne quitte pas son enfant des yeux ne peut pas l’écouter. Les enfants instables qui ne sont pas entendus tendront à remplacer les mots que l’on n’a jamais écoutés, par la motricité. L’enfant privé de parole, parce que l’on ne l’entend pas, tend à passer à l’acte. L’action qui en résulte est un acte qui n’a pas de sens. À ce moment-là, le sens que va tenter de donner l’adulte va rendre l’enfant insupportable.
Comment peut-on expliquer cet effet sédatif ?
Globalement, ce point de vue étiologique tendant à expliquer l’hyperactivité par le désir de mort maternel n’épuise pas, à notre avis, loin s’en faut, la problématique de l’enfant hyperactif. Pour de multiples raisons, nous n’adhérons pas systématiquement à l’idée d’une étiologie qui serait uniquement articulée à la pulsion de mort.
Nous avons précédemment souligné à quel point la défaillance de la symbolisation primaire et des processus auto-érotiques en appui sur la sensorialité pouvaient être à l’origine d’une répétition inlassable de recherche de sensations corporelles. Ce qui tend à donner au sujet un point de fixation archaïque, une sensation illusoire d’existence et de continuité de soi. De ce point de vue, la ritaline® n’offrirait pas un moyen de lutte contre la mort mais plutôt une aide, un soutien pour se sentir vivant.
Rappelons que cette « tension vers » décrite par Bergès doit constituer pour le clinicien un message adressé à l’objet et par conséquent un message adressé au thérapeute. Il s’agit avant toute chose d’une rencontre primaire au cours de laquelle l’auto-érotisme doit s’appuyer sur le ressenti, lequel ressenti doit se produire dans un espace, un temps et une attention conjoints.
Reprenons dans son ensemble la démarche thérapeutique telle que nous l’envisageons :
• Le premier temps de la rencontre se traduit par un comportement, une posture, un geste, un mouvement, voire une prosodie particulière à l’intérieur d’un langage.
• L’étape suivante permet d’établir un lien intersubjectif.
• Dans ce registre intersubjectif, une étape supplémentaire pourra être franchie lorsque le thérapeute parviendra à communiquer à l’enfant ce qu’il a observé de ce qui se passe en lui l’enfant, concernant l’effet de son comportement sur le thérapeute.
• Enfin, l’étape intrasubjective concerne la rencontre du sujet avec quelque chose de sa conflictualité interne. L’élaboration avec le thérapeute des paradoxes dans lesquels il est pris.
La défaillance de symbolisation secondaire ou de la représentation de mots va se jouer dorénavant dans le dispositif thérapeutique au niveau de la représentation de choses et du passage par la symbolisation primaire des traces sensorielles mnésiques perceptives en représentation de choses. Le thérapeute étant inclus dans le dispositif.
Cette démarche thérapeutique s’étend par-delà l’hyperactivité à toutes les pathologies de la dépendance psychique.
Prenons comme illustration clinique, le cas de Noé évoqué précédemment et développé dans un autre ouvrage (A. Calza, M. Contant, 2007), en nous axant sur la problématique jeu-non-jeu.
Cas clinique
Noé : et vogue la galère…
La mère, veuve depuis un an après le décès accidentel du père, restait avec trois jeunes garçons, Noé étant le dernier. Fatiguée par des crises d’asthme, elle avait dû cesser de l’allaiter au bout d’un mois. À l’âge de deux ans, Noé fut opéré d’un strabisme et, précisait sa mère : « Il avait eu du mal à se séparer de moi. » À sept ans, il était toujours énurétique et recherchait l’isolement.
Pour ainsi dire, la mère et l’enfant étaient à nouveau « abandonnés ». Il fallait les prendre tous les deux, dans une perspective de « Halte de la proximité » (Al Niffari, traduction par M. Sami-Ali, 1989).
Peu à peu, le calme revint et Noé remarqua : « C’était mieux quand on était tous les deux. » La mère ajouta : « Les difficultés de Noé remontent avant la mort de son père … tout a commencé quand, à deux ans, il a été opéré pour ses yeux… »
À l’issue de cette prise de contact, le thérapeute se sentit quelque peu épuisé, démuni et immédiatement pourtant, lui apparaissait la nécessité de « prendre appui dans le corps ». Corps de l’enfant/corps de la mère-corps du père/corps du thérapeute, en suivant la formule de G. Pankow (1983), qui aimait à dire qu’avec les patients souffrant de structuration, il fallait prendre appui « là où on a pied, c’est-à-dire le corps » nous pourrions ajouter, dans une tentative d’accordage empathique mimo-gesto-postural.
Il semble s’agir là de ce que R. Roussillon (1991) décrit comme « l’acte-décharge sans écran », décharge de grosses quantités d’excitation pour se soustraire aux processus de pensée, mais contenant également à l’état d’ébauche une représentation en train d’advenir.
