Chapitre 17. Situations transculturelles
quelques repères*
*Chapitre rédigé avec la collaboration de Nicolas Velut.
De l’importance d’une double approche, psychodynamique et anthropo-sociologique, dans la prise en compte du symptôme
Ne seront pas évoqués, ici, les problèmes techniques que pose la différence culturelle en terme de dispositif de prise en charge, tels qu’ont pu les aborder des auteurs comme T. Nathan ou M. R. Moro. Il semble essentiel d’insister sur l’obstacle indispensable à surmonter qu’est celui de la langue et de la traduction, sans lequel rien ne peut se nouer dans le cadre d’une relation thérapeutique. Il est à ce titre important, si l’on doit mettre en œuvre un dispositif de traduction, de privilégier, quand cela est possible, des interprètes qualifiés et professionnalisés, dans une position de neutralité affective vis-à-vis du patient, plutôt que des systèmes de dépannage de type familial ou de voisinage. Ces derniers induisent des résistances et des positions défensives, tout à fait compréhensibles, nuisibles à l’établissement du lien de confiance avec le thérapeute.
« Complémentarisme » des cadres explicatifs
Le brouillage référentiel faisant éclater les systèmes diagnostiques occidentaux traditionnels, propre à la rencontre en situation transculturelle, s’explique par la coexistence de plusieurs modèles de croyances ou de systèmes explicatifs à l’origine du trouble ou de la maladie. Ainsi, si un patient maghrébin fait état d’un envoûtement ou d’une possession par un « djinn », ceci n’a pas la valeur d’un symptôme délirant s’intégrant dans un fonctionnement psychotique ; il peut s’agir d’un fait d’appartenance culturelle attribuant la maladie à une causalité externe. Cette explication peut coexister avec une conception occidentale utilisant par exemple le modèle biopsychosocial. On se trouve devant des systèmes explicatifs anthropologiques non seulement capables de coexister avec des systèmes explicatifs psychodynamiques, mais encore capable de se compléter et de s’expliquer l’un l’autre. L’anthropologie renvoie à la culture, aux croyances et aux représentations d’un groupe. L’aspect psychodynamique s’intéresse au développement, aux conflits internes et aux résistances spécifiques du sujet. On doit à Georges Devereux, anthropologue et psychanalyste d’origine hongroise, père de l’ethnopsychanalyse, la conceptualisation théorique du « complémentarisme », c’est-à-dire de la nécessité, pour comprendre l’existence et la fonction d’un symptôme, de pouvoir en rendre compte simultanément dans deux ou plusieurs champs de savoir, non réductibles l’un à l’autre.
Syndromes liés à la culture
Le cadre culturel va ainsi parfois offrir des modalités d’expression particulières et spécifiques de la souffrance inhérente aux conflits et aux complexes psychiques. Il en existe des formes extrêmes, appelées cross cultural syndroms, ou « syndromes liés à la culture ». Ainsi en est-il de l’« amok », sorte de folie meurtrière pouvant atteindre des individus soumis à des humiliations ou des frustrations insupportables, observée par les colons hollandais en Malaisie à la fin du xixe siècle. Cette affection est passée à la postérité grâce au chef-d’œuvre dû à la plume de l’écrivain viennois Stephan Zweig. Il convient de ne pas généraliser, ces modalités symptomatiques n’existent qu’en un temps et un lieu donné, et viennent bien souvent révéler autant de choses du côté des sujets observés que de celui des observateurs occidentaux, et de leurs fantasmes exotiques… Pour Georges Devereux, le syndrome lié à la culture le plus exemplaire était la grande crise d’hystérie, dite « à la Charcot », qui s’exprimait dans l’Europe occidentale de la fin du xixe siècle. L’hystérique empruntait à l’imaginaire qui se constituait autour de la neurologie, alors naissante et « à la mode » dans la société, des symptômes corporels dits « conversifs » pour exprimer un conflit psychique inconscient, d’origine sexuelle. Freud, qui a assisté un temps à ces leçons, en a tiré le matériau de base qui servira sa théorie des névroses. Que dire en outre, de nos jours de l’anorexie mentale, fléau de notre monde occidental postmoderne où règne l’idéal contradictoire d’un individu hyperconsommateur dans un corps de sylphide ?
