18: Réflexions sur un modèle thérapeutique concernant le traitement de l’hyperactivité

Chapitre 18 Réflexions sur un modèle thérapeutique concernant le traitement de l’hyperactivité


L’un des auteurs importants de ces deux dernières décennies traitant des problématiques du corps est Jean Bergès. Sa position théorique est toujours intéressante dans le domaine de la motricité. Dans son ouvrage « Le Corps dans la neurologie et dans la psychanalyse » (2005), il postule, chez l’enfant hyperactif, la permanence d’un lien visuel mère-enfant, l’hyperactivité ayant pour fonction d’obliger la mère à ne pas quitter des yeux son enfant car, dit-il « si elle le quitte des yeux le désir de la mère se réalise et l’enfant fait alors une bêtise ». La vision monopolise la communication au détriment de l’écoute, autrement dit, ne se sentant pas écouté, l’enfant n’éprouve pas le besoin de parler.


En toile de fond de l’analyse de cette relation, J. Bergès subodore le désir de mort psychique qui va se traduire chez l’enfant par un débordement dans le fonctionnement symbolique se traduisant par la tyrannie du geste et du mouvement.


À cet effet, l’enfant hyperkinétique questionnerait l’adulte sur la question de la mort. L’auteur suggère au clinicien confronté à un enfant instable qui se montre insupportable de lui parler de la mort. Selon lui, l’excitation motrice, le manque d’attention, … c’est « l’action acharnée plus ou moins agressive, plus ou moins destructrice qui sert de drapeau et de remède contre la pulsion de mort ».


Il évoque par ailleurs « la tension vers ». L’enfant hyperactif serait tendu vers une image idéale, une limite idéale totalement imaginaire, état de tension qui peut se trouver dépassé par la motricité qu’il essaie de contenir. Il pose également le postulat de ces enfants hyperkinétiques qui n’ont jamais été entendus.


La mère qui ne quitte pas son enfant des yeux ne peut pas l’écouter. Les enfants instables qui ne sont pas entendus tendront à remplacer les mots que l’on n’a jamais écoutés, par la motricité. L’enfant privé de parole, parce que l’on ne l’entend pas, tend à passer à l’acte. L’action qui en résulte est un acte qui n’a pas de sens. À ce moment-là, le sens que va tenter de donner l’adulte va rendre l’enfant insupportable.


Bergès poursuit sa réflexion sur les modalités thérapeutiques médicamenteuses actuelles : les enfants hyperactifs sont de plus en plus traités, prioritairement, par un médicament nommé ritaline® ou par ses dérivés (concerta®, quasym®). Il s’agit d’une amphétamine qui « bombarde la substance réticulée », c’est-à-dire le centre de la vigilance à la place du mouvement. Ce médicament est efficace sur certains de ces enfants hyperactifs.


Comment peut-on expliquer cet effet sédatif ?


Bergès l’explique, paradoxalement, par le fait que l’hyperactivité sert à ne pas s’endormir. C’est là selon lui que l’on retrouve la mort : l’hyperactivité étant un système pour ne pas dormir, pour ne pas mourir.


Il y aurait donc selon cet auteur une équivalence entre s’endormir et mourir. La défense contre cette sensation serait l’hypermotricité.


Il conclut donc que l’effet de la ritaline® sur le sommeil, c’est de l’empêcher, ce qui produit un effet apaisant chez l’enfant hyperactif en le tenant éveillé.


Globalement, ce point de vue étiologique tendant à expliquer l’hyperactivité par le désir de mort maternel n’épuise pas, à notre avis, loin s’en faut, la problématique de l’enfant hyperactif. Pour de multiples raisons, nous n’adhérons pas systématiquement à l’idée d’une étiologie qui serait uniquement articulée à la pulsion de mort.


De la même manière, la dialectique du regard occultant l’entendu ne nous paraît répondre qu’à un nombre restreint de cas. Il s’agit plus particulièrement des enfants chez lesquels on constate un comportement hyperactif en présence de la mère uniquement et qui cessent leur hyperactivité hors de la présence maternelle.