Impossible séparation, angoisse de séparation, « répétition dans la cure de traumatismes précoces qui ont altéré la qualité de lien et l’illusion primaire, qui ont créé des zones enkystées de confusion moi-non moi et empêché la mise en place de la paradoxalité ouverte, maturationnelle », celle qui caractérise le processus transitionnel comme l’a montré R. Roussillon (ibid.).
Rappelons que pour D.W. Winnicott (1989), toute expérience traumatique passée, non symbolisée se présente au sujet comme expérience à venir. Autrement dit, le comportement qui se laisse observer dans l’ici et le maintenant de la séance constitue une réédition motrice d’une expérience psychique antérieure qui n’a pas pu se mettre au présent du moi. Elle ne pourra acquérir un statut historico-pulsionnel que dans la mesure où le cadre thérapeutique favorisera cette présentification qui avait échouée antérieurement (A. Calza, M. Contant, 2001). Il s’agissait donc pour Noé de revivre émotionnellement dans la séance et dans le transfert ce à quoi il s’était rendu affectivement et psychiquement absent.
Mais face à la répétition et aux passages par l’acte, que le thérapeute pouvait avoir vécu comme des attaques réelles adressées à sa personne (ce qu’elles étaient en réalité), il demeurait fondamental de tenter, coûte que coûte, de rester vivant et créatif face à cette destructivité. Il lui fallut s’adosser à un contretransfert épistémologique afin d’éviter les contre-attitudes de rejet, d’évitement phobique et de rétorsion d’une part, et de solution masochique d’autre part.
Il sentit là une transformation de sa position initiale, où Noé et sa mère lui demandaient en quelque sorte d’agir (« que pouvez-vous faire ? ») comme un remède (du latin remedium), à une position qu’il adopta non sans peine et qui se référait à ce que R. Roussillon (1991) décrit sous le concept de médium malléable, c’est-à-dire le représentant-chose ou représentant-objet de la représentation de la fonction représentative.
À l’arrivée de sa mère, il dit calmement : « Notre contrat est fait – on est en paix. »
À la séance suivante, Noé vint avec le paquebot emprunté et dit : « J’ai bien dormi », et il commença à dessiner sur le tableau le bateau Santa-Maria. Puis, il dessina le bateau prêté : « de face ou de profil ? ». Ensuite, il voulut dessiner un voilier miniature qu’il avait eu lorsqu’il avait six ans, il se dessina sur le voilier avec une barbe en remarquant : « Y a une tête de mort sur la voile. J’avais la barbe, maintenant je l’ai rasée… »
L’identité surgit de la répétition du même (et non répétition de « l’identique ») (M. De M’Uzan, 1970). Dans la répétition de l’identique, « le plus près de la sensori-motricité paraît toujours visé ». C’est le principe d’inertie qui régit alors cette forme de répétition. « Quant à la succession des répétitions du même […] elles dessinent une trajectoire. » Elles restaurent ainsi l’objet de la pulsion. Ce mouvement est la manifestation et la marque de la mise en œuvre d’un processus de projection, qu’il existerait un dehors et un dedans psychique au moment même où l’équivalence établie entre le corps et l’espace extérieur au sujet lui fournit les moyens de se représenter le fonctionnement du corps propre.
C’est à ce moment que le thérapeute commence vraiment à imaginer l’enfant dans son cadre familial, et à se rendre compte qu’il connaît en fait peu d’éléments sur son histoire, sachant bien que l’histoire est « le parcours obligé de la possibilité d’individuation » (J.-M. Gauthier, 1990). C’est elle qui lui permet d’envisager le patient comme sujet.
Noé commença à regarder son thérapeute en lui montrant son visage, tout en évitant encore de se regarder dans le miroir qui se trouvait dans la salle. Le visage du thérapeute, différent du sien, était mis en relation d’équivalence avec d’autres visages qui lui étaient familiers.
D.W. Winnicott (1975) nous a appris que le premier et véritable miroir c’est le visage, et dès lors, si l’enfant voit le visage de la mère, « il se voit dedans » et la réflexibilité psychique est assurée. Il reste à « intérioriser » le miroir maternel et à « l’oublier ».
La problématique de la séparation semble bien avoir été relancée par la « réobjectivation du traumatisme » (R. Roussillon, 1991).
Reprenons l’évolution de ces deux séquences interactives.
D’abord, tout au long des séances précédentes, s’établit la conviction que cet objet-bateau, disons plutôt ces objets – car il y a eu une multitude de bateaux – représentaient le corps psychique de Noé en relation « inclusion-réciproque » (M. Sami-Ali, 1974) avec le corps psychique de la mère, avec un surinvestissement des repères spatiaux et des limites (précision quasi-obsessionnelle et méticulosité des dessins et descriptions, paralysés, pétrifiés) sur une mèr(e) déchaînée.
D’ailleurs, son implication plus forte dans la relation thérapeutique était insoutenable.