S’il est important de ne pas méconnaître certains particularismes inhérents au « cadre culturel » en soi, il convient de ne jamais s’arrêter à la forme même du symptôme et de se contenter d’une étiologie culturelle mais de tenter de repérer ce qu’il en est de la souffrance singulière du sujet. Elle n’est jamais réductible à une étiologie sociale et culturelle. Il est important en effet d’évaluer la structuration du discours auquel on a affaire pour pouvoir le référer à un des grands cadres universels d’organisation psychique, névrose, psychose ou perversion, au besoin en s’aidant de l’entourage du patient ou bien des informateurs culturels que peuvent éventuellement être les interprètes. Ils pourront renseigner sur la « congruence » et l’acceptation culturelle des symptômes présentés. Ces renseignements donnent parfois de précieuses indications au thérapeute. Certains types d’organisations culturelles et sociales favorisent des modalités d’expression spécifiques de la souffrance psychique et, partant, certains types de symptômes. Ainsi, les dépressions, que nous exprimons en occident par des symptômes vécus comme un mal-être intérieur, pourront chez des sujets issus de l’Afrique subsaharienne se manifester plutôt comme venant de l’extérieur, par des idées délirantes, un syndrome persécutoire, des phénomènes hallucinatoires, des angoisses d’étrangeté. Cette symptomatologie relève d’un trouble de l’humeur et s’améliorera sans utiliser de médicaments antipsychotiques.
Le corps comme objet de transition culturelle
On doit au pédiatre et psychanalyste anglais Winnicott la notion d’espace transitionnel associé à la culture. La culture, comme le jeu, définit un espace où le patient et le thérapeute peuvent trouver une aire d’interaction.
Abdul se présente à la consultation de la douleur avec des douleurs multiples comportant des céphalées, des cervicalgies et des douleurs de la ceinture scapulaire. Abdul n’exerce aucune activité ; il s’agit d’un ancien ouvrier du bâtiment. Il vit dans un foyer d’accueil avec sa femme et ses fils. Les douleurs qu’il exprime connaissent une explication logique en lien avec un traumatisme cervical sans fracture, secondaire à son travail dans la construction. Mais ces douleurs sont rebelles. Abdul s’exprime imparfaitement en français ; une fois qu’il est accompagné par son fils, ce dernier signale que son père, lorsqu’ils habitaient en Tchétchénie, a fait l’objet de tortures lors de plusieurs interrogatoires avant que la famille ne décide d’émigrer en France. Le corps véhicule à la fois la douleur physique mais aussi la douleur symbolique liée à l’humiliation des coups. Le corps représente enfin la possibilité d’un espace de rencontre avec un soignant.
Cette histoire, malheureusement banale, montre comment le corps devient un lieu d’inscription d’un traumatisme psychique, et vient ensuite se signifier dans le cadre de la relation avec le médecin. Si celle-ci peut se déployer dans une dimension imaginaire et « transférentielle », alors elle devient véritablement un espace transitionnel au sens de Winnicott. À l’inverse, méconnaître cette dimension et l’importance symbolique du cabinet médical, où vient se formuler la plainte, ne fait que renvoyer le patient du côté d’étiologies « traditionnelles » sclérosantes et stigmatisantes, et le thérapeute du côté de ses fantasmes xénophobes ! Ainsi en est-il du célèbre « syndrome méditerranéen », ayant accablé des générations d’ouvriers immigrés. Ce syndrome se caractérisait par des plaintes de fatigue, des douleurs multiples, souvent des lombalgies, des sensations vertigineuses, un sentiment d’épuisement ou un amaigrissement. Si les bilans médicaux ne retrouvaient rien d’inquiétant à l’examen clinique ou aux bilans biologiques ou radiologiques, dès lors les plaintes étaient considérées comme excessives, théâtrales et disproportionnées. Le caractère presque méprisant de ce « pseudo-diagnostic » méconnaisssait la seule possibilité d’expression d’une souffrance, conflit intrapsychique ou bien de nature psychosociale, utilisant le corps comme lieu symbolique et seul « objet de valeur » capable de les médiatiser et de les représenter au regard de la société dans laquelle ces sujets n’étaient ni entendus ni pris en compte !