Par ailleurs, la clinique dément largement le fait que l’on puisse apaiser un enfant hyperkinétique en parlant avec lui de la mort.


Nous avons précédemment souligné à quel point la défaillance de la symbolisation primaire et des processus auto-érotiques en appui sur la sensorialité pouvaient être à l’origine d’une répétition inlassable de recherche de sensations corporelles. Ce qui tend à donner au sujet un point de fixation archaïque, une sensation illusoire d’existence et de continuité de soi. De ce point de vue, la ritaline® n’offrirait pas un moyen de lutte contre la mort mais plutôt une aide, un soutien pour se sentir vivant.


Rappelons que cette « tension vers » décrite par Bergès doit constituer pour le clinicien un message adressé à l’objet et par conséquent un message adressé au thérapeute. Il s’agit avant toute chose d’une rencontre primaire au cours de laquelle l’auto-érotisme doit s’appuyer sur le ressenti, lequel ressenti doit se produire dans un espace, un temps et une attention conjoints.


Ce n’est qu’à cette occasion que le sujet pourra secondairement se voir comme il a été vu et s’entendre comme il a été entendu.


Reprenons dans son ensemble la démarche thérapeutique telle que nous l’envisageons :



La défaillance de symbolisation secondaire ou de la représentation de mots va se jouer dorénavant dans le dispositif thérapeutique au niveau de la représentation de choses et du passage par la symbolisation primaire des traces sensorielles mnésiques perceptives en représentation de choses. Le thérapeute étant inclus dans le dispositif.


Cette démarche thérapeutique s’étend par-delà l’hyperactivité à toutes les pathologies de la dépendance psychique.


Prenons comme illustration clinique, le cas de Noé évoqué précédemment et développé dans un autre ouvrage (A. Calza, M. Contant, 2007), en nous axant sur la problématique jeu-non-jeu.



Cas clinique


Noé : et vogue la galère…


Noé, 7 ans, décrit comme un « enfant instable, fuyant dans ses activités et difficile à cerner » nous fut adressé par le psychiatre du CMP, pour une prise en charge thérapeutique. Trois ans auparavant, une consultation avait déjà mis en évidence des troubles du comportement et des difficultés de contact.


La mère, veuve depuis un an après le décès accidentel du père, restait avec trois jeunes garçons, Noé étant le dernier. Fatiguée par des crises d’asthme, elle avait dû cesser de l’allaiter au bout d’un mois. À l’âge de deux ans, Noé fut opéré d’un strabisme et, précisait sa mère : « Il avait eu du mal à se séparer de moi. » À sept ans, il était toujours énurétique et recherchait l’isolement.


Face à l’extrême instabilité de l’enfant, le médecin s’avouait désarmé et, de son côté, son psychothérapeute souhaitait mettre fin à une prise en charge difficile en raison d’un « transfert amoureux » de la mère sur lui. Il indiquait : « L’enfant est à la recherche de limites. Je propose une prise en charge thérapeutique avec quelqu’un d’autre que moi… »


Pour ainsi dire, la mère et l’enfant étaient à nouveau « abandonnés ». Il fallait les prendre tous les deux, dans une perspective de « Halte de la proximité » (Al Niffari, traduction par M. Sami-Ali, 1989).


Dès avant de les recevoir, nous pensions à ce père mort dont on ne parlait guère, à cette mère veuve à la « séduction dévorante … » et, à ce fils à l’agir débordant. « Être vivant, c’est bouger … et ne pas se laisser prendre au filet… »


Lors de la première entrevue, le thérapeute fut frappé par l’attitude gênée et rigide de la mère et de l’enfant. Elle, figée, ne répondait qu’à peine et sèchement aux questions. Ce n’est que peu à peu qu’elle allait se départir de cette inhibition pour dire : « Noé a besoin de votre aide et moi aussi peut-être. » Noé, bien à l’écart de sa mère, tenait serré entre les bras un bateau de type Zodiac. Le préambule l’impatientant, il lança en montrant son bateau : « Je vais t’en apprendre là-dessus… »