Pour parler, il fallait réduire la distance entre lui et son thérapeute. Nécessité qui réactivait son angoisse de perte, la distanciation psychique de Noé étant jusque-là remplacée par une mise à distance spatiale. Les objets-bateaux étaient aussi indispensables qu’interchangeables, dans une négation du temps et de la différence (tentative de réduction à l’identique). C’est, de ce fait, la dynamique de l’espace qui allait permettre de « réparer les fissures dans le réseau symbolisant » (G. Pankow, 1983) et introduire Noé dans le temps de son histoire.
Noé, dans l’espace de la séance, allait alors progressivement faire l’expérience de la séparation d’avec sa mère sans trop s’exposer à la menace de rupture de lien et de perte de l’objet. C’est lui qui mit en route et osa expérimenter l’espace de séparation. Jusqu’alors, Noé avait confronté son thérapeute à ce paradoxe : de ne pouvoir le conduire à sa réalité psychique que dans la suture ou la rupture. Encore fallait-il en saisir le sens et l’opportunité qu’elles pouvaient offrir pour que ces failles du processus thérapeutique puissent se transformer en sources potentielles de la vie psychique et de l’élaboration mentale.
1. Noé voulait donner son bateau-objet du dehors de l’espace thérapeutique, mais venant du dedans (représentation psychique interne) : un « fragment de la mère » (P. Gutton, 1988). On peut assurément y voir le signe que Noé constituait là un « représentant externe/interne de la symbiose primitive, représentant grâce auquel il peut commencer à accepter de sortir de celle-ci » (R. Roussillon, 1991).
D’autant qu’il allait se séparer réellement de cet objet. Tout se passait comme s’il manifestait le besoin de vérifier que le lien n’était pas détruit, autrement dit, « qu’il n’a pas détruit l’objet réel, ni provoqué sa désapprobation, que la mère – objet externe – est toujours vivante et autorise la séparation » (A. Ciccone et M. Lhopital, 1991).
Le rapport ici-là-bas se trouve donc médiatisé par le rapport primordial dedans-dehors.
Il est important de préciser, à la suite de M. Sami-Ali (1974), que la question de l’espace paraît inséparable de la problématique générale de la projection et de l’introjection.
Mais, il faut tout de même souligner que ce mouvement ne devait pas se concrétiser et que les paroles du thérapeute suffirent à rassurer Noé, à lui permettre de se représenter ou de se re-présentifier sa mère. C’est ainsi que Noé commença à représenter dans l’espace thérapeutique l’alternance de présence/absence de la mère auquel il était soumis, rappelant le jeu de la bobine décrit par S. Freud (1920).
Ainsi, comme le note P. Gutton, se trouve jouée ici « la permanence du lien mère-enfant archaïque, au moment même où sa manipulation en met les éléments à distance … il joue son passé ; son jeu actualise son passé » (1989).
2. En échange, le thérapeute lui avait prêté le bateau-paquebot appartenant à l’espace thérapeutique. On peut ici faire l’hypothèse que Noé, avec cet objet réel, récupérait pendant l’absence du thérapeute les parties projetées en lui qui, au moment de la séparation réelle, l’exposait à de véritables angoisses d’arrachement de sa peau psychique et de perte d’objet.
On pouvait d’ailleurs s’interroger, à ce moment-là, sur le statut des objets de l’espace thérapeutique : à qui appartiennent ces objets ? Peuvent-ils sortir de cet espace ? Nous pouvons répondre maintenant : à la symbolisation. Et, avec Noé, cette sortie (au-dehors) de l’objet appartenant à l’espace thérapeutique est bien allée dans le sens de la symbolisation.
3. Une phase encore mérite d’être évoquée, il s’agit de celle où l’enfant fit un dessin en disant : « Je fais un dessin pour toi, pour que les jours où je ne viens pas, tu penses à moi. »
En réfléchissant à l’ensemble des différents mouvements qui présidèrent à l’organisation de ces séances, on peut dire comme R. Kaës (1990) que « le rétablissement de la capacité de former des symboles d’union et d’utiliser des objets transitionnels suppose la rupture de l’éprouvé du vide et du trop plein. L’espace transitionnel est un espace de présence et d’absence (ni trop de l’un, ni trop de l’autre, ni pas assez), jeu dans un cadre, de contenu dans un conteneur, de tension paradoxale, tension quand même… ».
Lorsqu’il voit le matelot venir encore l’espionner, il lui crève les deux yeux : « Comme ça je suis tranquille, il est aveugle […] Le secret, je le cache et je ne veux pas qu’on le découvre – je vais employer les grands moyens… »
On peut parler maintenant, à la suite de R. Roussillon (1991), « d’actes-expériences étayantes » comparables à l’expérience du jeu, qui permettent d’actualiser une potentialité du moi et du rapport du moi au monde qui n’a pas pu être expérimentée dans l’histoire vécue du sujet.
Puissions-nous dans cette perspective « faire quelque chose pour permettre (à nos patients) d’avoir la capacité à jouer ». Ce passage recherché du non-jeu au jeu engage alors, selon D.W. Winnicott « une psychothérapie qui a une implication immédiate et universelle » (1975).

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