Le thérapeute demanda à le voir seul et, Noé, très à l’aise, se mit à décrire avec une précision minutieuse tous les aspects techniques du bateau. Il connaissait parfaitement le vocabulaire maritime technique. Puis, il dessina avec la même minutie le bateau de J.-Y. Cousteau. Le flux de ses paroles ne favorisait guère l’échange souhaité. Cherchant à rompre ce vide par des questions plus incisives, le thérapeute se heurta à un refus : « On perd du temps avec tes questions. » Pourtant, lorsque fut évoqué son père, il répondit sans regarder le thérapeute : « Mon père est mort dans un accident. Il avait un Zodiac sur le toit de sa voiture accidentée. Il construisait des ponts, des radeaux. » Puis il se remit à dessiner, cette fois, le Titanic, « le plus grand des bateaux … il a coulé parce qu’il s’est fracassé sur un iceberg », et il se lança dans une très longue description des circonstances techniques du naufrage.


Au retour de sa mère, Noé se mit à hurler, à s’agiter, à sauter, jetant de tous côtés ce qui lui tombait sous la main. Cette agitation désordonnée et intense provoqua chez le thérapeute une sorte de tournis mental qui le décontenança, le troubla, tandis que la mère effondrée demanda : « Que pouvez-vous faire ? »


Peu à peu, le calme revint et Noé remarqua : « C’était mieux quand on était tous les deux. » La mère ajouta : « Les difficultés de Noé remontent avant la mort de son père … tout a commencé quand, à deux ans, il a été opéré pour ses yeux… »


À l’issue de cette prise de contact, le thérapeute se sentit quelque peu épuisé, démuni et immédiatement pourtant, lui apparaissait la nécessité de « prendre appui dans le corps ». Corps de l’enfant/corps de la mère-corps du père/corps du thérapeute, en suivant la formule de G. Pankow (1983), qui aimait à dire qu’avec les patients souffrant de structuration, il fallait prendre appui « là où on a pied, c’est-à-dire le corps » nous pourrions ajouter, dans une tentative d’accordage empathique mimo-gesto-postural.


Vraisemblablement, cette agitation motrice incessante de la part de Noé constituait aussi une tentative de mise à distance de toute forme possible de pensée, toutes choses qui, pour le thérapeute, rendaient extrêmement pénible et fragile l’instauration d’un lien avec lui.


Il semble s’agir là de ce que R. Roussillon (1991) décrit comme « l’acte-décharge sans écran », décharge de grosses quantités d’excitation pour se soustraire aux processus de pensée, mais contenant également à l’état d’ébauche une représentation en train d’advenir.


Impossible séparation, angoisse de séparation, « répétition dans la cure de traumatismes précoces qui ont altéré la qualité de lien et l’illusion primaire, qui ont créé des zones enkystées de confusion moi-non moi et empêché la mise en place de la paradoxalité ouverte, maturationnelle », celle qui caractérise le processus transitionnel comme l’a montré R. Roussillon (ibid.).


Avec un sourire crispé, la mère soulignera : « Je préfère partir, je ne supporte plus ça […] et pourtant il est content de venir, je n’ai pas besoin d’insister. » Noé ajoutera : « C’est pour ça que je m’excite à la fin… »


En présence de sa mère, les attaques de Noé redoublaient. Le thérapeute répéta, à partir de ce qu’il avait éprouvé et qu’il continuait à éprouver, face à eux, qu’il ne leur était pas encore possible de se séparer. Il interpella Noé, puis sa mère, en reprenant les termes de sa phrase concernant l’opération des yeux et de la difficulté de l’enfant à se séparer d’elle ensuite. Il leur dit qu’au fond, c’est un peu comme s’ils se retrouvaient confrontés à re-vivre cet événement qui les avait mis en danger et qu’ils se défendaient.


Pas vraiment d’écho immédiat à cette remarque, si ce n’est que leurs visages se décrispèrent sensiblement et que, pour la première fois, le thérapeute vit vraiment le visage de Noé.


Rappelons que pour D.W. Winnicott (1989), toute expérience traumatique passée, non symbolisée se présente au sujet comme expérience à venir. Autrement dit, le comportement qui se laisse observer dans l’ici et le maintenant de la séance constitue une réédition motrice d’une expérience psychique antérieure qui n’a pas pu se mettre au présent du moi. Elle ne pourra acquérir un statut historico-pulsionnel que dans la mesure où le cadre thérapeutique favorisera cette présentification qui avait échouée antérieurement (A. Calza, M. Contant, 2001). Il s’agissait donc pour Noé de revivre émotionnellement dans la séance et dans le transfert ce à quoi il s’était rendu affectivement et psychiquement absent.


Mais face à la répétition et aux passages par l’acte, que le thérapeute pouvait avoir vécu comme des attaques réelles adressées à sa personne (ce qu’elles étaient en réalité), il demeurait fondamental de tenter, coûte que coûte, de rester vivant et créatif face à cette destructivité. Il lui fallut s’adosser à un contretransfert épistémologique afin d’éviter les contre-attitudes de rejet, d’évitement phobique et de rétorsion d’une part, et de solution masochique d’autre part.


Il sentit là une transformation de sa position initiale, où Noé et sa mère lui demandaient en quelque sorte d’agir (« que pouvez-vous faire ? ») comme un remède (du latin remedium), à une position qu’il adopta non sans peine et qui se référait à ce que R. Roussillon (1991) décrit sous le concept de médium malléable, c’est-à-dire le représentant-chose ou représentant-objet de la représentation de la fonction représentative.


Lors d’une séance, Noé était furieux parce que le thérapeute était en retard : « Où tu étais ? » Il avait apporté un objet avec lui qu’il cachait derrière son dos : « le bateau de l’armée du roi ».


Il commença à dessiner ce bateau tout en demandant : « Pourquoi tu détestes la fin de la séance ? » et proposant un troc – il voulait échanger un paquebot (qui est dans la salle) contre son bateau du roi.


Le thérapeute lui fit remarquer que tous les objets de cette salle devaient y demeurer. Mais, devant l’insistance de Noé, il proposa de lui prêter ce paquebot en échange de son bateau – reliant en paroles cet échange de prêts à la difficulté de se séparer. Noé ajouta, que dès qu’il le pourrait, il rendrait le paquebot. Il voulut immédiatement aller voir sa mère pour lui parler de cet échange.


Mais les paroles du thérapeute le rassurèrent et il resta dans la salle en disant : « Je vais te signer un contrat. » Noé rédigea avec le thérapeute ce contrat signé par tous les deux. Puis Noé ajouta : « Je fais un dessin pour toi, pour que les jours où je ne viens pas, tu penses à moi… ».


Ensuite regardant son thérapeute : « Tu as un peu les cheveux de Pépé Atchoum » pour évoquer ses cheveux grisonnants, puis il poursuivit en disant : « Pourquoi les pépés et les mémés qui vont bientôt mourir, ils ont pas besoin de garder tout ce qu’ils ont – ils donnent tout – ma mémé me donne tout ce qu’elle a – mon papa aussi il est mort… ».


Il évoqua un souvenir (le premier) : « Une fois, mon papa et mes deux frères, on a fait les fous – maman disait : vous allez vous faire mal… on rigolait bien, mais des fois mon père me donnait des coups sur les fesses avec la brosse quand on était pas sages. »


À l’arrivée de sa mère, il dit calmement : « Notre contrat est fait – on est en paix. »


À la séance suivante, Noé vint avec le paquebot emprunté et dit : « J’ai bien dormi », et il commença à dessiner sur le tableau le bateau Santa-Maria. Puis, il dessina le bateau prêté : « de face ou de profil ? ». Ensuite, il voulut dessiner un voilier miniature qu’il avait eu lorsqu’il avait six ans, il se dessina sur le voilier avec une barbe en remarquant : « Y a une tête de mort sur la voile. J’avais la barbe, maintenant je l’ai rasée… »


Regardant son thérapeute du coin de l’œil, il nota chez lui l’absence de barbe naissante comme celle qu’il avait la fois précédente. Il lui dit alors : « Mon père aussi il avait la barbe des fois. »


Puis il continua par une série de questions : « Est-ce que tu es intéressé par les bateaux ? Est-ce que tu crois en Dieu ? Est-ce que tu préfères la glace à la vanille ou celle au chocolat ? »


Puis, il s’exclama : « On est pareil. » Le thérapeute lui répondit : « Noé, tu cherches à savoir si nous sommes pareils, tu as besoin de constater que nous sommes pareils pour continuer à penser avec moi. » Et il lui fit aussi remarquer sa grande inquiétude lorsqu’il constatait une différence importante dans ce qu’ils pouvaient ressentir l’un et l’autre. À ce moment, Noé sembla proche du thérapeute, détendu et en confiance.


En réfléchissant à l’ensemble des diverses manifestations qui se sont développées au cours de ces séances, plusieurs remarques et hypothèses se sont présentées.


Pour tenter de repérer son identité, Noé expérimente différence et similitude entre toute une série de questions pareil-pas pareil (Dieu, les bateaux, les glaces ).


Il veut connaître beaucoup de choses sur son thérapeute : si comme lui, à sept ans, il faisait des bêtises, s’il détestait l’école. Il l’interroge sur les caractéristiques de son logement en cherchant ce qui est semblable au sien. Lorsqu’une différence lui apparaît, il est déçu et se montre plus insécurisé. Il s’élabore ainsi une dialectique paradoxale : reconnaissance à la fois de la différence et de la mêmeté, de la continuité et de la discontinuité, de l’identité et de l’altérité.


L’identité surgit de la répétition du même (et non répétition de « l’identique ») (M. De M’Uzan, 1970). Dans la répétition de l’identique, « le plus près de la sensori-motricité paraît toujours visé ». C’est le principe d’inertie qui régit alors cette forme de répétition. « Quant à la succession des répétitions du même […] elles dessinent une trajectoire. » Elles restaurent ainsi l’objet de la pulsion. Ce mouvement est la manifestation et la marque de la mise en œuvre d’un processus de projection, qu’il existerait un dehors et un dedans psychique au moment même où l’équivalence établie entre le corps et l’espace extérieur au sujet lui fournit les moyens de se représenter le fonctionnement du corps propre.


C’est à ce moment que le thérapeute commence vraiment à imaginer l’enfant dans son cadre familial, et à se rendre compte qu’il connaît en fait peu d’éléments sur son histoire, sachant bien que l’histoire est « le parcours obligé de la possibilité d’individuation » (J.-M. Gauthier, 1990). C’est elle qui lui permet d’envisager le patient comme sujet.


Noé commença à regarder son thérapeute en lui montrant son visage, tout en évitant encore de se regarder dans le miroir qui se trouvait dans la salle. Le visage du thérapeute, différent du sien, était mis en relation d’équivalence avec d’autres visages qui lui étaient familiers.


D.W. Winnicott (1975) nous a appris que le premier et véritable miroir c’est le visage, et dès lors, si l’enfant voit le visage de la mère, « il se voit dedans » et la réflexibilité psychique est assurée. Il reste à « intérioriser » le miroir maternel et à « l’oublier ».


La problématique de la séparation semble bien avoir été relancée par la « réobjectivation du traumatisme » (R. Roussillon, 1991).


Le thérapeute ressent bien que les conditions sont réunies pour une transformation de la répétition-agie en espace de jeu potentiel. Noé restait toujours en face de lui, s’exprimait avec vivacité et abondamment. Il semblait investir de plus en plus son travail thérapeutique. On avait surtout l’impression qu’il était possible pour le thérapeute de parler, de penser et donc de commencer à exister indépendamment de l’enfant.


Reprenons l’évolution de ces deux séquences interactives.


D’abord, tout au long des séances précédentes, s’établit la conviction que cet objet-bateau, disons plutôt ces objets – car il y a eu une multitude de bateaux – représentaient le corps psychique de Noé en relation « inclusion-réciproque » (M. Sami-Ali, 1974) avec le corps psychique de la mère, avec un surinvestissement des repères spatiaux et des limites (précision quasi-obsessionnelle et méticulosité des dessins et descriptions, paralysés, pétrifiés) sur une mèr(e) déchaînée.


Jusque-là, Noé avait évité les situations trop impliquantes qui risquaient de lui faire perdre ses repères rigides qui s’avéraient être des boucliers inefficaces contre les coups venus de l’objet.


D’ailleurs, son implication plus forte dans la relation thérapeutique était insoutenable.


Pour parler, il fallait réduire la distance entre lui et son thérapeute. Nécessité qui réactivait son angoisse de perte, la distanciation psychique de Noé étant jusque-là remplacée par une mise à distance spatiale. Les objets-bateaux étaient aussi indispensables qu’interchangeables, dans une négation du temps et de la différence (tentative de réduction à l’identique). C’est, de ce fait, la dynamique de l’espace qui allait permettre de « réparer les fissures dans le réseau symbolisant » (G. Pankow, 1983) et introduire Noé dans le temps de son histoire.


Noé, dans l’espace de la séance, allait alors progressivement faire l’expérience de la séparation d’avec sa mère sans trop s’exposer à la menace de rupture de lien et de perte de l’objet. C’est lui qui mit en route et osa expérimenter l’espace de séparation. Jusqu’alors, Noé avait confronté son thérapeute à ce paradoxe : de ne pouvoir le conduire à sa réalité psychique que dans la suture ou la rupture. Encore fallait-il en saisir le sens et l’opportunité qu’elles pouvaient offrir pour que ces failles du processus thérapeutique puissent se transformer en sources potentielles de la vie psychique et de l’élaboration mentale.


Il est également important de rappeler le retard du thérapeute – son tout premier – absence réelle au début – qu’il avait immédiatement relié à la séance précédente. « Pourquoi tu détestes la fin de la séance ? » Face au passage à l’acte d’absence, il proposait un contrat – un échange qu’il fallait envisager doublement puisqu’un contrat engageait les deux parties :



1. Noé voulait donner son bateau-objet du dehors de l’espace thérapeutique, mais venant du dedans (représentation psychique interne) : un « fragment de la mère » (P. Gutton, 1988). On peut assurément y voir le signe que Noé constituait là un « représentant externe/interne de la symbiose primitive, représentant grâce auquel il peut commencer à accepter de sortir de celle-ci » (R. Roussillon, 1991).


Lorsqu’il avait fait son échange et que son bateau était entre les mains du thérapeute, avant de signer, Noé voulait aller immédiatement rejoindre sa mère pour lui en parler. Situation de crainte, quant à l’existence ininterrompue de sa mère et, par là, de la sienne propre : chaque utilisation interne d’un objet faisant courir le risque de détruire celui-ci.


C’est aussi pour lui l’expérience de la non-séparation, c’est-à-dire du lien psychique où, pour pouvoir se séparer, il faut en quelque sorte suffisamment intérioriser la non-séparation.


Et c’est ce processus d’intériorisation du lien qui semblait fragile chez Noé. Dans la mesure où il se séparait (psychiquement) de l’objet-mère, il devait impérativement vérifier dans la réalité que le lien n’était pas détruit.


D’autant qu’il allait se séparer réellement de cet objet. Tout se passait comme s’il manifestait le besoin de vérifier que le lien n’était pas détruit, autrement dit, « qu’il n’a pas détruit l’objet réel, ni provoqué sa désapprobation, que la mère – objet externe – est toujours vivante et autorise la séparation » (A. Ciccone et M. Lhopital, 1991).


Le rapport ici-là-bas se trouve donc médiatisé par le rapport primordial dedans-dehors.


Il est important de préciser, à la suite de M. Sami-Ali (1974), que la question de l’espace paraît inséparable de la problématique générale de la projection et de l’introjection.


Mais, il faut tout de même souligner que ce mouvement ne devait pas se concrétiser et que les paroles du thérapeute suffirent à rassurer Noé, à lui permettre de se représenter ou de se re-présentifier sa mère. C’est ainsi que Noé commença à représenter dans l’espace thérapeutique l’alternance de présence/absence de la mère auquel il était soumis, rappelant le jeu de la bobine décrit par S. Freud (1920).


Ainsi, comme le note P. Gutton, se trouve jouée ici « la permanence du lien mère-enfant archaïque, au moment même où sa manipulation en met les éléments à distance … il joue son passé ; son jeu actualise son passé » (1989).


2. En échange, le thérapeute lui avait prêté le bateau-paquebot appartenant à l’espace thérapeutique. On peut ici faire l’hypothèse que Noé, avec cet objet réel, récupérait pendant l’absence du thérapeute les parties projetées en lui qui, au moment de la séparation réelle, l’exposait à de véritables angoisses d’arrachement de sa peau psychique et de perte d’objet.


On pouvait d’ailleurs s’interroger, à ce moment-là, sur le statut des objets de l’espace thérapeutique : à qui appartiennent ces objets ? Peuvent-ils sortir de cet espace ? Nous pouvons répondre maintenant : à la symbolisation. Et, avec Noé, cette sortie (au-dehors) de l’objet appartenant à l’espace thérapeutique est bien allée dans le sens de la symbolisation.


3. Une phase encore mérite d’être évoquée, il s’agit de celle où l’enfant fit un dessin en disant : « Je fais un dessin pour toi, pour que les jours où je ne viens pas, tu penses à moi. »


À partir de cette trace, de cette représentation graphique, il demandait en définitive de ne pas l’oublier, de ne pas l’abandonner, de ne pas le perdre de vue. Le thérapeute entendit ce « contrat » comme un contrat d’adoption psychique. Noé aussi l’interrogeait là sur la symbolisation et lui demandait si leur lien était fiable. Quelle était la nature de ce lien (de l’investissement de l’autre, de l’investissement du thérapeute) ?


En réfléchissant à l’ensemble des différents mouvements qui présidèrent à l’organisation de ces séances, on peut dire comme R. Kaës (1990) que « le rétablissement de la capacité de former des symboles d’union et d’utiliser des objets transitionnels suppose la rupture de l’éprouvé du vide et du trop plein. L’espace transitionnel est un espace de présence et d’absence (ni trop de l’un, ni trop de l’autre, ni pas assez), jeu dans un cadre, de contenu dans un conteneur, de tension paradoxale, tension quand même… ».


Dans les séances suivantes, il s’agissait maintenant beaucoup plus de s’amarrer à des moments de l’œdipe plutôt que de rester fixé sur la position narcissique primaire (avec le contact des angoisses surgies directement de l’expérience sensorielle primitive) sans pour autant perdre de vue les éléments organisateurs des premières séances.


Voici un court extrait d’une scène créée par Noé et remarquable dans sa thématique du jeu des signifiants où apparaît la scène primitive et la culpabilité secondaire :


Il était une fois […] un capitaine (Noé) et son matelot. Celui-ci n’a de cesse que de venir espionner son capitaine par le trou de la serrure. Le capitaine s’énerve et explose violemment en voyant son matelot « l’espionner ». Il fulmine, écume, suffoque. Le matelot s’inquiète et s’enquiert de savoir si le capitaine n’a pas de soucis. Celui-ci demande que le matelot appelle sa femme en lui disant : « Je suis tombé malade à cause de toi. » Et il ajoute : « Ce matelot m’a donné le cancer ! »


Lorsqu’il voit le matelot venir encore l’espionner, il lui crève les deux yeux : « Comme ça je suis tranquille, il est aveugle […] Le secret, je le cache et je ne veux pas qu’on le découvre – je vais employer les grands moyens… »


On peut parler maintenant, à la suite de R. Roussillon (1991), « d’actes-expériences étayantes » comparables à l’expérience du jeu, qui permettent d’actualiser une potentialité du moi et du rapport du moi au monde qui n’a pas pu être expérimentée dans l’histoire vécue du sujet.


Puissions-nous dans cette perspective « faire quelque chose pour permettre (à nos patients) d’avoir la capacité à jouer ». Ce passage recherché du non-jeu au jeu engage alors, selon D.W. Winnicott « une psychothérapie qui a une implication immédiate et universelle » (1975).

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May 4, 2017 | Posted by in GÉNÉRAL | Comments Off on 18: Réflexions sur un modèle thérapeutique concernant le traitement de l’hyperactivité

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